Le Forum s’était revêtu des couleurs festives de décembre. Des guirlandes lumineuses serpentaient entre les boutiques et colonnes de marbre tandis que des bonnets rouges avaient été distribués à chacune des statues de pierres. Pas de jaloux. Peut-être que les dieux étaient trop occupés à picoler pour s’émouvoir d’un tel affront. Et peut-être qu’ils dansaient tout content là-haut avec leurs petits bonnets. Qui sait.

Clayton se mêlait à la foule de demi-dieux, une coupe de champagne dansante aux bouts des doigts, riant et flottant d’une conversation à l’autre. Avec sa chemise palettée d’ors et ses cheveux rouges en vrac, seul Kaius aurait pu le rater. Une petite tête attira son attention et il la rejoignit bien vite d’un large sourire taquin. Clayton passa un bras sur ses épaules et ainsi penché, il essaya de croquer dans son amuse-gueule… qu’elle retira de la portée de ses dents d’un réflexe habitué. Les joies d’avoir des frères, très certainement.

Coucou Théa !

Du coin de l’œil, il aperçut le regard noir de son grand frère - oh non, venait-il d'interrompre une conversation - et d'un rire, il ne manqua pas de claquer une bruyante bise sur la joue de la blonde.

Thea écoutait distraitement Clément lui présenter, de loin, les membres importants du Camp Jupiter. Habituellement, elle aurait apprécié ce portrait dessiné par son frère mais les mots de Zoé ne parvenaient pas à la quitter. Vous avez choisi le mauvais sang-mêlé ! Évidemment, elle avait dit ça pour rire mais la désagréable sensation de ne pas être à sa place avait ressurgi et enveloppait maintenant Thea tel un vieux plaid rêche.

La main de Kleman l’ancra dans la réalité. Il l’effleura à peine, comme une caresse invisible. Lorsqu’elle posa son regard sur lui, il ne regardait même pas. Elle mit quelques secondes à réaliser pourquoi. À quoi bon tourner la tête vers elle de toute façon ? Il ne verrait aucunement le trouble sur son visage, pas plus que sa combinaison noire pailleté d’or. Une autre question remplaça les précédentes : pouvait-il sentir son trouble sans la voir ?

« Coucou Thea ! »

Un bras chaud s’enroula autour de son épaule, des cheveux rouges se mêlèrent à ses cils lorsque la bouche goût champagne s’écrasa sur sa joue avant de viser le petit-four qu’elle triturait depuis bien cinq minutes sans le manger. Clément se tut. Kleman se crispa. Thea rit.

« Salut Clay. »

Clément lui lança un regard entendu sur ses mauvaises fréquentations. Thea lui rendit son regard avec un sourire effronté. Lassé, le jeune homme préféra quitter sa sœur lorsqu’il comprit que Clayton ne bougerait pas. Lorsque Clément disparut non pas sans un Amuse-toi bien Clém ! Fais attention à toi ! bien exagéré de la part de Thea, la jeune fille reporta son attention sur ses deux amis qu’elle s’empressa de présenter :

« Kleman, je te présente Clayton. Clayton, je te présente mon meilleur ami et mon ami d’enfance, Kleman. »

Il avait été si difficile de contenir mon enthousiasme, de retenir toutes les émotions contraires qui me charcutaient de l’intérieur depuis plusieurs jours.
Théa m’avait invité à passer Noël chez elle avec sa famille. Planté comme un piquet juste à côté d’elle, une flûte de Champomy à la main au beau milieu du Forum, à lutter contre l’ennui profond que m’inspirait toujours autant Clémerde qui refusait de la boucler, cette toute petite phrase n’avait toujours aucun mal à foutre le bordel dans ma tête. Théa m’avait invité à passer Noël chez elle avec sa famille.
Je devais sûrement être le seul à me rendre compte à quel point cette phrase était énorme et improbable. Théa m’avait invité. À passer Noël chez elle. Avec sa famille.
Je passais quelques jours à la Nouvelle-Rome à découvrir tous ces lieux où elle avait bâti sa vie. Je fêtais Noël pour la première fois, dans une vraie maison, avec des vrais gens qui m’adressaient vraiment la parole. Rencontrer sa famille ; ses parents et subir leur précieuse bienveillance, les jumeaux aussi plein d’énergie que d’insouciance n’ayant pas la moindre hésitation à m’inviter dans leurs jeux, et Zoé. Rien que d’y repenser, les émotions me submergeaient à nouveau comme une marée inévitable. J’avais plusieurs fois eu envie de fuir. C’était trop. Trop de gentillesse, trop de chaleur dans leur foyer, trop de reconnaissance et de soulagement que Théa ait grandit là, trop de colère, de jalousie que tout se soit joué à pile ou face sans réel argument. Ça aurait pu être moi. Et cette simple pensée qui me donnait envie de prendre une douche à l’acide pour nettoyer la merde que j’étais d’oser imaginer ça.
J’avais aussi eu beaucoup envie de pleurer. Mais pas devant eux. Juste pleurer à l’intérieur pour moi. Pleurer tout ça, tout ce à côté de quoi j’étais passé, tout ce qui ne ferait définitivement pas partie de ma vie, tout ce qui ne sera jamais que des pièces rapportées tout au mieux. Tout ce pour quoi il était trop tard : la confiance, l’amour, la jeunesse, la sécurité. Tout ce dont il fallait que je profite pleinement tant que j’étais encore convié.

