Erwin avait passé la soirée à passer d'un ami à l'autre en riant et en buvant. Sung, qui avait déjà un peu trop bu, avait tenté de le draguer, ce qui n'avait pas eu beaucoup de succès, alors il avait déclaré qu'il irait draguer Alexis et ça avait fait rire Erwin. Il n'était pas le seul à être passé en mode séduction sous les effets de l'alcool. Au fil de la soirée, Erwin s'était rapproché de Nova, qui avait également joué de ses charmes. Sung aurait été jaloux de voir que les talents de la jeune fille menaient plus loin que les siens, mais il était trop occupé pour voir son camarade de beuverie se faire embrasser.

Finalement, Nova était repartie avec deux autres amis, Cal et Alexis avaient disparu de la circulation et il ne restait plus grand monde dans l'appartement. Sung était mal en point et Erwin le traîna jusque dans sa chambre pour qu'il dorme au moins sur un lit décent et pas à même le sol. Sung avait baragouiné un truc, Erwin avait hoché la tête pour lui faire plaisir et il avait tiré un matelas pneumatique à côté de son lit pour s'y installer.

Lorsqu'il se réveilla le dimanche matin, Erwin avait un bourdonnement constant dans le crâne. En plus, Sung ronflait, ce qui n'aidait pas du tout. Mis à part ça, il n'y avait pas de bruit dans l'appart', tout semblait mort. Erwin regarda l'heure sur son réveil, mais il ne prit même pas la peine de la retenir plus de huit secondes. Il savait juste qu'il n'était pas si tard, c'était une bonne chose. Il ouvrit la fenêtre de sa chambre et décida d'aller prendre une douche pour laver la débauche de la veille.

Quand il entra dans la salle de bains, le bourdonnement dans sa tête était si fort qu'il n'entendit même pas l'eau qui coulait déjà. Et il aurait peut-être préféré, pourtant. Il tira le rideau de douche d'un mouvement brusque et hurla en découvrant Alexis et Cal. Il referma le rideau immédiatement et tenta d'effacer cette image de sa tête le plus vite possible en sortant de la salle de bains.

De toute évidence, Alexis essayait elle aussi de sortir cet incident de sa mémoire. Elle se fit aussi discrète que possible durant toute la journée, ne parla pas à Erwin et se plongeait dans le rangement de l'appart' avec presque un peu trop de concentration. Erwin la croisa par hasard dans la cuisine alors qu'il rapportait des vidanges qui traînaient dans le salon. Il ne savait pas si c'était volontaire ou non, mais Alexis détournait les yeux, toujours sans rien dire.

"Oh, t'étais là ! T'es vachement silencieuse. Si tu faisais plus de bruit, je serais peut-être pas rentré dans la salle de bains."

Etait-ce la pire approche possible ? Probablement oui. Et malgré le regard furtif que sa colocataire lui lança, Erwin ne pensait pas s'arrêter là. Les joues rouges d'Alexis ne l'en dissuaderaient pas non plus.

"Nan mais c'est pas grave hein ! C'est bien d'avoir une vie sexuelle mouvementé, il paraît. C'est stimulant. Tu sais, y a des gens qui fantasment sur le fait d'être surpris."

C'était définitivement la pire amorce de conversation qu'on ait pu entendre.

Alexis n’arrivait pas à se défaire les images de la tête. Elles tournaient indéfiniment dans sa tête dans une boucle continuelle. Si Alexis n’avait pas un minimum de self-control, elle se serait probablement frappé la tête à répétition contre un mur dans l’espoir que ça l’achève. Puisqu’elle possédait un minimum de self-control, elle songeait juste à changer de coloc et ne plus jamais recroiser Erwin de toute son existence. Devrait-elle l’assassiner pour qu’il n’en parle à personne ? Ou alors, elle resterait enfermée dans sa chambre à vie et ferait en sorte de ne plus jamais le croiser. C’était aussi un plan.

Alexis se perdait dans ses pensées en rangeant machinalement les dégâts de la veille quand Erwin arriva dans la cuisine. Alexis fit la seule chose qui lui paraissait censée : elle évita son regard. Elle tenta de l’ignorer, aussi. Elle le contourna le plus possible afin d’éviter tout contact. Lui aussi était sûrement mal à l’aise. Il devait penser qu’elle avait souillé toutes les pièces de cet appartement – ce qui était plutôt vrai, mais il y a une différence entre le faire et le faire savoir.

