“Je m’appelle Ava-May.” La jeune fille fit une moue boudeuse, le stylo près de sa bouche. Puis elle secoua la tête et ratura la phrase. “Cher journal, je m’appelle Ava. J’ai 8 ans.” Voilà qui était mieux. La jeune fille sourit de toutes ses dents. Elle préférait de loin “Ava” à “Ava-May”, même si sa maman prenait soin de toujours dire son nom complet. C’est pas grave, songea-t-elle, ce sera notre petit secret. Ici, je serai Ava.

La jeune Ava continua de narrer ses aventures du jour dans son petit carnet. Elle ne l’avait que depuis quelques heures mais elle avait l’impression qu’elle n’aurait jamais assez de pages pour décrire toutes les joies et peines qu’elle avait connues pour son anniversaire.

“J’ai reçu ce joli carnet de la part de tata Ely. Au début, j’ai pas compris ce qu’elle voulait que j’en fasse mais elle m’a expliqué que c’était un journal où je pouvais écrire tout ce que je voulais et personne ne le saurait jamais.”
“Maman et tata se sont encore disputées. Elles l’ont fait discrètement, alors que je mangeais mon gâteau avec Cramoisi, mais elles ont fini par hausser le ton et Cramoisi a feulé avant de sortir dehors. Du coup j’ai mangé mon gâteau toute seule. En plus, il était au chocolat, il était pas très bon.”
“Tata m’a donné une tartelette à la framboise avant de partir ! Encore un secret, elle a dit, mais elle savait que je préférais les framboises. C’était trop bon !”

« Ava-May, descend, c’est l’heure du film ! »

Ava sursauta et lâcha son crayon. Le film ! Elle avait passé tellement de temps à écrire dans son journal qu’elle avait failli manquer le rituel immanquable du soir : le film avec sa maman. Ravie, pressée, la jeune fille glissa son petit carnet sous son matelas et descendit en quatrième vitesse voir sa maman. Ce soir, c’était La petite sirène et Ava ne l’aurait manqué pour rien au monde ! Elle adorait les histoires d’amour, après tout.

***

“Aujourd’hui, j’ai découvert un de mes pouvoirs. J’aurai préféré ne rien avoir du tout mais bon… Avec un peu de chance, je n’irai quand même pas à la Légion, si ce n’est que ça. Ça se voit même pas, je sais pas comment maman a fait pour le  remarquer…”

Quelques heures plus tôt, Ava avait eu une grande conversation avec sa maman qui lui avait posé plein de questions sur comment elle se sentait, si elle avait des moments où elle était plus en forme que d’habitude. Ignorant que sa mère avait passé des années à observer et tenter d’activer les pouvoirs de sa famille, Ava-May avait répondu avec enthousiasme. Puis le verdict était tombé : la jeune enfant possédait des boosts d’énergie lorsqu’il y avait quelqu’un de malheureux en amour non loin d’elle.

“C’est un pouvoir horrible. Maman l’a remarqué parce qu’à chaque fois qu’elle repousse le facteur, moi je sautille partout. Je devrais arrêter de sautiller. Je veux plus jamais être heureuse quand quelqu’un est triste. C’est vraiment tout pourri.”

Ava soupira. Puis la voix de sa mère perça le silence de sa petite chambre. « Ava-May, c’est l’heure du film ! » Même cette annonce n’effaça pas la tristesse qui avait enveloppé la jeune fille. Pour ses 9 ans, elle avait espéré un meilleur cadeau que cette annonce.

“Si tata avait été là, elle aurait peut-être compris, mais elle pouvait plus venir. Dommage. J’aurai pu avoir une tartelette à la framboise, peut-être.”

Ava-May glissa son journal sous son matelas et descendit les escaliers, feignant un entrain qu’elle n’avait pas. Cette année, c’était La belle et la bête.

***

“J’aurai préféré ne pas avoir de pouvoirs du tout. Depuis que j’ai découvert que je pouvais ensorceler les gens pour qu’ils m’aiment, maman a décidé de m’entraîner personnellement. J’avais déjà pas beaucoup de temps-libre avant mais maintenant c’est encore pire. Je l’appelle La Commandante quand elle commence à m’entraîner parce que c’est clairement pas ma maman. Je pense que ce sont ses années à la Légion qui ressortent. J’espère que Lupa m’appellera jamais.”

Un bruit, léger et discret mais soudain et surprenant, fit sursauter la jeune Ava qui ferma promptement son journal. Le bruit recommença et Ava se glissa près de sa fenêtre. Là, en bas, se trouvait Elayne, sa tante, qui le faisait de grands gestes. Discrètement, la jeune fille descendit l’escalier et se glissa dehors sans que sa mère ne s’en aperçoive.

« Joyeux anniversaire Ava chérie. Tiens, cadeau. »

Une tartelette à la framboise ! Ava sourit de toutes ses dents et enlaça sa tante avant de s’assoir par terre pour manger son gâteau d’anniversaire.

