June écouta la conversation entre Kleman et Thea sans rien dire. Elle s’amusait de voir Kleman patauger dans ses échanges et Thea répondre le plus naturellement du monde comme si son ami d’enfance n’était pas en galère totale à chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Finalement, au-delà des maladresses de Kleman, June était assez impressionnée par l’éloquence de Thea. Elle pouvait parler de tout et n’importe quoi et on avait envie de l’écouter – June avait maintenant la furieuse envie de voir une course de char alors même que cinq minutes plus tard elle en ignorait jusqu’à l’existence.

June détourna un peu son attention des deux sang-mêlé pour regarder autour. Les regards qui se tournaient sur eux ne fixaient pas Kleman mais Thea. Thea et ses mains qui bougeaient quand elle parlait. Thea et son charisme. Si Kleman voulait passer pour valide auprès des pairs, il n’avait qu’à rester toute sa vie collée à Thea : quand elle était là, rares étaient ceux qui portaient leur attention sur lui. Peut-être lui dira-t-elle un jour, peut-être pas. En tout cas, elle garda précieusement cette information dans un coin de sa tête.

Lorsqu’ils arrivèrent au buffet, June prit un verre et le tendit à Kleman après avoir discrètement effleuré son bras. Ils avaient une routine bien à eux et June savait se faire discrète lorsqu’il le fallait. À vrai dire, elle ne réalisa son geste que lorsque Thea, à qui rien n’échappait, croisa son regard.

“Elle est d’une méchanceté. Tu imagines les efforts que j’ai dû faire ? Pour ne pas la brûler vive ?” Questions rhétoriques. Il s’exprimait à toute vitesse dans un même souffle, excité. Le ton inadéquatement joyeux pour une telle menace.

Clayton la rejoignit dans l’ombre des bois, prenant soin de réaliser un détour auparavant. Après avoir subi la furie de maman Crimson, le fils de Vulcain comprenait mieux pourquoi Ava était méconnaissable ce soir. Il s’ancra devant elle avec l’assurance d’un acteur acclamé. Son regard survola le gobelet au sol, la tension de ses épaules, son air neutre. Son assurance vacilla. Ava était-elle satisfaite ?

“Tu as aimé le spectacle ?”

Clayton Haynes était doué pour générer le chaos. Un don forgé par des centaines de disputes familiales. Il avait usé de tout son arsenal : sourire en coin de petit con, mine d’enfant innocente, menace à peine dissimuler. Clayton pencha la tête dans un sourire, interrogatif, l’air de dire t’as vu comme je suis trop fort ?

Ava abandonna son verre troué et en pris un autre au hasard sur la table afin d’avoir les mains occupées lorsque Clayton se planta devant elle.

« Tu as aimé le spectacle ? »

Clayton sautillait sur place, le regard brillant d’excitation, le corps brûlant d’un plaisir non-dissimulé. Cette vision réchauffait Ava et l’enveloppait dans une sensation grisante de bien-être. La joie de Clayton était communicative et la Centurion sourit sans se retenir – peut-être était-ce le masque qui lui permettait d’abaisser quelques barrières, songea-t-elle.

« C’était absolument parfait Clayton Haynes, je pourrais te prendre dans mes bras. »

L’honnêteté de sa phrase la surprit mais elle fit en sorte de ne pas le montrer. Elle fronça à peine les sourcils derrière son masque et regarda furtivement son verre comme s’il était la cause de tous ses maux. Après tout, pour quelle autre raison aurait-elle pu agir comme ceci ? La joie soudaine de voir sa mère partir ? Le bonheur d’être amie avec Clayton ? Non, c’était forcément quelque chose dans son verre.