Oh tu étais là ! T’es vachement silencieuse. Si tu faisais plus de bruit, je serai peut-être pas rentré dans la salle de bain. Le rouge grimpa aux joues d’Alexis plus vite que l’éclair. Alexis hésitait entre se jeter par la fenêtre et ne jamais revenir dans cet appart et assassiner Erwin pour qu’il se taise. Son temps d’hésitation était de trop car Erwin semblait vraiment ouvert sur le sujet. Non mais c’est pas hein ! C’est bien d’avoir une vie sexuelle mouvementée, il paraît. C’est stimulant. Tu sais, y’a des gens qui fantasment sur le fait d’être surpris.

Alexis tourna la tête lentement vers lui. Elle ne pensait pas pouvoir devenir plus rouge qu’elle ne l’était et pourtant ! C’était le cas. Elle essaya de calmer les battements de son cœur qui se contractait de façon douloureuse et planta son regard dans celui d’Erwin.

« Pitié me dis pas que tu trouves ma vie sexuelle stimulante. »

Alexis n’avait pas du tout sa voix assurée de d’habitude. Normalement, elle aurait dit ça avec un flegme non-dissimulé et une pointe de sarcasme. Au lieu de ça, c’était à peine si sa voix ne tremblait pas. Elle se racla la gorge, faisant taire Erwin d’un mouvement de doigt en sa direction.

« Je veux pas savoir. À vrai dire, je voudrais qu’on en parle plus jamais. Il y a une différence entre avoir une vie sexuelle stimulante et se faire surprendre. Ce n’est pas un fantasme. C’est mon pire cauchemar. »

Alexis détourna le regard d’Erwin et se retourna pour continuer de ranger ce qui traînait dans cette cuisine. La contre-soirée ici avait été visiblement animée puisque c’était carrément dégueulasse.

« Et tu me demanderas de faire plus de bruit le jour où tu seras avec moi dans cette douche, pas avant. »

Rien de mieux qu’un bon sous-entendu sur une possible relation sexuelle entre eux pour qu’Erwin la lâche, n’est-ce pas ? Vu comme il avait réagit quand elle lui avait proposé de coucher avec Sera, le jeune homme semblait bien plus enclin à la discussion sur la vie sexuelle des autres que sur la sienne.

"Pitié me dis pas que tu trouves ma vie sexuelle stimulante."

Quoi ? Non ! Il ne trouvait pas que c'état stimulant, il voulait seulement dire que vivre sa sexualité hors de la routine était considéré comme stimulant pour les deux partenaires. Là, la situation devenait presque gênante.

"Je veux pas savoir. À vrai dire, je voudrais qu'on en parle plus jamais. Il y a une différence entre avoir une vie sexuelle stimulante et se faire surprendre. Ce n'est pas un fantasme. C'est mon pire cauchemar."

Erwin fit comprendre qu'il n'en parlerait plus. Du moins, pas tout de suite. Il laisserait Alexis souffler un peu puis il aviserait. Il garderait ça pour les jours où elle est un peu trop piquante. Alexis se détourna, reprit son nettoyage interrompu et ignora son colocataire en passant devant lui pour ramasser quelques bouteilles.

"Et tu me demanderas de faire plus de bruit le jour où tu seras avec moi dans cette douche, pas avant."

Erwin se tourna d'un coup vers Alexis qui lui lançait un peu regard malicieux. Il sentit ses joues s'enflammer. L'image du matin lui revint. il n'avait pas du tout envie de superposer son visage sur celui de Cal ! Si il ne parvenait pas à se débarrasser de cette image, il ne verrait plus jamais Alexis de la même manière. D'ailleurs, pour quelqu'un qui ne voulait plus reparler de cet incident, la jeune étudiante était bien bavarde ! Néanmoins, la gêne que provoqua l'imagination d'Erwin se dissipa assez vite.

"La douche, c'est pas mon truc. Ça glisse trop, je préfère les endroits stables."

Erwin laissa apparaître un petit sourire en coin. Il n'allait pas développer davantage, Alexis semblait bien trop attentive, c'était inhabituel. Il logeait dans cette appartement déjà avant qu'elle ne commence ses études, et Kida, sa colocataire de l'époque, était une adepte des plans sous la douche. L'étudiant avait déjà dérapé une fois, ça lui suffisait. A présent, il se contenterait d'un lit ou de toute autre surface plane du moment qu'il n'y avait ni eau ni carrelage glissant.

