Le dernier jour de l’année s’étire délicieusement. Les sourires pleuvent. Les rires joyeux résonnent dans la nuit. Leurs petits groupes se séparent et se retrouvent dans la foule d’un agréable va et vient. Tantôt, Clayton tire Théa sur la piste de danse pour sauter en non-rythme sur la musique. Tantôt, il rit à gorge déployée aux anecdotes de Kleman sur leur amie commune. Et tantôt, sûrement la majorité du temps s’il en avait encore la notion, Clayton est au côté d’Ava. Tentant de croquer dans ses amuse-gueule, car non attend, ne bouge pas, les tiens ont l’air mieux. Essayant et réussissant d’un yesss victorieux à l’amener sur la piste de danse. Frôlant son épaule, parlant tout près de son oreille pour contrer le bruit. Glissant des coupes de champagnes entre leurs mains, rieur, secrètement satisfait à mesure qu’elle laisse tomber ses défenses. Qu’elle s’amuse. Plus Ava s’amuse, plus Clayton est heureux. Le dernier jour de l’année s’étire et il ne voudrait être nulle part ailleurs.

Il réapparut sans crier garde au côté d’Ava, trépignant, les yeux pétillants de malice. Regarde. D’un ton conspirateur, Clayton désigne de l’index un groupe à quelques mètres devant eux. Son doigt pointe une tête blonde, vêtu d’une élégante robe, en compagnie de personnalité importante. Du groupe, Clayton reconnaît un sénateur, celui venant parfois dîner à la maison. Aurore Crimson passait vraisemblablement une agréable soirée, à lier des connexion en léchant les culs des dirigeants de la Nouvelle-Rome. Ce serait dommage qu’elle soit interrompue. Ce serait dommage que son image publique prenne un coup. Fait ce que tu veux, mais tu l’embarrasses  bien comme il faut, ok ?

Le visage d’Aurore se métamorphosa ; son faux sourire disparut pour laisser place à une expression d’intense horreur. Clayton pensa avec satisfaction que cela lui correspondait bien mieux. Son cri perça la nuit. Magnifique. Mouvement de recul, éclat de verre, incompréhension, brouhaha. Ils étaient aux premières loges d’une Aurore bafouillante, tentant vainement d’expliquer que si elle avait balancé son verre sur une pauvre enfant, c’était à cause d’une vision d’horreur. La voix de Shae perça par-dessus la musique d’un “C’est parce que je suis asiatique, c’est ça ? Sérieux ? En 2024 ?” Aurore se décomposa. Oh putain. Ma-gni-fique.

Le regard de Clayton quitte la scène pour se fixer sur le profil d’Ava. Attentif. À la recherche de sa réaction, de son expression, de miette de son contentement. Comme un enfant essayant d’estimer s’il avait bien agi. Et quand leurs regards se croissent, bleue stupéfait contre vert mi-fier mi-soucieux, il a la certitude que c’était la bonne chose à faire. Joyeux Noël en retard ? Son sourire devint un léger rire pour éclater dans un incontrôlable fou rire.

Cours. Ses doigts s’emmêlent dans les siens, plus fin, plus froid, plus elle. Clayton tire Ava loin d’Aurore. Loin de ses yeux glacés meurtriers ayant aperçu leurs chevelures colorées. Loins de sa démarche dans leurs directions à la vue du doigt d’honneur de Clayton dressé bien haut, de son expression trop satisfaite pour être honnête. Loin de ses humeurs pour ce soir. Loin des autres. Loin de tout. Cela n’a pas de sens de courir, mais il faut s’enfuir, alors Clayton cours. Ils zigzaguent entre les groupes. Leurs respirations se mêlent aux éclats de rires euphoriques.

Trois. Leurs pas s’arrêtent entre deux boutiques. Le bruit de la foule résonne dans son dos. Son souffle haletant se perd dans la nuit, rebondissant contre les murs des maisons. Clayton tient toujours la main d’Ava. Il n’en a plus besoin, pas besoin, mais il s’aperçoit que cela lui convient. Il ne la lâche pas. C’est agréable. Deux. Ava est encore plus essoufflée que lui et cela le fait rire. Les bulles de champagne résonnent à l’infini au creux de son estomac. La chemise d’Ava colle sa peau, ses cheveux s’échappent de sa queue-de-cheval, ses joues sont rouges. Impulsivement, il remet une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Le dernier jour de l’année s’achève et Clayton ne voudrait être nulle part ailleurs. Un. Des cris résonnent dans toute la ville. Oh.

