La panique prend Jaden au cœur, mais elle a aussi conscience de son environnement. Elle aimerait pouvoir se laisser aller à la colère et à la tristesse, face à ce sentiment de trahison. Mais elle est entourée d’équipes techniques, de ceux qu’elle connait autant que des employés de la salle. Ceux qu’elle ne connaît pas. Ceux qui pourraient être n’importe qui. Il pourrait se cacher parmi eux sans qu’elle ne le sache. Retenant ses tremblements, elle vient s’assoir sur l’une des énormes caisses qui traînent dans les coulisses.

Dans une telle panique, elle aurait normalement envoyé un message à Cassandre, mais son téléphone est en loge. Et elle ne veut pas faire de frayeur à Erwin en disparaissant. Il va forcément revenir. Forcément. À un moment ou un autre. Mais l’attente est terrible et met les nerfs de Jaden à rude épreuve. Elle interprète chaque regard dans sa direction, chaque sourire d’inconnu. Sa bassiste passe à côté d’elle et elle lui fait un signe de tête pour lui signaler que tout va bien, comme si elle savait jouer la comédie.

Un homme passe très près d’elle. Un homme qu’elle ne reconnait pas, habillé comme les techniciens de la salle. Elle ne comprend pas tout de suite le frisson qui la parcourt. Pour ça, il lui faut attendre de tourner la tête dans la direction vers laquelle il est parti, et de voir le morceau de papier à côté d’elle. Elle reconnaît instantanément l’écriture. C’est lui. Ca ne peut être que lui. Et il n’y a que quelques mots.

J’ai hâte de te voir ce soir.

La nausée prend Jaden, elle sent son monde tourner. Tout le peu de contrôle qu’elle avait réussi à garder s’effrite aussi vite, la laissant tremblante sur sa caisse.

Retraverser le couloir de l'Enfer en courant était encore plus éprouvant que d'ordinaire. Et même pas plus rapide. Erwin percuta une ingénieure son et un membre du personnel d'entretien de la salle, mais il n'avait pas le temps de s'excuser. Son cerveau était en ébullition : à quoi devait-il s'attendre ? Si le stalker de Jaden tentait bien quelque chose ce soir, il pourrait faire n'importe quoi. Erwin n'avait aucune idée d'où regarder, de quoi ou qui surveiller, tout était potentiellement suspect.

Lorsqu'il arriva devant la sortie des coulisses, Jaden était entourée par un régisseur et une assistante accessoiriste qui lui parlaient tout bas. Sans ménagement, Erwin leur fit signe de faire de l'air à la pauvre chanteuse. Ils s'exécutèrent heureusement sans poser plus de questions, peut-être qu'ils ne s'en faisaient pas tant que ça en réalité.

Jaden était assise, toute tremblante, sur une caisse et serrait ses mains l'une contre l'autre. Elle ne faisait aucun bruit mais, lorsqu'elle leva les yeux vers Erwin, il y vit des larmes qu'elle cessa enfin de retenir. Le garde du corps eut du mal à contenir le ton de sa colère en lui demandant :

"Il est venu ?"

Les mots parviennent aux oreilles de Jaden mais elle ne les entend pas par-dessus le bruit tambourinant de son cœur qui résonne dans tout son corps. Elle voit à peine les deux personnes qui essaient de lui parler, tout est flou alors même qu’elle se retient de pleurer par miracle. Ce n’est que lorsqu’elle les voit disparaître au profit d’Erwin qu’elle replonge un pied dans le monde réel et que son visage se noie sous les larmes.

Elle hoche la tête dans un sanglot en réponse à sa question. Elle en veut toujours à Erwin d’avoir disparu au pire moment, mais elle ne peut faire confiance qu’à lui, ici. Alors elle lui tend le papier sur lequel sont marqués les quelques mots.

« Déguisé en- » Parler est infiniment plus dur qu’elle ne l’avait prévu, elle retient un sanglot avant de craquer complètement et reprend une grande respiration. « Habillé en technicien. »

Tenir le papier pour le tendre à Erwin lui demande toute la force du monde, ses mains tremblent à un tel point qu’elle se voit obligée de le lâcher dans les mains de son garde du corps.

Habillé en technicien. Erwin rembobina sa course en accéléré. Il n'avait pas croisé de technicien, pas qui vienne des coulisses en tout cas. En technicien. Comment cet homme avait-il trouvé ces vêtements ? Peut-être qu'il s'agissait d'un vrai technicien. Peut-être d'un proche de l'équipe technique. Ca pouvait être n'importe qui et il pouvait être n'importe où.