Le jeune homme regarda Alexis dans les yeux durant une fraction de secondes. Juste assez pour y voir un peu d'interrogation, un peu de surprise et autre chose qu'il n'identifiait pas. Puis il alla chercher un seau d'eau et une serpillière pour nettoyer le sol du salon. Le chat suivait le sillage humide laissé par terre, marchant sur la surface mouillée comme pour rafraîchir ses coussinets. Erwin tenta de le chasser deux ou trois fois avant d'abandonner. Tant pis si il cognait cet animal, il ne pouvait pas faire attention à tout.

"Alexis, est-ce que tu peux récupérer ta boule de poils, s'il te plaît ? J'avais pas prévu que ce chat voudrait jouer avec une loque."

Alexis ne vint pas. Elle l'avait entendu, d'office, il avait crié. Elle devait être occupée à ranger quelque chose dans la cuisine, on entendait le bruit des vidanges qu'on posait les unes contre les autres. Le chat se jeta sur la serpillière comme s'il s'agissait d'une proie. Erwin soupira et agita la serpillière dans tous les sens.

"Parce qu'il est un peu chiant, là !"

Jeudi 3 juin

La chaleur était étouffante. Toutes les douches d’Alexis n’y changeaient rien. Elle n’était que sueur et désespoir. Elle avait mis ses vêtements les plus légers, les plus courts, mais elle était incapable de sentir une quelconque fraîcheur. De temps en temps, elle se passait la tête sous le robinet de la cuisine dans l’espoir fou de se rafraîchir, mais cela ne marchait que quelques minutes tout au plus. Même les canalisations avaient chaud. Son chat était quasiment introuvable, se prélassant sûrement dans les endroits inaccessibles où même les rayons du soleil ne pouvait pas pénétrer. Quant à Alexis, elle était allongée sur le canapé, une jambe et un bras ballant, hurlant silencieusement de cette torture qu’elle vivait.

Si ça n’avait été que la chaleur, Alexis aurait pu survivre. Mais il y avait les allergies en plus. Alexis ne les avait tous les ans. Comme pour rajouter un peu de piment dans sa vie, à chaque fin de printemps, la roulette russe de l’univers décidait si Alexis allait décéder ou vivre décemment. Cette année, elle était malheureusement mal tombée. Ses yeux la brûlaient. Son nez était en feu. Sa gorge sifflait à chaque respiration prise trop forte. Alexis avait l’impression que son corps n’était qu’un amas de douleur et qu’elle allait crever sur ce canapé, seule, sans même son chat pour lui remonter le moral.

L’avantage c’est qu’Erwin était maintenant le cadet de ses soucis. Son colocataire n’aura jamais autant eu la vie tranquille. Il pouvait mettre toute la musique du monde, aussi chelou et forte qu’il le désirait, Alexis ne levait pas le petit doigt. De temps en temps, cela lui rappelait qu’elle était vivante et que la souffrance était éternelle, mais à part ça elle était sourde au monde extérieur. Pourtant, alors qu’elle était en train d’éternuer pour la sixième fois de suite, laissant échapper des couinements de douleur de temps en temps, Alexis se trouva obligée de rappeler à son colocataire son existence.

D’un pas lent, Alexis alla toquer à la porte d’Erwin. Peut-être était-il en train de décéder, peut-être n’était-il pas réellement là depuis le début. Dans tous les cas, il ne répondit pas tout de suite. Alexis laissa tomber sa tête contre la porte, comme un ultime effort de toquer. Finalement, Erwin ouvrit la porte, ce qui déséquilibra Alexis pendant un court instant. Retrouvant vite ses esprits, elle leva ses yeux rougis et larmoyants vers Erwin. Après un reniflement des plus glamour, elle tenta de communiquer pour la première fois de la semaine :

« Est-ce que da des bouchoirs sideplé ? »

Elle renifla une seconde fois. Si un jour elle avait peut-être songé à draguer Erwin pour voir s’il pouvait y avoir plus, ce moment précis lui indiquait que ça n’arriverait jamais. Jamais. Son sex-appeal n’avait jamais été aussi bas. À vrai dire, on pouvait dire sans problème qu’il était à un niveau négatif.