Bonne année !

Heureux. Euphorique. Une envie comme tant d’autres, et la voix de sa raison est trop occupé pour l’arrêter. Ava est proche. Ava et sa peau douce contre son pouce. Un pas. Un pas de rien du tout qu’il franchit comme un bienheureux. Son souffle effleure tout juste la peau d'Ava que ses lèches se posent contre les siennes.

Le reste de la soirée se déroula dans un flou artistique, un kaléidoscope de scènes entrecoupées de fou rire, de danse, de discussions et de champagne. Peut-être un peu trop de champagne. Ava voyait ses doigts s’agripper aux coupes données par Clayton, le seul majeur d’eux trois, avec une curiosité et un plaisir coupables. Le goût était désastreux, les bulles répugnantes, mais il y avait quelque chose de réconfortant malgré tout. L’ambiance, la joie communicative, la musique, la présence de Thea, la rencontre avec Kleman, la proximité de Clayton. Pour une fois, Ava ne s’interrogeait pas sur sa place dans son monde, sur sa relation avec les autres, sur la notion vague de l’amitié. Pour une fois, Ava suivait le mouvement, se laissait porter par la vibe et oubliait de s’infliger sa torture habituelle.

Kleman était un chic type. Sa voix était reposante, ses anecdotes amusantes, sa relation avec Thea touchante. Elle sentait chez lui la même fragilité qu’elle pouvait retrouver chez elle. Cette sensation de ne pas savoir où se mettre, où aller. Elle mit beaucoup trop de temps à comprendre qu’il était aveugle mais la réalité lui parut évidente au bout d’un moment. Un trop long moment pour quelqu’un qui se vantait d’être aussi observatrice qu’elle. Peut-être parce que, pour une fois, elle était actrice plutôt spectatrice. Ava se surprit à penser qu’elle prendrait plaisir à revoir Kleman ailleurs, dans un endroit plus calme. Il y avait chez lui une tristesse qui faisait écho à celle de son âme et elle avait cette envie dévorante d’en connaître les moindres recoins.

La soirée aurait pu prendre une tournure bien plus dramatique lorsqu’elle croisa le regard suffisant de sa génitrice. Pour autant, Clayton effaça cette tâche d’un revers de main. Il était vraiment ami avec tout le monde, songea-t-elle en voyant l’une d’elle accomplir avec plaisir le plan de Clayton. Pour une fois, cela ne la dérangea. Pour une fois, Ava accepta l’idée que Clayton, malgré tout, l’appréciait elle pour autre chose que juste son statut de Centurion. Ou de créature étrange qu’il fallait absolument percer à jour. Peut-être était-ce le champagne qui parlait. Peut-être qu’elle en avait trop bu. Peut-être, peut-être, peut-être. Ava laissait volontiers ses pensées intrusives pour le lendemain.

Les doigts de Clayton entrelacés aux siens, Ava suivit le forgeron qui slalommait entre les gens jusqu’à quitter la salle des fêtes improvisée. Il continua de la traîner derrière lui, se glissant dans l’ombre des bâtiments comme s’ils fuyaient le plus dangereux des monstres alors qu’Aurore Crimson était toujours occupée à s’excuser et n’aurait jamais pris la peine de courir après Ava. Les poumons en feu, Ava peinait à retrouver sa respiration alors que le décompte de la fin d’année résonnait autour d’eux. Elle sentit à peine la main de Clayton remettre une mèche de cheveux derrière son arrière, comme si c’était un geste banal et habituel.