"Il essaie de t'intimider. Il aurait pu faire quelque chose maintenant, pendant mon absence, mais il a rien fait. Il veut te faire peur, c'est tout."

Erwin n'en était absolument pas certain, mais Jaden ne le savait pas plus que lui.

"Viens, inutile de rester plus longtemps. Je vais te raccompagner."

Tout en aidant Jaden à se relever, Erwin avertit les autres agents de sécurité avec son talky-walky. Le signalement du technicien était désormais envoyé dans toute la salle et la zone extérieure du concert. Peut-être que la chanteuse n'avait pas envie de rentrer chez elle, mais elle n'était pas plus en sécurité dans sa loge, alors Erwin demanderait à poster un ou deux de ses collègues devant chez elle, en faisant une garde de nuit.

Elle hoche la tête machinalement même si elle n’en croit pas grand-chose. Il n’aurait pas pu faire tant de choses que ça en public. Elle le sait, elle sait comment ça fonctionne. Mais il est certain que son objectif principal cette fois-ci était de l’intimider. Et si ce n’était pas le cas, il avait drôlement bien réussi.

Jaden ne lâche pas le bras d’Erwin en avançant jusqu’à la loge, trop secouée et tremblante pour pouvoir marcher par elle-même dans de telles conditions. Elle se force malgré tout à mettre un pied devant l’autre, et ce n’est que quand elle arrive dans sa loge qu’elle se permet de se laisser aller. Qu’elle pleure autant qu’elle le souhaite ; personne ne peut l’entendre de toutes façons, elle est si loin de tout le reste. Il n’y a qu’Erwin pour la voir et elle n’a pas vraiment de secret pour lui.

Après avoir pleuré de longues minutes, Jaden se reprend fébrilement en mains pour se relever et rassembler ses quelques affaires. Elle lâche quelques larmes supplémentaires en voyant les messages encourageants et adorables de Cassandre, qu’elle a reçu pendant son concert, et lui en envoie un seul pour le prévenir qu’elle devrait bientôt rentrer. Elle ne veut pas le paniquer tant qu’elle n’est pas à ses côtés, ce serait trop cruel. Quand toutes ses affaires sont rassemblées – partiellement grâce à Erwin qui doit repasser derrière elle tant elle oublie de choses dans son état second, elle enfonce à nouveau le téléphone dans sa poche et défait sa coiffure pour pouvoir se cacher derrière sa longue chevelure.

« On peut y aller. »

Dans la voiture, Jaden ne prononça pas un mot. Erwin lui lança un regard du coin de l'oeil de temps à autre, juste pour s'assurer qu'elle ne déversait plus un torrent de larmes silencieuses sur son visage. Ils s'engagèrent dans la rue en pierre qui remontait en sinuant dans une allée d'arbres courbés. Quand ils arrivèrent devant la porte de la maison, Clayton était déjà là. C'était le premier à prendre un tour de garde cette nuit, et il avait fait attention à ne pas avoir une seule seconde de retard.

Erwin aida Jaden à sortir ses affaires de la voiture et lui fit signe, sur le pas de la porte, de l'attendre. Il devait au moins briefer Clayton. Ses explications avaient été lacunaires, il n'avait eu le temps de dire que le strict minimum. Les sourcils du jeune garde se froncèrent. Il prendrait sa tâche au sérieux. Erwin retourna voir Jaden qui patientait dans l'entrée.

"Ca va aller comme ça ?"

Elle hocha la tête, frissonnante.

"Va te faire un thé, un chocolat chaud, un verre de vodka, tout ce que tu veux mais change-toi les idées. Clayton ne laissera rien passer. Il est là depuis un quart d'heure et il n'a vu personne. Tout ira bien ce soir."

Jaden arpente le couloir de sa maison lorsqu’Erwin l’y laisse. Elle aurait aimé qu’il reste avec Clayton, ses gardes du corps sont tous dévoués et entraînés, mais aucun ne la met autant en confiance qu’Erwin lorsqu’il s’agit de sujets graves. À la place, elle prend son téléphone et envoie un nouveau message à Cassandre. Tu peux venir chez moi ? Elle n’a pas besoin d’en dire plus : il sait que si elle lui envoie un message aussi vague, c’est qu’elle en a besoin.