« Pitié. Je bais bourir. »

Les examens n'allaient pas tarder à arriver. Erwin avait passé les derniers jours enfermés dans sa chambre pour étudier. Il avait décidé de travailler en portant des bouchons d'oreilles : les reniflements d'Alexis qui se traînait dans l'appart' telle une misérable ne l'aidaient vraiment pas à rester concentré. Mais il ne pouvait pas en vouloir à sa coloc', elle n'avait pas choisi d'avoir un rhume des foins... D'ailleurs, elle s'était montrée bien plus agréable pendant les dernières semaines que durant le début de l'année. Elle ne venait plus râler sur Erwin à la moindre occasion, ils faisaient souvent leurs pauses et leurs repas en même temps pour se changer les idées et elle venait parfois même lui proposer du thé pour se concentrer ou pour se maintenir éveillé, selon l'heure.

Avec ses bouchons d'oreilles, Erwin avait l'impression d'être dans l'eau. Il n'entendait rien d'autre autour de lui à part sa respiration. Il paraît que les bruits de son propre corps peuvent rendre un homme fou. Dès qu'il retrouvait l'ouïe face au monde extérieur, Erwin avait plutôt l'impression que c'était les éternuements d'Alexis qui pouvaient rendre fou. Il remettait instantanément ses bouchons d'oreilles. A travers le vide qui l'entourait, l'étudiant perçut un son grave, bas. Il déboucha une de ses oreilles. Un dernier bruit contre la porte. Erwin posa ses affaires sur son bureau et saisit un paquet de mouchoirs. Lorsqu'il ouvrit, il tomba sur une Alexis moribonde, les yeux et le nez rouges, le visage gonflé par la fatigue et la lassitude.

"Est-ce que da des bouchoirs sideplé ? Pitié. Je bais bourir."

Erwin lui tapa le paquet de mouchoirs dans les mains avant même d'entendre la fin de sa phrase. C'était la cinquième fois en deux jours qu'elle venait lui demander de la sauver. Il était allé acheter une réserve de mouchoirs rien que pour elle, puisqu'elle n'avait pas l'air décidée à s'en procurer par ses propres moyens. Elle préférait garder une allure pitoyable et errer dans l'appartement comme un zombie.

"Tsss. Drama queen. Mouche-toi, ton nez coule. Je te fais un thé au miel ?"

Alexis hocha la tête en tirant un mouchoir du paquet et s'empressa de fourrer son nez dedans. Erwin sourit. C'était visiblement l'heure de faire une pause. Il se décala de la porte et tapota la tête d'Alexis avant de se rendre dans la cuisine.

Mercredi 16 juin

Erwin rentrait après avoir passé son quatrième examen. A présent, il avait un trou dans son horaire, il avait le temps de souffler un peu avant les deux derniers. Il pouvait se permettre une journée de détente après les efforts fournis. Plus que deux, plus que deux ! Le décompte commençait enfin à être encourageant. Au programme de cet après-midi : biscuits devant la télé. Mais lorsqu'Erwin passa dans le salon pour se rendre à la cuisine, le programme fut légèrement chamboulé.

Alexis, qui avait toujours jugé Erwin dans ses moments de fainéantise dans le fauteuil, s'y trouvait en ce moment, vêtue d'un simple t-shirt trop large au-dessus d'un bas trop court, pour peu qu'il y ait un bas par-dessus sa culotte, les cheveux en bataille et une légère trace grise sur les joues, comme du mascara liquéfié. Erwin s'approcha de sa coloc' qui semblait presque morte tant elle était immobile.

"Alexis ? Y a un problème ?"

Alexis avait l’impression que son cœur avait cessé de fonctionner. Ou alors battait-il au ralenti ? Elle ne sentait plus rien dans sa poitrine qu’un trou béant. Tout était douloureux. Respirer. Déglutir. Vivre. Elle avait essayé pourtant. Les deux premières heures ont été facile. Elle avait juste eu à aller jusqu’au bureau d’un examinateur pour lui rendre son dernier dossier de l’année. Puis, elle avait discuté avec d’autres étudiants comme si de rien n’était. Enfin, elle était rentrée pour manger. Et là, devant son placard, après s’être mise en pyjama, Alexis s’était effondrée.

Il faisait de plus en plus chaud en cette période de l’année, mais elle aurait pu être dans un four qu’elle n’aurait rien remarqué. Les larmes finirent par se calmer, mais la tempête à l’intérieur de sa tête était toujours la même. Elle avait tenté de se lever, mais dès qu’elle se levait, les larmes remontaient. Alors elle resta allongée, inerte, attendant que le monde finisse d’exister. Elle pria tous les dieux pour s’endormir et ne plus jamais se réveiller. Ou alors, se réveiller en allant mieux. Sans avoir son estomac tordu dans tous les sens. Sans ce trou béant dans sa poitrine.