« Alors, ça fait quoi d’avoir 11 ans ?
- Hmm, hésita la jeune fille. C’est pareil que 10 ans mais avec une tartelette cette fois, donc c’est mieux. »

Elayne éclata de rire en écho à sa nièce qui dégustait sa tartelette avec une lenteur infinie, prenant soin de ne laisser tomber aucune miette. La conversation continua sur d’autres sujets triviaux le temps qu’Ava finisse son gâteau avant qu’un silence apaisant ne les entoure. Quelques minutes plus tard, la jeune fille décida de le briser.

« Dis-moi tata…
- Oui ma chérie ?
- Elle était comment maman quand vous aviez mon âge ?
- Ah, sacré question ma petite Ava. »

Elayne se tut un instant et Ava n’insista pas. Sa tante avait toujours été du genre à réfléchir avant de parler et plus les questions étaient complexes, plus les réponses mettaient du temps à arriver. Alors Ava patienta.

“Je n’aurai pas aimé rencontrer mamie. Elle n’avait pas l’air très gentille. Tata m’a expliqué qu’elle avait souvent mis maman et elle en compétition. Ça expliquerait peut-être pourquoi maman est comme ça avec moi. En tout cas, tata m’a dit que c’était du passé et qu’elle avait appris à aller mieux depuis que mamie était partie. Je me demande si c’est aussi le cas pour maman… “

***

« Tu as une influence de merde sur ma fille. Va-t-en de chez moi, je ne veux plus jamais te revoir.
- Tu perds la tête, Aurore. Laisse ta fille faire ce qu’elle veut, t’es pas maman.
- Sors de chez moi. »

La dernière phrase avait claqué dans l’air comme un fouet. La tension était à son paroxysme, pourtant Elayne n’avait ni peur ni colère en elle. Juste une lassitude et une profonde tristesse. Ava, du haut des escaliers vit les épaules de sa tante s’affaisser et un long soupir s’échapper de ses lèvres. Ne pars pas, ne pars pas, ne pars pas. La petite voix muette d’Ava n’aurait jamais pu atteindre les oreilles de sa tante qui quitta la maison définitivement. Ravagée par le chagrin, Ava ne quitta pas assez vite sa cachette et bientôt, la silhouette de sa mère se dessina devant elle, les poings sur les hanches, le regard perçant. Le Commandant était de retour.

« Puisque tu aimes jouer aux espions, on va t’entraîner pour que tu sois un peu plus discrète. Habille-toi. »

Alors qu’Ava se relevait pour aller dans sa chambre mettre des vêtements d’entraînement, une voix lui souffla que cette année, pour son douzième anniversaire, elle n’aurait ni tartelette à la framboise, ni gâteau au chocolat. Même Cramoisi était aux abonnés absents depuis quelques jours, signe qu’il avait prévu la tempête avant qu’elle n’arrive.

“J’espère que Lupa ne m'appellera jamais. Plus je m’entraîne, plus j’ai l’impression de perdre pied. Maman ne me laisse aucun répit et j’ai l’impression que je vais éclater. De toute façon, je suis une legacy de troisième génération. On nous appelle plus à ce niveau-là, non ? Si ?”

***

« Ava, tu serais une probatio pendant un an. Durant cette année, tu vas dormir dans la deuxième cohorte, parce que c’était celle de ta mère et qu’elle t’a recommandé. Néanmoins, cela ne veut pas dire que tu seras acceptée dans la deuxième cohorte ! Tâche de faire bonne impression auprès des autres et peut-être qu’ils voudront de toi. »

Ava hocha la tête, impassible. Elle écouta attentivement tout ce qu’on lui disait sans qu’une seule émotion ne traverse son visage. Elle n’avait aucune question, aucune réaction. Elle n’était qu’un pantin désarticulé qui suivait aveuglément son guide. Depuis que le symbole de Cupidon avait brillé sur le haut de son crâne, quelques heures plus tôt, Ava n’était plus que l’ombre d’elle-même. Elle n’attendait qu’une chose : être seule.

“Il se trouve qu’être seule au Camp Jupiter, c’est toute une histoire. On est jamais seul. Il y a du monde partout. Ça grouille de partout. J’ai dû m’enfermer dans des toilettes, tard la nuit, dans l’espoir qu’on arrête de me parler. Je n’ai jamais vu autant de monde de ma vie. J’étais habituée à vivre seule avec ma mère et voilà que je suis lâchée dans une marée d’humains. Il y a tellement de gens tristes partout. J’ai des sautes d’humeur horrible. L’amour dégouline de partout. Je dégouline d’amour. C’est dégueulasse. Je me dégoûte. Ils me dégoûtent tous. Je veux rentrer. Je veux partir.”