Thea fronça très légèrement les sourcils, perturbée par ce lien étrange qui liait Kleman à June. Ils n’avaient besoin d’aucune parole. Ils naviguaient dans l’espace personnel de l’autre presque avec douceur, avec pudeur. Avaient-ils conscience de faire partie de la même constellation ? Thea n’arrivait pas à se décider : éprouvait-elle de la reconnaissance envers June pour faire partie de la vie de Kleman, pour être son phare dans la nuit, ou bien était-elle jalouse d’avoir été remplacée après toutes ces années ?

« Ça a l'air d'être un endroit vraiment cool la Nouvelle-Rome. Je suis content que tu aies atterri là et pas dans une vieille famille du fin fond de Cleveland. »

Thea tenta de se raccrocher à la bouée tendue par Kleman. Elle pouvait refaire partie de sa vie si elle y mettait assez du sien. Ils pourraient retrouver leur complicité d’autant. Un jour, espérait-elle, elle n’aurait qu’à lever le petit doigt pour que Kleman puisse comprendre toutes ces intentions. En attendant, elle ferait tout pour apprendre cette nouvelle chorégraphie à ses côtés.

« C’est sûr que ç’aurait été moins joyeux là-bas… Et un peu plus mortel, ahahahahaha. »

Peut-être… Peut-être que le rire était de trop. Thea attrapa un plateau avec des petits fours et le plaça entre Kleman et elle. Elle tenta de faire effleurer le plat au bras de Kleman mais elle avait plutôt l’impression de lui enfoncer dans le biceps.

« Un petit creux ? »

Thea perdit de sa superbe sans que June ne comprenne bien pourquoi. Peut-être était-elle de trop, finalement. Elle songea à partir mais Kleman semblait au bord de l’apoplexie. Elle refusait d’accepter l’idée qu’elle puisse rester parce qu’elle s’inquiétait et tenta de se convaincre qu’elle restait pour la science. Oui, parfaitement. La science. L’observation en milieu naturel de sang-mêlé.

L’enchaînement avec le rire de Thea puis le plateau grossièrement enfoncé dans le bras de Kleman la fit hausser un très léger sourcil. June mentirait si elle disait ne pas avoir envie de rire de la situation. Qui de Thea ou de Kleman était le plus mal à l’aise dans cette conversation ? June aurait bien incapable de le dire. Elle saisit un petit-four en remerciant Thea.

« Et toi Kleman, t’as fait des trucs fun à la Colonie depuis ton arrivée ? »

Thea regarda June avec une telle reconnaissance que June fut surprise de pas voir ses yeux s’agrandir comme ceux d’un poisson. La sorcière regrettait presque de s’être interposée entre eux.

Je souriais à ses commentaires, riais à ses blagues, noyais ma bouche de jus de pomme autant que possible pour ne pas avoir d'occasions de me faire refiler la patate chaude. Mais Théa était extraordinaire et tout lui semblait aisé. J'espérais juste qu'elle ne se comporte pas de la sorte avec tant de vigueur pour compenser la pitié que je lui inspirais. Incapable de la voir, j'avais l'impression en revanche d'être un immense livre ouvert sur lequel n'importe qui pouvait lire même le type en costume d'Adam de l'autre côté de la clairière. Et je n'aimais absolument pas cette sensation. Je me sentais le besoin d'y mettre d'autant plus de couches de protection, d'armure, de masque, comme si mes yeux avaient laissé une plaie béante sur mon estomac et que je me battais contre la gravité pour... pour garder... tout... enfin à l'intérieur quoi ! Je vais pas vous faire un dessin, c'est déjà suffisamment dégueu comme image !
En plus, je venais d'accepter avec un grand sourire l'un des petits fours qu'elle m'avait collé dans l'épaule et j'ignorais si mon léger haut-le-cœur venait de cette image ou du fait que j'en avais choisi un au pif qui s'était avéré être un mélange saumon-chèvre absolument abominable.