Alexis ? Y’a un problème ? Alexis bougea vaguement les yeux vers la source de ce bruit. Elle remarqua alors la silhouette d’Erwin. Elle tenta vainement de hausser les épaules, mais les larmes vinrent lui piquer les yeux. Elle voulait qu’il parte. Pourquoi il était là ? Il aurait dû être en examen. Pourquoi était-il toujours là quand ça n’allait pas ? Pourquoi ne pouvait-il pas fuir les situations compliquées ? Elle n’avait pas envie de lui parler. Elle voulait qu’il s’en aille, qu’il la laisse tranquille. Elle ferma les yeux quelques instants, essayant de ravaler les larmes qui brûlaient ses yeux.

D’une voix rauqua, étreinte de tristesse, Alexis réussit néanmoins à articuler :

« Super. J’me suis faite larguer. »

Après un court silence, Alexis jugea que la conversation était terminée. Mais Erwin fit un mouvement dans sa direction.

« Par qui ?
‒ Tout le monde. »

La voix d’Alexis se brisa sur ces derniers mots. Avait-elle vraiment envie qu’Erwin soit témoin de tout ça ? Ignorant le hurlement que son corps, ignorant les larmes qui décidèrent de couler quand même, obstruant sa vue, Alexis se leva. Elle fit un bref signe de la main en direction d’Erwin qui voulait dire « Mange sans moi, t’inquiète ça roule » puis se dirigea vers sa chambre, prête à s’effondrer sur son lit, dans le noir, dans sa solitude.

"Super. J'me suis faite larguer."

Erwin ne put s'empêcher de demander par qui.

"Tout le monde."

Erwin ne sut quoi dire, il resta d'abord muet de surprise. Passer d'une personne à zéro, c'était courant. Passer de deux à zéro, ça devait être un coup dur, très dur. La voix brisée d'Alexis lui serra le coeur. Elle ne méritait pas ce qui lui arrivait, vraiment pas. Voyant qu'elle se levait pour s'enfermer quelque part, il lui fit signe de rester dans là où elle était.L'étudiant posa son sac près de la table basse et se rendit dans la cuisine. Il fouilla un moment dans le congélateur, puis dans un tiroir pour en sortir deux cuillères. Il revint vers Alexis et tendit deux pots de glace devant elle.

"Chocolat ou vanille ?"

Il avait mis toute la douceur possible dans sa voix, esquissant un léger sourire pour encourager Alexis. Elle leva à peine les yeux, juste assez pour distinguer ce qui se balançait devant son nez. Elle tendit les mains vers un des deux pots de glace, Erwin lui tendit une cuillère. Il s'assit à côté d'elle en ouvrant le deuxième pot de glace pour lui. Il ne dit rien au début. Alexis semblait contempler sa glace, comme si elle attendait qu'elle fonde. Erwin se mordit la joue. Il espérait sincèrement que sa colocataire retrouverait le sourire.

"Si tu veux en parler... Mais sinon on peut aussi juste allumer la télé et regarder un truc qui te fera penser à autre chose."

Erwin parlait à voix basse. Il ne savait pas exactement pourquoi. Alexis resta silencieuse un petit moment, son chat en profita pour faire son apparition. Il miaula d'abord plusieurs fois, signalant qu'il était là et sans doute qu'il avait faim. Puis, voyant sa maîtresse en boule dans le fauteuil, il sembla comprendre que quelque chose n'allait pas et grimpa à côté d'elle. Il se frotta un peu au bras d'Alexis avant de se coucher tout contre elle.

Erwin la regarda caresser son chat d'une façon mécanique, comme si c'était un simple réflexe. Son regard embué fixait quelque chose qui n'existait pas. Erwin ressentait un petit pincement au coeur. Il n'avait jamais vu sa colocataire dans cet état et il aurait aimé que ça n'arrive jamais. D'un geste doux, il posa sa main sur le bras d'Alexis.

"Je vais allumer la télé, ça te changera les idées. Tu pourras parler quand tu le sentiras."