Une demi-heure plus tard, Cassandre passe la porte après avoir été fouillé longuement par Clayton qui prend son travail très à cœur. Il retrouve une Jaden recroquevillée dans son fauteuil, un thé dans les mains, et la chaleur de ses bras redonne un souffle de vie à la jeune chanteuse. Enfin, elle peut respirer. Elle peut parler. Difficilement, mais elle explique la situation. Les mots quittent ses lèvres un à un et celles de Cassandre viennent les sceller quand il en a entendu assez.

Un millier de doutes quitte l’esprit de Jaden qui se permet de s’apaiser pour le moment. Pas entièrement, cependant. Elle se doit d’être sur le qui-vive, même avec un garde du corps, et après avoir lu la lettre détaillée de sa semaine, elle a du mal à se sentir chez elle, à avoir droit à son intimité. Alors elle se pose devant la télé, en sécurité dans les bras de Cassandre pour ce soir, pendant que Clayton monte la garde devant sa porte.

Erwin rentra chez lui, à quelques minutes de route de chez Jaden, pour enfin se reposer. Il n'aimait pas l'idée de la laisser dans un tel état, mais elle était avant tout son employeuse et il se devait d'agir comme un garde professionnel plutôt que comme un ami. Il ne serait d'aucune utilité s'il veillait devant chez elle toute la nuit après avoir travaillé la nuit précédente et une grosse partie de la journée en reprenant les heures de Clayton à l'improviste.

Du repos. Du relâchement. Erwin mit quelque chose à réchauffer dans le microondes de sa cuisine tout en mettant de la musique. Se laissant emporter par ce semblant de détente, il se dandina sur différentes chansons pendant que le plat dégelait à son rythme. Les minutes s'écoulèrent et Erwin se laissait aller de plus en plus sur les notes déversées par les enceintes.

♪ Trouble
Blood is in the rocky waters
Hide away your sons and daughters
Eat you alive
Levels
Better put your head on swivels
Dancin' with the very devil
Butter to knife ♫

La sonnerie du microondes interrompit le garde du corps dans sa chorégraphie survoltée pour lui rappeler qu'il était l'heure de se poser et de manger. Il en profita au passage pour envoyer un sms à Jaden.

J'espère que ta fin de soirée se passe bien. Repose-toi.

Il y a quelque chose d’inné et de naturel dans la manière que Cassandre a de la rassurer. De la faire se sentir à sa place même dans les plus terribles des situations. L’un comme l’autre n’ont jamais été particulièrement doués pour entretenir des relations sociales, mais ils ont toujours eu cette connexion, cette étincelle entre eux que Jaden a gardé si longtemps en son cœur avant que quoi que ce soit ne se passe. Avant la semaine précédente. Et maintenant, elle est d’autant plus terrifiée de le perdre, et d’autant plus rassurée de l’avoir à ses côtés.

Elle est presque endormie devant une série banale quand son téléphone la réveille et qu’elle voit le message d’Erwin.

Tout va bien, merci.

Cassandre est là pour m’aider ce soir.  

Pas pour

Elle se tape la tête contre son téléphone après avoir envoyé son message trop vite.

Pas comme la semaine dernière. Oublie.

Je sais même pas pourquoi je précise.

Jaden mourrait presque de honte, si elle ne recevait pas un message aussi tôt. Elle s’attend à une réponse d’Erwin, mais ce n’est pas son numéro. C’en est un inconnu.

Pourquoi tu passes la soirée avec ce type plutôt que moi ?

Erwin ouvrit le message avec perplexité. Il n'était pas ravi que Cassandre fasse partie de l'histoire, pas qu'il ait quoi que ce soit contre ce type, mais il avait déjà merdé plusieurs fois.

Tu fais bien ce que tu veux  

Erwin déposa sa vaisselle rudimentaire dans l'évier et se servit un verre de piña colada. Peut-être un peu trop élaboré pour une soirée de récupération, mais il aimait bien ça et il lui restait de quoi en faire, alors autant se faire plaisir.

Peut-être qu'il en but un deuxième, un troisième, voire un quatrième. Toujours sur fond de musique et de danse plus déséquilibrée de minute en minute. Ses souvenirs n'imprimèrent pas le nombre de rasades qu'il se servit, mais cela pouvait se résumer par "bien assez". Ou même "un peu trop".

Plus tard dans la nuit, Erwin se réveilla difficilement dans son canapé, les vêtements froissés et son téléphone vibrant dans sa main. Un message de Clayton.

On a un problème.

Force était de constater que même cet état d'urgence ne fit pas décuver Erwin instantanément.