Dans six mois, Ava fêterait son anniversaire. Dans six mois, Ava fêterait son anniversaire au Camp Jupiter et elle était certaine de ne jamais avoir de tartelette à la framboise, ni de gâteau au chocolat. Alors les larmes dessinèrent des sillons sur son visage et Ava jetta son bout de papier au fond des toilettes.

***

“J’ai choisi la cinquième cohorte. Enfin je dis ça, mais je n’ai pas eu beaucoup le choix, à vrai dire. J’ai malheureusement utilisé mes pouvoirs sur des gens importants des premières cohortes, ce qui n’a pas été apprécié par la hiérarchie. Maman n’est pas ravie. Pourtant, j’ai fait comme elle a dit, j’ai entraîné mes pouvoirs. Je les utilise quasiment plus par accident. Du coup, plus personne vient me parler. Affaire réglée. À croire qu’il faut choisir entre être bien vue et avoir mes pouvoirs. Peut-être que maman aurait dû y penser avant de pécho Cupidon.”

Ava roula des yeux et jetta le papier dans les toilettes. Elle avait pris l’habitude de se réfugier ici pour écrire. Sauf qu’elle ne faisait confiance à personne pour ne pas lire son journal intime, alors elle se contentait d’écrire puis de détruire.

“Tata me manque. Je vais essayer de la voir. C’est la seule personne qui tienne vraiment à moi, je crois. Je me demande si je peux réussir à quitter le Camp Jupiter discrètement ou si je dois demander la permission. Raemilia me déteste très clairement, je suis pas sûre d’arriver à la convaincre. Tant pis, je ferai sans son accord. Elle peut pas me détester plus qu’elle ne le fait déjà ?”


***

“Je pars.
Ne viens pas me chercher.”

Pour son quatorzième anniversaire, Ava s’était fait son propre cadeau : quitter sa mère. Et la Nouvelle-Rome. Et le Camp Jupiter. Elle ne supportait plus les regards de déception de sa mère, les regards de pitié de ses camarades, les regards de mépris de ses Centurions, les regards suspicieux des grecs. Certains auraient pu lui dire de faire attention aux monstres ou au Tortionnaire, mais Ava n’en avait rien à faire. Les monstres ne s’intéresseraient pas à elle et le Tortionnaire la trouverait sûrement aussi insignifiante que les autres. Alors Ava partirait. Elle avait son sac à dos, elle avait pris des framboises et quelques bonbons. Elle était prête pour la grande aventure. L’aventure de sa vie. Et celle de sa mort, probablement.

Un miaulement attira son attention et la main d’Ava resta suspendu au-dessus de la poignée.

***

“Cher journal, je m’appelle Ava. J’ai 15 ans.
J’espère que cette fois, tu resteras vraiment secret et que personne ne viendra fouiller dedans dès que j’ai le dos tourné, comme le faisait maman avant. Je ne sais pas pourquoi je parle d’elle, je sais que tata n’est pas pareil. Après tout, c’est elle qui est venue me chercher alors que je dormais dans la rue avec mon chat. C’est elle qui nous a recueilli tous les deux, Cramoisi et moi. C’est elle qui s’est occupée d'aménager une chambre pour moi dans son appartement, une chambre avec ma propre clé et aucun double. C’est elle qui a réussi à convaincre Kieran et Lena que je n’avais pas fui le Camp Jupiter pendant une semaine mais que j’avais attrapé une grosse grippe.
Ça fait un an que je n’ai pas revu maman. Elle n’avait pas cherché à me contacter non plus, je crois. De toute façon, je n’étais qu’une déception pour elle. Dès qu’elle a compris qu’elle ne pouvait pas se servir de moi pour viser le haut et atteindre les sommets qu’elle n’a jamais atteint d’elle-même, je suis devenue plus un poids qu’autre chose.
Je me demande si elle m’a un jour aimé.
Peut-être pas.
Ou alors c’est mon pouvoir qui fonctionnait sur elle et dès que je suis partie au Camp Jupiter, il a cessé de faire effet.
Qui sait.”

***

“Cher journal,
Aujourd’hui, c’est mon anniversaire.
Tata m’a offert une tarte à la framboise.
Mais aucune framboise ne pourra remplacer mon chat.
Cramoisi aura eu une belle vie, je suppose.
Il me manque terriblement.
Je pense que ça va être une année compliquée pour moi.
Tata est là, c’est certain, elle ne partira pas.
Mais Cramoisi, c’était Cramoisi.
Mon cœur est brisé et pourtant je n’éprouve aucune énergie.
Je suis juste brisée et fatiguée.
Tata dit que je dois me trouver un objectif pour cette année, afin de me concentrer sur quelque chose de positif. Alors je vais essayer. On verra bien.”

***

“Cher journal,
Je crois que j’ai fait une bêtise.
J’ai utilisé mes pouvoirs sur Yvie.
Il m’a fait élire Centurion par amour.
Je crois que je suis dans le pétrin.”