L’air humide et chaud prenait forme au gré des volutes de fumées. La terrasse en bois irradiait de la chaleur emmagasinée dans la journée et renvoyait des effluves de bière bas de gamme renversée au cours de la soirée. Alice Harper pouvait sentir les légères vibrations provoquées par les basses des enceintes hurlantes dans la maison jusqu’au bord de la piscine sur lequel elle était assise.

- Je m’appelle Alice, au fait.

L’homme à côté duquel elle était assise lui lança un sourire charmeur. Ce n’était définitivement pas le genre de garçon sur lequel elle jetait habituellement son dévolu mais il y avait quelque chose chez lui… d’inhabituel.  

- Somnus.

- Somnus ? Vraiment ?

- Ça ne te plait pas ?

- Si tu ne veux pas me dire ton nom, ça ne me dérange pas tu sais.

- C’est si difficile à croire ?

Alice se mit à rire. Elle se fichait pas mal de connaître son nom. La jeune femme n’était venue à cette soirée étudiante qu’à cause des demandes incessantes de ses deux colocataires et elle n’avait cédé que dans le seul but de satisfaire quelques… besoins. Alice était une jeune étudiante pleine d’ambition qui ne vivait que pour ses études et dont le seul but était de devenir la meilleure dans son domaine. Elle voulait une grande carrière, son nom dans tous les meilleurs journaux scientifiques et être à la tête des meilleures équipes de recherche de demain. Et pour cela elle devait étudier. Beaucoup. Tout le temps. Les partiels approchaient et Alice ne tolèrerait que l’excellence. Elle révisait nuit et jour pour les réussir haut la main et ce soir était la seule entorse à la discipline de fer qu’elle s’infligeait. Il n’y avait rien de plus efficace qu’un homme à peu près décent pour relâcher un peu de tension avant de replonger dans le tunnel des révisions. Et celui-ci paraissait remplir les critères d’Alice.

- Personne ne s’appelle comme ça. Pas depuis au moins une bonne poignée de siècles, je dirais.

Le jeune homme se mit à rire. Visiblement Alice était plus drôle qu’elle le pensait.

- Je vois. Eh bien tu n’as qu’à m’appeler… est-ce que Valérian correspondrait plus à tes critères ?

- Je suppose que c’est un peu mieux…. Très porté sur le thème du sommeil.

Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres du jeune homme.

- En tout cas je te promets que ça ne sera pas le thème du reste de la nuit.




Comment est-ce qu’elle avait pu laisser ça arriver ? Une erreur si stupide. Une bêtise aux conséquences désastreuses. Un grain de sable dans le rouage parfaitement huilé qu’était le futur tout tracé d’Alice. Il était hors de question qu’un accident aussi idiot la prive de ce futur brillant. Si la gynécologue lui avait confirmé qu’il était trop tard pour supprimer tout bonnement le résultat de son irresponsabilité qui grandissait de jour en jour dans son ventre, elle refusait qu’il devienne autre chose de plus qu’un simple contretemps.

La pointe de culpabilité que ressentait Alice envers cet enfant qui n’avait rien demandé était vite balayé par sa détermination à avoir la vie qu’elle voulait, coûte que coûte. Il ne sera pas abandonné, il ne manquera de rien, les parents d’Alice avaient déjà accepté de s’en occuper. Elle pourra même lui rendre visite pendant ses vacances si sa charge de travail le lui permettait.  

Alice reprit son calme. Un simple contretemps, voilà tout.  





Val Harper passa ses premières années dans une petite maison de la banlieue londonienne. Élevé par ses grand-parents, John et Lizzie, depuis sa naissance, il ne semblait manquer de rien. Il avait une chambre bien assez grande pour un jeune enfant et très amplement remplie de jouets en tous genres. Le jardin de la maison lui permettait de courir autant qu’il le voulait et d’offrir un peu de paix à ses grands-parents vieillissants qui avaient bien du mal à tenir le rythme du petit garçon. Alice venait leur rendre visite de temps à autre, pas assez pour que Val la considère comme autre chose qu’une étrangère.