Sans réellement comprendre comment elle était retournée sur ses pas, Alexis se retrouva de nouveau sur le canapé, les genoux remontés contre sa poitrine. Elle avait un pot de glace à la vanille sous les yeux et se demanda ce qu’elle devait en faire. La douleur qui tordait son estomac ne laissait pas de place à la faim et encore moins à du réconfort. Pourquoi n’était-elle pas dans son lit en train de remuer ce couteau invisible dans son cœur à l’aide d’une playlist particulièrement bien choisi ?

Si tu veux en parler… Mais on peut aussi juste allumer la télé et regarder un truc qui te fera penser à autre chose. Ah, oui. Erwin. C’était pour lui qu’elle était assise devant un pot de glace plutôt que coucher dans son lit à se morfondre. Elle aurait aimé lever la tête, lui dire tout que tout allait bien, mais elle était bloquée sur ce point invisible au loin. Elle essayait de ne penser à rien d’autre qu’au néant face à elle, mais la présence d’Erwin avait tendance à la ramener à la réalité.

Un ronronnement se fit entendre près d’elle, détachant momentanément l’attention d’Alexis sur autre chose. Elle baissa les yeux vers une petite boule de poil qui venait de grimper près d’elle, frottant sa tête contre les jambes d’Alexis. D’une main presque machinale, tel un automatisme du corps, Alexis tendit sa main vers la boule de poil et la caressa. Pendant un court moment, quelques secondes tout au plus, il n’exista plus rien d’autres que ce chat et Alexis, repliée sur elle-même dans un canapé.

Puis la réalité revint de nouveau avec violence, contractant l’estomac d’Alexis dans une affreuse douleur. Elle revoyait Sera qui expliquant avec énormément de joie et d’excitation qu’elle était prise pour un stage de six mois à travers le monde pour étudier les phénomènes météorologiques. Elle était si heureuse, si comblée. Qu’est-ce qu’Alexis aurait pu lui dire ? Reste pour moi alors qu’on a aucun avenir ensemble ! Impossible. Alors elle s’était contentée de lui dire que son bonheur comptait avant tout. La conversation avait été triste, mais les deux jeunes filles s’étaient quittées avec le sourire. Peut-être qu’elle recommencerait dans six mois, quand Sera sera revenue.

On peut s’appeler ? Ce n’était jamais des bons mots dans la bouche de Cal – ou à recevoir comme texto de Cal. Sa vie était complètement chaotique. Alexis savait que ça arriverait à un moment donné. Cal ne pouvait pas tout supporter – son père, Elliot, Sam, elle. Alexis savait que s’il devait faire un choix pour éviter l’explosion, c’était Alexis qui partirait. Elle ne lui apportait pas grand-chose dans sa vie. Alors, encore une fois, elle avait juste expliqué qu’elle comprenait. Elle avait essayé de lui remonter le moral alors qu’elle se faisait larguer. La vie est parfois mal faite.

Un contact sur sa peau la ramena dans le présent. Alexis tourna la tête sur le côté pour croiser le regard d’Erwin. Il la fixait avec un visage si doux qu’elle en oublia presque tout le reste. Je vais allumer la télé, ça te changera les idées. Tu pourras parler quand tu le sentiras. Encore une fois, elle hocha la tête par automatisme plus que par réelle conviction. Alors il retira sa main, ne laissant plus qu’une trace invisible et brûlante sur la peau froide d’Alexis.

L’automatisme de survie la fit prendre une cuillère de glace pendant qu’une série dont elle ne suivait rien se déroulait sous ses yeux. Dans un effort presque surhumain, Alexis reposa le pot. Si elle avalait une deuxième cuillère, elle allait probablement vomir. Distraitement, elle posa sa tête sur l’épaule d’Erwin.

***

Lorsqu’Alexis ouvrit les yeux, Erwin était toujours là. Elle avait glissé par rapport à sa position initiale, la tête maintenant reposée sur ses cuisses. Son chat, endormi contre son ventre, sembla sentir le réveil de sa maîtresse et s’étira. Après un regard vers elle, il descendit du canapé et disparu dans le couloir. Alexis se redressa doucement, complètement courbaturée par cette position improbable. Elle tourna la tête vers Erwin qui la regardait d’une façon qu’elle n’arrivait pas à analyser. Dans un ultime effort, elle articula :

« Pardon. »

Alexis passa une main sur son visage, dans l’espoir de réveiller l’air endormi qu’elle devait avoir. Sa bouche pâteuse lui indiquait qu’elle aurait peut-être dû boire quelque chose depuis qu’elle était revenue. Alexis s’éloigna légèrement d’Erwin.

