Le Camp Jupiter avait toujours été inaccessible pour Thea. Il lui aurait fallu être appelée par Lupa, lui disait-on. Seuls les légionnaires ou anciens légionnaires peuvent mettre les pieds au Camp Jupiter, lui répétait-on. Ce qu’on avait ommis de lui dire, par contre, c’était que les grecs pouvaient tout à fait aller et venir au Camp Jupiter sans qu’on ne leur demande jamais des comptes. Évidemment, les accords entre Chiron et les Préteurs stipulaient une certaine… cohésion, organisation. Mais Thea savait repérer les flous juridiques lorsqu'elle en voyait un.

Thea n’était pas inscrite à la Colonie des sang-mêlé. Elle avait refusé les quelques fois où ses parents adoptifs le lui avaient proposés. Juste pour les vacances, lui avaient-ils proposé. Non. C’était un non catégorique pour la jeune fille. Elle refusait de recommencer à zéro quelque part, elle refusait de vivre là-bas, elle refusait de revivre dans un énième foyer. C’était non. C’était définitif.

… Mais. Parce qu’il y avait un « mais ». Thea se rendait souvent à la Colonie, au moins une fois par semaine, pour s’entraîner auprès d’Alexis. Alexis, l’une des combattantes les plus incroyables que Thea n’ait jamais eu le luxe de côtoyer. Une jeune femme étrange, fascinante, terrifiante mais dans le bon sens. Parce qu’il existait ce flou dans la position de Thea, Chiron ne disait rien quand elle venait. Elle acceptait de dormir parmi les Hermès le temps d’une nuit - mais elle était certaine de pouvoir négocier auprès d’Alexis de dormir dans son canapé, elle y était presque ! - et on ne lui disait rien.

Thea était dans ce flou précis où elle était juste assez grecque et juste assez romaine, un équilibre précaire mais sur lequel elle restait solide, pour pouvoir naviguer dans les deux camps sans qu’on ne lui dise rien.

L’idée venait de Niamh, évidemment. Alors Thea avait tenté de pénétrer le Camp Jupiter et, par miracle, personne ne l’avait foudroyé sur place. Personne ne l’avait renvoyé chez elle. Personne n’avait rien dit. Les gens qui la connaissaient la saluaient joyeusement. Ceux qui ne la connaissaient pas la considérait de loin sans se poser de questions. Elle mettait un tshirt orange - pas celui de la Colonie, mais un orange quand même - juste pour jouer sur la confusion.

Le mercredi, c’était le jour de la visite. Niamh et elle mangeaient ensemble dans l’espèce de petit coffee qui se trouvait là-bas et Thea, comme à chaque fois, tremblait d’excitation à l’idée de ce rendez-vous - que Clément n’approuvait pas du tout mais il avait toujours été incapable de refuser quoique ce soit à Niamh.

« Anthea ? On te demande. »

L’utilisation de son prénom la fit frissonner. Elle était en avance pour son rendez-vous - juste de deux heures - mais elle ne s’attendait pas à ce qu’on vienne la voir pour autant. Elle était habituée à être plutôt tranquille à cette heure-là. Cependant, lorsque le légionnaire lui indiqua que Wren Exitium l’appelait, Thea fondit sur place. Elle se maudit intérieurement. Elle n’avait pas dû être assez prudente. Elle allait se faire pourrir, c’était certain.

Thea suivit le légionnaire jusqu’aux casernes de la première cohorte puis se retrouva seule face à la porte qui menait au bureau (?) de Wren. Thea toqua discrètement puis se frappa les joues pour se donner contenance. Lorsqu’elle fut invitée à ouvrir la porte, Wren se tenait debout, droit comme un « i », les bras croisés dans son dos. Thea déglutit puis lui servit un sourire timide.

« Tu m’as fait appeler…? »

Thea opta pour la carte de l’humilité. Niamh lui avait beaucoup parlé de Wren, la plupart du temps en positif, mais iel était assez compliqué à lire. Et impressionnant. Iel avait une aura similaire à Alexis, cette aura de guerrier, de leader, de personne à ne surtout pas contrarier.

« J’ai… des questions concernant ta situation. »

Est-ce que le sol tanguait ? Thea avait l’impression que c’était le cas. Était-ce humainement possible de sentir la terre tourner ? Thea était certaine de la sentir parfaitement bien à ce moment. De la sueur coulait le long de son dos. Thea allait se faire d-é-c-h-i-r-e-r.

« Qu’est-ce que… »

Thea prit une profonde inspiration. La panique ayant atteint son paroxysme, elle avait l’impression que la bouche de Wren s’ouvrait et se refermait au ralenti, que ses yeux la scrutaient jusqu’aux tréfonds de son âme. Thea ne sentait même plus son coeur battre. C’était une bonne nouvelle, ça signifiait qu’elle avait le temps de construire sa défense.

Le cerveau de Thea s’emballa, cherchant toutes les excuses possibles concernant sa présence, récurrente, au sein du Camp Jupiter. Wren n’était pas stupide, iel saurait que Thea jouait dans les flous juridiques de cette entente entre les deux camps. Elle était une anomalie là où les romains ne cherchaient que de l’ordre. Il lui suffisait tout simplement de trouver l’excuse parf—

« Où est-ce que se situe ta loyauté ? »

Le temps reprit son cours, martellant la poitrine douloureusement la poitrine de Thea. Où est-ce que quoi ? La question la reprit tellement au dépourvu que Thea garda la bouche légèrement entrouverte, comme si elle n’était qu’un stupide petit poisson rouge. Alors qu’un vague « Je » interminable se glissait entre les lèvres de Thea, Wren lui coupa la parole :

« J’ai… du mal à faire confiance aux grecs. »

Oh. Thea referma la bouche. La réponse était finalement toute simple. Elle ne demandait aucune réflexion, aucune défense, aucune excuse. Bien sûr, Thea aurait pu faire un long discours pour expliquer que cela des dépendait des circonstances, que globalement sa loyauté allait vers les gens qu’elle aimait et que le Camp Jupiter, pas plus que la Colonie, ne méritait sa loyauté puisque l’un ne l’avait jamais appelé dans ses rangs et que l’autre n’avait pas été là au bon moment, mais Thea n’était pas assez bête pour partir sur ce genre de discours.

« À la Nouvelle-Rome. »

Sa réponse était simple, coulait avec naturel de sa bouche. La vérité fit relâcher la pression de ses épaules. Légèrement, tout du moins. Thea n’était toujours pas à l’aise. Elle continuait d’avoir l’impression que tout ceci était un traquenard et qu’elle allait quand même se faire engueuler. Et si Wren l’envoyait se battre dans l’arène contre les légionnaires les plus expérimentés ? Elle n’avait clairement pas assez d’entraînements pour faire face à ça. Thea se racla la gorge pour s’échapper de ses pensées.

« C’est normal de ne pas faire confiance à ce qu’on ne connaît pas. »

Thea ne savait pas très bien comment aborder cette conversation. Wren l’avait-elle appelée dans le but de l’interroger sur ses relations avec la Colonie ? Ou bien Thea était-elle en train de s’enliser dans une conversation piège qui la mettrait dans le pétrin ? Si seulement Clément était là…!