Zoé avait pris les choses en main et avait obligé Clémoche à me prêter une chemise et un pantalon un peu classe. Rien que pour ça, la grande sœur de Théa était pour moi une héroïne. Je l’aimais bien, elle me ressemblait un peu par endroits. Elle aussi re-débarquait dans sa famille comme pour la première fois. Toujours en voyage, elle avait l’assurance de celle qui avait grandi ici, mais avec la prudence de ceux qui savent que le monde à continuer de tourner sans eux.
Elle nous avait laissé en arrivant au Forum pour rejoindre ses amis tous plus âgés que nous. Ici, personne ne posait de question et je n’étais absolument pas obligé de cacher que je n’y voyais rien. Ici, je n’avais jamais été le gamin merdeux qui envoyait tout le monde chier et qui blessait la moindre personne qui s’approchait. Ici, je pouvais être l’ado timide, estropié, auquel il faut faire attention. Me laisser porter pour une fois, ne pas avoir à me battre pour moi-même.
Je sais que je  me haïrais pour ça dès que je serais rentré alors je veux me laisser en profiter au moins ce soir.

Je frôle Théa en finissant ma flûte d’une traite. Elle frémit. J’ai pris l’habitude de regarder droit devant moi, de toute façon, je ne vois rien alors à quoi bon faire semblant avec elle. Si mes yeux ne la voient pas, je m’arrange cependant toujours pour essayer de la sentir, écouter les froissements de ses vêtements quand elle se met à gigoter d’excitation ou de mal aise, le grincement discret de ses dents quand elle se perd dans ses pensées, la chaleur diffuse qu’elle dégage et qui suit ses inclinaisons lorsqu’elle essaie de se faire discrète. Je ne comprends pas toujours, très loin de là même, mais j’apprends, j’essaie d’être attentif, de continuer à lui prouver que je ne suis pas un bon à rien défectueux, que je peux encore lui être utile.
Pendant une seconde, mon instinct me dit qu’elle semble préoccupée comme lorsqu’elle m’avait accompagnée au champ de fraise la semaine passée. Mais le temps m’échappe pour lui demander ce à quoi elle pense et son épaule bouscule la mienne, ou bien le bras d’un inconnu, je ne sais pas.

Une nouvelle voix. Et son rire à elle. Mes mâchoires s’étaient serrées presque immédiatement sans que je ne le contrôle. Mon corps avait lui pris ses distances avant de pouvoir en savoir plus sur ce qu’il pouvait bien se passer.

Clay ? Elle n’en avait jamais parlé et son rire n’était pas celui qu’elle avait l’habitude de servir aux blagues salaces de Kerry lorsqu’elle se moquait d’Aaron avec sa clique. Qui était Clay ? Aucune idée, mais il semblait ne pas plaire du tout à Clémauviette ce qui avait le mérite de me faire sourire à dents découvertes. Clay qui que tu puisses être : les ennemis de mes ennemis sont mes amis.

« Kleman, je te présente Clayton. Clayton, je te présente mon meilleur ami et mon ami d’enfance, Kleman. »

Par contre, est-ce que je venais vraiment de rougir en entendant la manière dont elle m’avait présenté ? Est-ce que j’étais à ce point un clebs qu’il m’en fallait si peu pour avoir des papillons dans le ventre ? Eurk.

Prenant l’initiative pour éviter tout malaise, j’avais tendu ma main dans la direction approximative de sa voix pour saluer le nouveau venu. Clayton.