《 Merci beaucoup, c'est super sympa de ta part et ils sont particulièrement réussis ! 》

Si je n'avais pas voulu faire bonne figure, j'aurais pu m'étouffer dans mon petit-four-dégueu en entendant la question de June. Elle avait décidément le don de me faire passer à un cheveu de la mort à chaque fois qu'elle ouvrait la bouche celle-là. Je l'aurais volontiers fusillé du regard si j'avais été certain que Théa ne nous observait pas et n'aurais pas même rechigné à lui écraser le pied pour la faire taire. Elle n'en ratait pas une dis donc. J'avalais mon immondice avant de sourire  une nouvelle fois tandis que mes pensées tournaient à plein régime.

《 Ouais, bien sûr ! C'est un endroit vraiment fun la Colonie. Ça va être difficile de choisir même. Il faudrait que tu restes plus longtemps ici pour avoir le temps de voir tous les trucs cools qu'il y a. Comme euh... Y a des harpies qui font le ménage et elles lavent la vaisselle avec de la lave. Et... Y a les Capture l'Étendard où les différents bungalows s'affrontent genre pour récupérer le drapeau de l'équipe adverse ! Mais peut-être que June pourra mieux t'en parler, elle connaît la Colonie depuis plus longtemps que moi, n'est-ce pas ? 》

Clayton sentit sa joie exploser face au sourire d’Ava, agrandissant le sien. Et si Ava se contentait d’une approbation joyeuse, Clayton décida qu’il voulait plus. Tel un petit renard joueur, il voulait la prendre au mot. Parce qu’il était content, parce que leurs masques créaient une confortable cachette, parce qu’il voulait la prendre dans ses bras. Alors il combla la distance d’un pas.

Cela ne dura pas longtemps. Assez pour coller sa chemise contre sa robe, envelopper sa taille d’un bras et enfouir son nez dans son cou. Assez pour sentir son odeur et la chaleur de sa peau. Pas assez pour que ce soit embarrassant ou qu’Ava est le temps de l’envoyer mordre l’herbe de la forêt. Une respectable accolade amicale. Oui. Voilà. Rien de plus.

“Il faut me payer maintenant.” Clayton souriait, rappelant ses propres paroles de tantôt, une idée derrière la tête. L'expression d'Ava était illisible, cachée par son masque. Il s’imaginait un froncement de sourcil ennuyé. “Danse avec moi… ?”

La sensation fugace du corps de Clayton contre le sien laissa sa peau brûlante et affamée. Pourtant, le légionnaire n’avait fait que l’effleurer avant de reculer, laissant Ava seule avec ses doutes. Avait-elle imaginé ce moment ? Son verre n’était-il vraiment qu’un jus de fruit ? Était-elle en train de perdre la tête ?

« Il faut me payer maintenant. »

Ava laissa courir ses doigts dans ses poches comme s’il pouvait en sortir une bourse pleine de sesterce. Bien évidement Clayton, j’ai tout arrangé avec ton avocat et voici ta part pour ce précieux butin. Non, Ava n’avait pas prévu de paiement. Elle n’avait pas prévu grand-chose à vrai dire.

« Danse avec moi… ? »

Ava cligna lentement des yeux avant de porter son attention sur la piste de danse où des gens remuaient mollement. Elle regarda longuement Clayton et la piste avant de hausser les épaules.

« Je te dois bien ça, Haynes. Let’s go. »

Il n’en fallut pas plus à Clayton pour attraper la main d’Ava et la traîner au milieu de la piste. Au début, Ava partageait exactement la dégaine des gens qu’elle avait critiqué quelques instants plus tôt alors que Clayton enchaînait des moves plus qu’audacieux pour quelqu’un qui ne savait clairement pas danser. Les musiciens abandonnèrent les titres classiques pour faire des sortes de remixe de musique contemporaine, ce qui eut pour effet de déchaîner encore plus Clayton. À lui tout seul, le légionnaire changea drastiquement l’ambiance de la piste et il fut rapidement rejoint par d’autres invités tout aussi excités que lui.

