Ciara Scarberry récurait le dernier verre de la journée quand elle aperçut l'ombre pour la première fois.
Les antiques néons du diner ronronnaient une mélopée abrutissante, et dehors, la nuit glaciale de l'hiver Appalache régnait maîtresse. La lumière brute se réfléchissant sur l'inox et le formica craquelé n'éclairait pas à plus d'un mètre dehors ; l'obscurité l'avalait goulûment, transformant le vieux restaurant en un îlot solitaire, perdu au milieu d'une mer sans étoiles.

Ciara posa sa vaisselle pleine de mousse au creux de l'évier, desserra son tablier bleu ciel. Une vague odeur de friture flottait encore dans l'air, et une épaisse condensation recouvrait les fenêtres, gondolant les quelques affiches qui y étaient scotchées. Leur encre dégoulinait le long des vitres.
 La jeune femme resta un instant figée là, dans ce tableau doux-amer, oiseau de nuit aux cernes résignés.

Elle pencha la tête. L'ombre, dehors, l'imita. Les yeux de la créature scintillaient, comme deux astres froids et lointains. Magnifiques.

Ces montagnes étaient anciennes. Millénaires. Elles renfermaient des choses sombres et informes, des secrets que l'on préférait taire, des monstres que le reste du monde avait oubliés.
« Ne siffle pas la nuit ; ne répond pas au voix qui appellent ton nom, le soir, entre les arbres. Si tu vois quelque chose...non, tu ne l'as pas vu. »

Son père lui avait souvent répété ces mises en garde, la voix traînante, les lèvres contre le goulot d'une budweiser. Elle tournaient en boucle dans sa tête, un bruit de fond propre à ceux d'ici, qui cultivaient une révérence biblique pour les choses païennes rampant juste au dehors de la lumière des réverbères.

Ciara aimait ces montagnes ; elle aimait ces forêts humides et ces versants austères, ces routes craquelées et ces bâtiments de vieille pierre, ces nuits profondes, tangibles, ourlées d'un silence antédiluvien.
Elle les aimait un peu trop, murmuraient les habitants du village, serrant leurs mains ridées autour de leurs chapelets. Un peu trop.

C'est peut-être pour cela qu'elle poussa la porte vitrée, et s'enfonça dans l'obscurité qui lui tendait les bras.


Pandore est né au crépuscule, à l'orée des ombres. Il n'avait pas de père.

Le village n'a pas été tendre avec lui.
Petite silhouette maigrichonne, silencieuse, osseuse, il parcourait les vieilles rues pieds nus, seul. Toujours. Les autres enfants évitaient son regard, fuyaient sa présence, avertis par leurs parents mâtinés de superstitions.
La fille Scarberry s'en est allée dans la montagne, et elle en a ramené l'engeance d'une chose innommable.

Mais qu'importe les regards et qu'importe les murmures, elle l'aimait, son fils ; plus que tout.
Pandore se souvient encore de la révérence avec laquelle elle passait ses mains dans ses boucles noir de jais, si différentes des cheveux auburn du reste de sa famille.

Il entends toujours sa voix répéter son nom, Pandore, Pandore,

Pandore.

Pandore, un nom de femme, un nom de malheur et de désespoir ; un nom trop étrange pour le monde étriqué de son village. Un nom-malédiction, qui colle à la peau comme un vêtement lourd et trempé, que bien d'autres auraient rejeté depuis longtemps.
Pas lui.


[EN COURS]