Lorsque que sonne 2024, Ava sourit en croisant le regard euphorique de Clayton. Pour une fois, elle se laisse imprégner des émotions positives du forgeron et sent son coeur se gonfler de bonheur. Il n’a jamais retiré sa main de son visage et Ava prend seulement maintenant conscience de leur proximité. Contrairement à ce qu’elle aurait pu croire, cela ne la dérange pas. Grisée, Ava laisse Clayton se rapprocher d’elle. Elle s'enivre du baiser avant même qu’il n’arrive. Lorsque leurs lèvres se frôlent, Ava glisse ses mains derrière la nuque de Clayton pour qu’il ne recule pas et lui rend son baiser. Ses lèvres ont le goût du champagne et sa langue le goût de l’interdit.

Une petite voix dans sa tête lui murmure qu’il faudrait qu’elle arrête de boire. Dès qu’elle le fait, elle embrasse quelqu’un. Il y avait d’abord eut Thea au Club Mydh et maintenant Clayton. Ce n’était définitivement pas une façon normale de montrer son affection ! C’est juste la tradition, se rassure une deuxième voix. La tradition du Nouvel an ne veut-elle pas qu’on embrasse quelqu’un à minuit ? Peut-être pas aussi longtemps. Peut-être pas avec une telle intensité mais eh, le champagne fait des miracles. Et puis, ce n’est que Clayton. C’est juste la tradition. Ça ne veut rien dire. Demain, tout reviendra à la normale. Demain… Demain.

Thea, pour la première fois, avait l’impression que sa vie faisait sens, que tout était parfait, qu’il n’y avait rien qui pourrait gâcher cette soirée. Elle passait de Kleman à Clayton, de Ava à Clément, de la piste de danse à la table des petits fours. Bien sûr, comme tout le monde, elle avait goûté le champagne proposé par Clayton mais le goût amer ne lui avait pas plu. Au fur et à mesure de la soirée, lassée de regarder Clayton et Ava se tourner autour ou d’écouter Kleman raconter deux-trois anecdotes gênantes sur l’orphelinat, son regard se perdit dans la foule. Elle remarqua alors quelques Chasseresses, celles-là même dont l’aura argenté brillait avec plus de ferveur encore la chaleur de la soirée. Il y en avait une en particulier qui attira son regard. Thea se perdit à plusieurs reprises dans sa contemplation, de ses éclats de rires à ses mimiques d’un autre temps. Pourtant, à chaque fois qu’elle voulait se lever pour s’en approcher, l’éternelle adolescente disparaissait de son champ de vision laissant Thea seule avec ses fantasmes.

Lorsque minuit approcha, Thea perdit définitivement de vue Ava et Clayton. Secrètement, elle espérait qu’ils étaient en train de s’avouer leurs sentiments naissants à l’arrière du bâtiment. Peut-être même qu’ils s’embrassaient, portés par le champagne qu’ils avaient ingurgité dans le même verre pendant la soirée. Cette idée la réconforta et lui fit oublier, l’espace d’un instant, l’absente présence de la chasseresse à l’aura magnétique. Lorsque le décompte commença, Thea fut la première à hurler en compagnie des autres. Les secondes s’étirèrent, signant la fin d’une année qui aura été à la fois éprouvante et enrichissante. Elle laissa ses souvenirs remonter le fil des derniers mois mais un seul souvenir surpassa les autres : les retrouvailles avec Kleman. Malgré leurs larmes, leurs doutes et leurs incertitudes, leur amitié perdurait. Il y avait encore du chemin à faire mais elle mourait d’envie de griller les étapes pour retrouver la solidité de leur lien.

Lorsque 2024 sonna, Thea se tourna vers Kleman qui se tenait légèrement en retrait. Ses batteries sociales devaient être éteintes. Elle l’étreignit quand même et déposa un baiser sur sa joue. Il y avait quelque chose d’irréel à le voir là, à la Nouvelle-Rome, avec elle. Son corps entier brûlait d’une joie qu’elle peinait à contenir. Elle serra Kleman un peu plus fort dans ses bras, la peur soudaine qu’il disparaisse.

« Merci Kleman. Merci d’être mon ami, et d’être avec moi aujourd’hui, et de bien vouloir de moi dans ta vie. Je sais que– »

Que ta vie aurait été mieux si on avait inversé de place, voulait-elle dire en repensant aux mots que Zoé avait prononcé. Thea prit une grande inspiration.

« Bonne année. J’espère qu’elle sera plus douce que celle que tu as vécues jusqu’ici. »