Le petit garçon savait que cette femme qu’il voyait quelque fois dans l’année était sa “maman”. C’était comme ça que tout le monde lui demandait de l’appeler. Pourtant Val était assez grand pour comprendre ce qu’était censé être une maman. Il le voyait avec ses copains à l’école, la façon dont ils se jetaient dans les bras de leurs mamans, la façon dont elles les consolaient quand ils étaient tristes ou leur embrassait le front le matin devant la porte de la classe. Cette étrangère qui le regardait à peine n’était pas sa maman.

Quelques mois après ses 7 ans, les grands-parents de Val lui expliquèrent qu’il allait devoir aller vivre chez sa tante Mary. John, le grand-père de Val, était de plus en plus malade et Lizzie ne pouvait plus prendre soin à la fois de son mari et d’un enfant aussi jeune et dynamique que Val. Le petit garçon demanda pourquoi il n’allait pas plutôt vivre chez Alice. C’était sa mère après tout, non ? Il était censé vivre avec elle ? John et Lizzie expliquèrent de leur mieux à Val qu’Alice avait dû partir aux Etats-Unis quelques mois auparavant pour poursuivre sa thèse et qu’il serait impossible pour elle de s’occuper de lui et de poursuivre sa thèse.

Val posa donc ses valises chez Tante Mary, dans un quartier tranquille de Londres. Même si l’appartement était grand, Val regretta très vite le jardin de ses grands-parents. Tante Mary était gentille, plus dynamique que Lizzie et John, plus encline à accepter de jouer avec lui et passer du temps avec Val. Mary était musicienne dans un orchestre philharmonique, elle y jouait du violon mais passait beaucoup de temps à jouer de la harpe sur son temps libre et Val était si intrigué par l’instrument qu’elle finit par lui apprendre à en jouer. Val adorait ses moments passés avec sa tante, à faire chanter cet instrument, apprendre à apprivoiser toutes ses cordes, et plus que tout il adorait voir Tante Mary lui sourire et le regarder avec fierté lorsqu’il faisait des progrès. Pour un temps, Val était vraiment heureux.

Trois ans plus tard, Val était dans un taxi londonien en compagnie de son oncle Tim, un sac à dos à ses pieds contenant les dernières affaires qu’il avait laissé chez Tante Mary lors du déménagement, la veille. Mary avait rencontré William un an après avoir accepté d’héberger Val et, il y a quelques mois, les affaires de William avaient commencé à prendre de plus en plus de place dans l’appartement de Tante Mary. Tellement de place qu’il n’y en avait plus pour Val. Mary expliqua à Val qu’elle et William allaient se marier et qu’il serait donc plus simple si Val partait vivre chez Oncle Tim, le fils cadet de John et Lizzie. Val ne demanda même pas où était Alice. Il était assez grand pour comprendre qu’elle n’avait jamais pris soin de lui et qu’elle ne le ferait jamais. Elle était apparue une fois en l’espace de quatre ans, un Noël. Tout le monde semblait exalté de la voir. Tout le monde sauf Val.

L’appartement d’Oncle Tim était en plein centre de Londres et le silence n’était jamais total tant la vie londonienne grouillait aux pieds de l’immeuble. La différence entre la vie de Tante Mary et celle de Tim était frappante : là où Mary était organisée, soignée et préférait le minimalisme, Tim était chaotique et bordélique. La décoration de l’appartement était principalement composée de piles de livres et de disques sur lesquelles trônaient éventuellement quelques plantes en plus ou moins bonne santé et de guitares parfois posées sur des supports muraux, parfois négligemment accoudées dans le coin d’une pièce. Il restait peu de place pour les affaires de Val, aussi menues soient-elles.

Val avait passé un peu moins d’un an chez Oncle Tim lorsqu’il entendit l’appel de Lupa. Vivre avec son oncle n’était pas si désagréable, dans le sens où Val avait l’impression de vivre relativement seul. Tim remplissait le frigo de tout ce que Val aimait, principalement des plats qu’il pouvait faire réchauffer seul, des desserts et de la glace et le laissait se servir comme bon lui semblait. Parfois Tim disparaissait deux ou trois jours en ne laissant qu’une note à Val lui indiquant qu’il rentrerait bientôt, que le frigo était plein et qu’il pouvait utiliser les guitares laissées dans le salon et regarder autant la télé qu’il voulait. Beaucoup d’enfants de l’âge de Val aurait adoré pouvoir vivre cette vie sans aucune règle, pas lui. Val se sentait juste seul. Même si Tim passait des soirées entières avec lui à lui apprendre à jouer de la guitare, à regarder des films de zombies ou à jouer à des jeux vidéos, cela ne compensait que piètrement les jours entiers où il ne donnait pas signe de vie.