Au début réticente, Ava se laissa vite prendre au jeu. Clayton avait une aura magnétique, son énergie irradiait de lui et contaminait Ava sans qu’elle ne puisse y faire grand-chose. Elle oublia bien vite qu’elle ne savait pas non plus danser et s’amusa en compagnie de Clayton qui prenait un malin plaisir à l’inviter dans ces enchaînements les plus déroutants. Elle failli tomber à plusieurs reprises mais Clayton avait toujours une façon originale de faire comme si tout était parfaitement calculé et que oui, bien sûr Ava, ce mouvement est tout à fait contrôlé !

Ava s’amusa sincèrement. Elle dansa à en avoir mal aux jambes. Elle rigola à en avoir mal aux joues. Elle ne prit conscience du temps qui s’était écoulé que lorsque les musiciens changèrent de rythme pour passer quelque chose de plus doux. Ava réalisa alors que la lune était maintenant haut dans le ciel et que la clairière n’était plus éclairée que par quelques lanternes. Les invités n’étaient plus aussi nombreux qu’à l’arrivée et ils n’étaient plus qu’une dizaine sur la piste de danse.

Ava s’attendait à voir Clayton quitter la piste de danse mais il resta immobile et la fixa de ses grands yeux de renard. Ava fut presque tentée de regarder derrière elle pour voir s’il ne fixait pas quelqu’un d’autre mais elle savait déjà qu’il n’y avait qu’elle qui avait droit à ce regard curieux ce soir. Ava décida de jouer le jeu et s’inclina.

« Voulez-vous m’accorder cette dernière danse, monseigneur ? »

Ce sourire. Ce sourire-là, celui qui s’étira sur le visage de Clayton, causerait probablement sa perte un jour. Elle aurait aimé pouvoir le capturer, l’enfermer dans une boîte pour pouvoir le regarder à nouveau lorsqu’elle irait moins bien que ce soir. C’était un sourire sincère, pur, dénué de tout artifice. Ava sourit en retour lorsque les doigts de Clayton se refermèrent sur les siens. Peut-être que cet été n’avait pas été si terrible. Peut-être que le retour à la vie réelle le serait, lui. Mais elle avait encore quelques heures devant elle avant d’y retourner alors elle en savoura chaque seconde.

« Ouais, bien sûr ! C'est un endroit vraiment fun la Colonie. Ça va être difficile de choisir même. Il faudrait que tu restes plus longtemps ici pour avoir le temps de voir tous les trucs cools qu'il y a. Comme euh... Y a des harpies qui font le ménage et elles lavent la vaisselle avec de la lave. Et... Y a les Capture l'Étendard où les différents bungalows s'affrontent genre pour récupérer le drapeau de l'équipe adverse ! Mais peut-être que June pourra mieux t'en parler, elle connaît la Colonie depuis plus longtemps que moi, n'est-ce pas ?

June fronça les sourcils. Voilà ce qu’elle gagnait a essayé d’être sympa avec quelqu’un ! Kleman était vraiment un petit con, il n’y avait aucun mot pour le décrire. Elle lui lança un regard assassin qui, non seulement ne servait à rien mais qui en plus ne la soulageait pas du tout.

« Je pense que tu as été plus longtemps à la Colonie que moi si on considère touuuuutes ces dernières années. Je n’y ai pas si souvent que ça mis les pieds, de mon côté. J’avais bien d’autres chats à fouetter.
– Les Chasseresses ne sont pas obligées de rester à la Colonie ?
– Bien sûr que non, quelle horreur.
– Mais du coup, ça fait combien de temps que t’y es ?
– … Non, mais les dernières années étaient compliquées.
– Vous faites quoi quand vous êtes pas à la Colonie ?
– On chasse des monstres, entre autres.
– Ah…
– C’est… c’est plus intéressant… en vrai. »

Pourquoi June ressentait-elle l’envie de se justifier auprès d’une mortelle ? Agacée par la tournure de la conversation, elle but une grande gorgée de sa boisson avant de s’en servir une nouvelle.