« Tu devrais réviser plutôt que t’occuper de moi. Je suis une grande fille. J’ai déjà survécu à une rupture. Mon premier copain m’a largué pour ma sœur. Heureusement que ni Sera, ni Cal ne l’ont rencontrée, ils seraient partis beaucoup plus vite pour elle. »

Alexis avait détourné les yeux d’Erwin, fixant de nouveau un point invisible au loin. Les larmes revinrent lui piquer les yeux. Elle qui avait fait le choix de s’autoriser à aimer plusieurs personnes à la fois se retrouvait bien bête. Son cœur était d’autant plus brisé.

Alexis n'avait pas vraiment regardé ce qui passait à la télé, ses yeux mornes se trahissaient personne. Elle avait à peine touché à sa glace, ce qui n'avais pas vraiment étonné Erwin. Au moins, il avait essayé. Il avait pensé à se lever pour aller remettre le pot de glace au congélateur avant qu'il ne contienne plus qu'une flaque de vanille à boire à la paille. Mais Alexis avait posé sa tête sur son épaule et il n'avait pas voulu bouger. Lorsqu'elle s'était endormie, il avait souri en se disant qu'elle aurait l'esprit tranquille pour un moment.

Pendant qu'Alexis dormait, Erwin réussit à attraper son sac du bout des pieds. Il l'ouvrit et en tira un livre. Par chance, c'était le livre servant de support au cours qu'il lui restait à passer. Il feuilleta l'ouvrage, relativement concentré, puis la tête d'Alexis glissa et lui arriva sur les jambes. Le livre leva pour ne pas cogner sa coloc', Erwin la regarda quelques secondes en se demandant si elle allait se réveiller. Mais non, rien. Le chagrin l'avait apparemment épuisée. L'étudiant posa son livre à côté de lui pour le parcourir encore, mais cette position était définitivement nulle pour un travail optimal. L'étudiant laissa son livre ouvert à côté de lui et se pencha en arrière, renversant sa tête sur le haut du fauteuil. Il ferma les yeux et s'endormit à son tour.

Il se réveilla lorsque le chat se mit à gratter son sac dans l'idée d'y faire ses griffes. D'un geste de la main, il lui fit comprendre que ce n'était pas du tout une bonne idée. Le chat prit un air frustré et s'en alla. Alexis remua alors. Elle ouvrit les yeux, émergea lentement. Erwin la trouva attendrissante avec cet air doux et innocent du réveil.

"Pardon."

Est-ce qu'Alexis s'excusait d'avoir dormi ? D'avoir pleuré avant ? D'avoir glissé après ? Erwin ne savait pas trop. Il fit signe à sa colocataire qu'il n'y avait pas de raison de s'excuser. Si ça l'avait dérangé, il l'aurait écartée dès le début, non ? Le plus dérangeant dans toute cette histoire avait été le chat qui souhaitait s'en prendre au sac d'Erwin. A part ça, il supportait très bien la situation. Ce n'était pas comme si Alexis n'avait jamais dormi contre lui...

"Tu devrais réviser plutôt que t'occuper de moi. Je suis une grande fille. J'ai déjà survécu à une rupture. Mon premier copain m'a largué pour ma sœur. Heureusement que ni Sera, ni Cal ne l'ont rencontrée, ils seraient partis beaucoup plus vite pour elle."

Erwin eut mal pour elle. Elle souffrait, détourner le regard pour cacher ses yeux brillants ne suffisait pas à cacher ça. Quelle vie de merde elle avait, avec sa famille ! Qu'est-ce que sa soeur pouvait bien avoir de tellement mieux qu'Alexis pour que tout le monde semble la préférer de loin ? Erwin trouvait sa coloc' très bien comme ça ! Qu'est-ce qu'on pouvait demander de plus qu'une fille studieuse, débrouillarde et attachante, en tant que père ? Qu'est-ce qu'on pouvait demander de plus qu'une partenaire aussi ouverte, aussi douce et vive à la fois, en tant que copain ou copine ? Qu'est-ce qu'on pouvait demander de plus qu'une étudiante en géologie qui offre des pizzas pour s'excuser, en tant que coloc' ?

"J'ai déjà étudié, j'ai le temps de me relaxer."