« Enchanté, Clayton, ravi de faire ta connaissance. Et merci avant tout d’avoir fait fuir l’autre asperge avant qu’il nous ait refilé l’annuaire complet des invités. Je n’ai jamais entendu parler de toi, j’imagine donc que tu es du côté romain de la force, c’est ça ? »

Ava vit Clayton avant qu'il ne la remarque. Il semblait bien entouré. Il y avait Thea qui fronçait les sourcils, un sourire amusé sur les lèvres, il y avait un garçon inconnu rouge comme une pivoine qui serrait la main de Clayton. Ava les remarqua quand qu'ils ne la remarquent et songea à faire demi-tour au moment où son légionnaire hurla son prénom. Ava hésita un instant mais ses jambes, elles, s'avancèrent d'elle-même vers le groupe. Le groupe. Il y avait quelque chose d'aussi effrayant qu'excitant à cette simple idée. Ava faisait d'elle partie d'un groupe ?

« -Clement essaie juste d'être sympa. Thea roula des yeux avant de les poser sur Ava. Hey Ava. Dis-leur que Clément essaie juste d'être sympa. »

Ava cligna lentement des yeux. Clément...? Ah oui, son frère adoptif. Ava le connaissait de loin. Son regard passa de Thea la suppliant du regard à Clayton qui la fixait avec son sourire fier comme un coq avant de finalement se poser sur le troisième compagnon, celui qu'elle ne connaissait pas. Thea abandonna ce combat perdu d'avance et présenta Kleman auprès d'Ava.

« Ah. Bienvenue à la Nouvelle-Rome. Désolée pour toi que ta première rencontre soit Clayton. »

Ava n'avait aucune idée de comment agir avec autant de monde autour d'elle et se réfugia dans la seule chose qui pouvait lui apporter du réconfort : insulter Clayton d'une façon ou d'une autre.

Il avait attrapé ma main en vol. Une main à la poigne puissante des gens qui préfèrent s’occuper dehors plutôt que de passer une seconde de plus avec les je-sais-tout d’Athéna dans leurs bouquins. Une main étrangement chaude… euh… Dans le noir de mes yeux l’image d’un gigantesque bûcheron canadien, chemise à carreaux et grosse barbe touffue, s’était matérialisée. Clayton. Très bien très bien… Si ce type ressemblait à ça, je devais sûrement donner l’impression de loucher sur son torse poilu, sûrement très chaud aussi. Qu’est-ce qu- ! Je tendais le cou et levais la tête vers ce que j’imaginais être la sienne pour gratifier ses salutations d’un sourire poli.

Savoir que Théa connaissait des gens ici, partageait sa vie, ses histoires n’avait absolument rien d’extraordinaire et pourtant, je m’en retrouvais sur le cul. Depuis le foyer, j’étais et restais seul. Je suppose que j’étais parti du principe qu’elle aussi, que malgré la distance elle continuait de vivre la même vie que moi. Sacré naïveté…
D’un autre côté, qu’un inconnu en sache plus sur moi que l’inverse me mettais particulièrement mal à l’aise. Je me surprenais à douter de ce qu’elle pouvait avoir raconté ou transformé de la réalité. La connaissant, elle avait probablement enjolivé les choses. Et participer à cette fête affublé d’un costume à la con, à le saluer comme l’un de ces gamins modèles la raie sur le côté le col monté jusque sous le menton, les souliers impeccablement cirés, j’entretenais le mythe à la perfection.

Mais avant que je n’ai à creuser dans mon cerveau d’asocial quoi lui répondre, il s’était mis à hurler ce qui semblait un prénom. J’avais sursauté et si je n’avais pas lâché sa main quelques secondes plutôt, je lui aurais écrabouillé les doigts. Les quelques secondes qui s’en étaient suivi s’étaient remplies de questions : et si ce n’était pas un prénom, mais un ordre ? une salutation ? Un truc de romains ? Comment qu’ils disaient les gladiateurs dans l’arène avec Eidan … Ave ! Est-ce qu’il venait de me crier bonjour à la gueule ? Il fallait que je réponde ? En criant aussi ? Y a pas, c’est mort, je vais pas crier. Ils sont malades ces Romains !

«Hey Ava. Dis-leur que Clément essaie juste d'être sympa.»

Ah donc c’était bien une formule de politesse. Bon, à Rome fait comme les Romains disait la doyenne.
Note à soi-même : la prochaine fois que Théa t’invite, fais semblant d’avoir la chiasse, ça sera toujours moins gênant.

« Ah. Bienvenue à la Nouvelle-Rome. Désolée pour toi que ta première rencontre soit Clayton. »

Une nouvelle voix, une femme, aucune idée d’où par contre. Le Forum s’était fort rempli et les conversations surplombaient presque le dj à l’opposé.

« Hey ava ! Enchanté, je m’appelle Kleman, je suis l’un ami d’enfance de Théa. Ravi d’enfin rencontrer les Romains qui l’ont accueilli, j’ai loupé pas mal de choses ces dernières années alors je compte sur vous pour me raconter toutes ses pires hontes et ses exploits. »