Lorsqu’il entendit l’appel de Lupa, Val n’hésita quasiment pas. C’était la première fois qu’on voulait visiblement de lui quelque part et cette simple idée faisait naître une douce chaleur dans le cœur de Val qu’il n’osait plus s’autoriser à ressentir depuis longtemps : l’espoir d’avoir une place quelque part.

Comme Tim l’avait fait des dizaines de fois auparavant, Val laissa un post it sur le frigo en expliquant qu’il s’en allait pour un moment et qu’il n’avait pas à s’inquiéter. Sac à dos sur l’épaule, Val ne jeta même pas un regard en arrière lorsqu’il passa pour la dernière fois le pas de porte de l’appartement d’Oncle Tim.





Somnus. Le dieu du sommeil. Cela expliquait probablement pourquoi Val aimait autant dormir ? Probablement ? Lorsqu’on lui demanda de quelle sorte de dons il avait hérité, Val ne sut pas quoi répondre. Il n’avait jamais eu la sensation d’être capable de quoi que ce soit d’extraordinaire. Il se sentait toujours beaucoup plus en forme après une bonne petite sieste. Peut-être que c’était en lien avec son divin paternel ? Dans la panique, ce fut la réponse que donna Val à son arrivée. Lors de ses premières nuits dans les baraquements entouré de tous ses nouveaux camarades, Val se rendit néanmoins compte que ce n’était pas tout à fait le cas. Son énergie se décuplait effectivement, il se sentait plus fort, plus rapide, plus alerte mais ce n’était pas en lien avec son sommeil, c’était celui des autres. Val souffla du nez, allongé sur son lit. Son cœur d’enfant était trop jeune pour être nécrosé par autant de cynisme et pourtant, le sourire de Val en cet instant ne ressemblait qu’à un rictus de cruelle ironie. Evidemment qu’il ne s’était pas rendu compte de quoi que ce soit. Il avait passé les quatre dernières années à dormir seul, dans des appartements vides où les propriétaires avaient bien d’autres choses à faire que de veiller sur lui. Travail, amis, peu importe, tout était plus important que Val. Cette nuit-là, Val ferma les yeux alors qu’un feu nouveau brûlait dans sa poitrine : la détermination de leur montrer, à tous, qu’ils avaient tort.




L’acclimatation au Camp Jupiter ne fut pas plus difficile que de s’adapter à une énième maison ou un énième appartement dans lequel il fallait essayer de se fondre sans prendre trop de place. Sauf que cette fois, Val avait une place.  Aussi petite soit-elle, pour Val cela valait tout l’or du monde.

La 4e cohorte convenait tout à fait à Val. Il était parvenu à y entrer sans faire particulièrement d’effort. Il s’évitait la réputation de la 5e cohorte et s’épargnait la morale et la discipline demandée par les plus hautes cohortes. Un parfait compromis pour quelqu’un qui souhaitait se concentrer uniquement sur lui-même. De ce fait, Val n'a aucun avis sur les grecs. Si cela ne le concerne pas, il n'en a globalement pas grand chose à faire.

Lors des évènements du tortionnaire, Val resta loin de toute l'agitation provoquée par les enlèvements, les recherches des disparus et encore plus de la traque du Tortionnaire. Se mettre en danger pour autrui ? Il fallait être sacrément idiot ! Ou héroïque. Des synonymes finalement.

Une fois son service terminé, Val ne sait pas exactement ce qu'il voudrait faire. Tout ce qui l’anime, c'est trouver le moyen de prouver à sa famille qu'il est devenu quelqu'un de formidable et d'important et que ce n'est en rien grâce à eux. Son plus grand plaisir serait d'avoir quelque chose dont ils ont besoin, de leur proposer, puis de leur refuser. Argent, santé, relations... il n'est pas difficile tant qu'ils se sentent petits, démunis et seuls. Peu importe les moyens pour y parvenir.