Erwin désigna le livre ouvert à côté de lui et Alexis sembla ne pas comprendre tout de suite de quoi il s'agissait. Puis le déclic se fit et elle hocha la tête. Son colocataire la regarda. Il la regarda fixer la fenêtre d'un air absent. Il la regarda étirer ses jambes hors du fauteuil. Il la regarda démêler une mèche de cheveux à la va-vite. Il attira son attention d'un petit geste de la main. Elle se tourna vers lui.

"Si t'es toujours aussi fatiguée, va dans ta chambre. Et si tu veux rester ici, je peux aller m'enfermer avec Bubulle, si tu veux."

Il garda le silence un moment. Comme Alexis ne répondait pas et ne bougeait pas, il décida de se rendre dans sa propre chambre pour laisser la jeune fille souffler un peu. Elle était effectivement assez grande pour venir le chercher d'elle-même si elle avait besoin de lui parler ou tout simplement de passer un peu de temps en compagnie de quelqu'un. Ce n'est pas comme si elle se gênait pour frapper à sa porte. Erwin se leva, ramassa son livre qu'il remit d'un geste hasardeux dans son sac.

"Je te laisse tranquille. Hésite pas à venir si tu as besoin. J'ai le temps de m'occuper de ma caillouteuse adorée."

Il prit le pot de glace fondue, alla la remettre au congélateur en espérant qu'elle ressemblerait encore à quelque chose après son passage au froid, puis se rendit dans sa chambre.

Erwin lui laissait le choix : voulait-elle qu’il reste ou voulait-elle qu’il parte ? Alexis ne savait pas. Alexis n’avait pas envie de faire des choix. Alexis avait fait des choix plusieurs fois dans sa vie, et voilà où elle était rendue. Alors, murée dans son mutisme, elle regarda Erwin prendre cette décision tout seul. Elle le regarda se lever, ramasser son livre, prendre son sac, ranger le pot de glace fondu, puis se rendre dans sa chambre. Je te laisse tranquille. Hésite pas à venir si tu as besoin. J’ai le temps de m’occuper de ma caillouteuse adorée. Un maigre sourire se dessina sur les lèvres d’Alexis. Elle n’avait jamais demandé quoique ce soit aux autres, ce n’était pas aujourd’hui qu’elle allait commencer. Et puis, c’était bientôt les vacances. Erwin partirait sûrement de l’appart pendant qu’Alexis pourrait y rester se morfondre pendant deux mois avant le mariage de sa sœur. Cette perspective était presque plus douloureuse que le reste.


Vendredi 18 juin

Cela faisait maintenant deux jours qu’Alexis était doublement célibataire. Une fois passé l’affreuse première journée, elle était capable de tenir plus ou moins des conversations avec Erwin, de sourire, et même de faire quelques blagues. Mais pas tout le temps. Il y avait toujours ces moments où son regard se perdait dans le vide, où elle repensait à ce qu’il s’était passé, où n’avait plus la force de vivre convenablement. Elle essayait quand même, la plupart du temps. Finalement, avoir un coloc la poussait à sortir de sa grotte.

Ce soir néanmoins, alors que son regard las se posait sur son réveil qui indiquait vingt-heures, Alexis n’avait pas envie de sortir de sa grotte. Elle avait déjà eu la foi de manger de la glace à midi, alors elle n’allait pas secouer son estomac davantage en prenant un deuxième repas dans la journée. Et puis Erwin était parti, non ? En tout cas, elle ne l’entendait plus depuis quelques heures. Ou alors c’est parce qu’elle s’était endormie ? Alexis perdait un peu la notion du temps.

Son regard glissa sur son plafond qu’elle discernait dans le noir. Peut-être qu’elle aurait dû ouvrir ses volets la veille pour au moins aérer sa chambre. Peut-être qu’elle aurait dû, c’est vrai. Mais elle ne l’avait pas fait. Alexis trouvait un certain réconfort à attendre passivement que le temps passe, dans le noir, en espérant qu’à un moment donné, quand elle rouvrirait les yeux, elle ne sentirait plus aucune douleur.

Finalement, alors qu’elle s’était de nouveau perdue dans les rouages de son propre cerveau, elle entendit toquer. C’était discret, comme si Erwin ne voulait pas la réveiller. Elle hésita à ne pas lui répondre. Mais à quoi bon faire semblant de n’être pas là, elle ne leurrait personne.

« Ouais. »

Lâcha-t-elle sans bouger de son lit. Elle leva vaguement les yeux pour apercevoir la porte s’ouvrir et laisser entrer un filet de lumière.