« C'est vrai. J'ai été stupide de ne rien te dire et de te suivre sans partager ton objectif. Mais j'avais envie d'être quelqu'un digne de toi, pouvoir prétendre à t'accompagner pendant notre apprentissage et encore plus loin. Ce voyage était peut-être le dernier que je pouvais faire avec toi, Alexis. Tu m'as promis de rester avec moi, je t'ai promis de rester avec toi. Et tu peux ne plus me faire confiance, mais tu pourras toujours croire mais promesses. Je ne t'ai rien dit pour l'Anh-Ju parce que... je pensais que tu le saurais, que Tracey ou Alekseï te l'aurait dit. Et c'est idiot parce que ce n'était pas à eux de te le dire. Mais moi, je n'y suis pas arrivé. J'avais trop honte, trop mal et trop besoin que tu me considères comme un vrai Marchombre. »

Alexis écouta longuement Erwin, s’imprégnant de chacun de ses mots. Elle tenta d’y voir un sens caché, un nouveau mensonge mais il n’y avait là que la simple vérité, celle dénudée de tout artifice, celle qui était sincère, celle qui faisait autant de mal que de bien. Alexis laissa toutes ses émotions glisser sur son corps au même rythme que les paroles d’Erwin. Elle lui était reconnaissante d’ouvrir son cœur. Elle lui en voulait d’avoir tardé à le faire. Elle était en colère d’apprendre tout ça que maintenant, d’être la dernière encore une fois. Elle était triste de voir la piètre image qu’Erwin avait de lui-même. Elle était touchée par ce besoin qu’il avait de renvoyer une certaine image pour elle. Elle était agacée qu’il ne se rende pas compte qu’il n’avait pas besoin de ça, qu’il était déjà parfait pour elle.

Puis le silence les enveloppa. Erwin semblait à bout de souffle de s’être exprimé aussi clairement. Alexis était au bord du précipice face à toutes les émotions qui la submergeaient. Laquelle gagnerait ? Alexis allait-elle crier ? Allait-elle lui pardonner ? Allait-elle être vexée, bouder, ne plus lui adresser la parole ? Allait-elle sourire et faire comme si elle n’était pas blessée ? Allait-elle lui tourner le dos pour engueuler Tracey et Alekseï de ne lui avoir rien dit ? Un milliard de possibilités s’étalait sous les yeux d’Alexis, un milliard de possibilités et aucune ne semblait tout à fait adaptée. Finalement, la jeune Marchombre ferma les yeux et inspira longuement. Elle fit le vide dans son esprit et prit quelques secondes pour elle avant de battre des cils et d’ancrer son regard dans celui d’Erwin.

« Tu as toujours été un Marchombre exceptionnel. Quand je te vois, je vois quelqu’un d’une souplesse et d’une agilité incroyable. Ta silhouette se fond avec l’ombre comme si elles étaient faites de la même substance. Je n’ai pas besoin d’un Conseil de vieilles personnes ou d’une montagne qui parle pour me dire ce que je dois penser ou non. Tu es Marchombre, Erwin. Que tu le veuilles ou pas. Que tu réussisses les épreuves tordues de l’Anh-Ju ou pas. Que tu reçoives la Greffe ou pas. »

Alexis fronça les sourcils et planta un doigt accusateur dans le torse d’Erwin.

« Je t’interdis d’essayer de te mettre dans ma tête, d’essayer de devenir ce que je pense, d’essayer de savoir comment je te vois. Si tu veux le savoir, tu me demandes, tu ne devines pas. J’ai passé ma vie à cacher mes pensées parce qu’elles m’appartiennent. N’essaie plus jamais de les deviner par toi-même. Je n’ai jamais eu honte de toi, je t’ai toujours admiré de notre première rencontre jusqu’à aujourd’hui. Ne prétends pas te penser indigne de quiconque juste parce que tu t’es foulé la cheville une fois. Tu es un Marchombre incroyable. Tu es une personne incroyable. Tu es un ami incroyable malgré le mensonge. »

Il y avait dans les mots d’Alexis une colère presque affectueuse. Oui, elle était énervée par toute cette histoire, par les mensonges, par les choses horribles qu’Erwin pensait de lui-même… mais elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver une affection folle à son égard. Elle avait autant envie de le pousser par terre que de le serrer contre elle. Elle serra ses bras contre sa poitrine, les sourcils toujours froncés.

« Et je ne te permets pas de qualifier ce voyage de dernier voyage car je te promets que je te traquerai jusqu’aux confins de Gwendalavir jusqu’à la fin des temps s’il le faut. »

Tandis qu'Alexis énumérait les qualités d'Erwin, ce dernier resta interdit. La voix de la Marchombre était empreinte de colère, son ton ne souffrait aucune contradiction, et pourtant, à tout cela se mêlaient les notes d'une affection et d'une sincérité qui faisaient vaciller les certitudes du jeune homme. Les mots d'Alexis semblaient n'avoir aucun sens et renfermer une vérité absolue en même temps. Erwin ne parvenait pas à croire tout ce qu'elle lui disait quant à son appartenance légitime à la Guilde des Marchombres, mais il savait que ces paroles creuseraient leur chemin pour atteindre sa raison. Il suffirait de laisser faire le temps.

La colère enfla dans la gorge d'Alexis. Ses mots se firent plus durs et coupants, telles des lames acérées ne manquant jamais leur cible. Une vraie Marchombre, jusqu'au bout des lèvres.

"Je t’interdis d’essayer de te mettre dans ma tête, d’essayer de deviner ce que je pense, d’essayer de savoir comment je te vois. Si tu veux le savoir, tu me demandes, tu ne devines pas. J’ai passé ma vie à cacher mes pensées parce qu’elles m’appartiennent. N’essaie plus jamais de les deviner par toi-même."

L'apprenti Marchombre se sentit honteux. Il comprenait parfaitement le ressenti d'Alexis, et il s'en voulait de ne pas avoir respecté ce qui aurait été sa volonté à lui aussi. Ne pas essayer de deviner. Ne pas inventer des pensées qui n'étaient pas les siennes. Ne pas attribuer une opinion à quelqu'un sans raison. Il n'avait évidemment pas eu conscience de ce qu'il faisait lorsqu'il supposait, à chaque fois, mais il s'en rendait compte à présent. S'il avait pu revenir en arrière, il l'aurait fait.

"Je n’ai jamais eu honte de toi, je t’ai toujours admiré de notre première rencontre jusqu’à aujourd’hui. Ne prétends pas te penser indigne de quiconque juste parce que tu t’es foulé la cheville une fois. Tu es un Marchombre incroyable. Tu es une personne incroyable. Tu es un ami incroyable malgré le mensonge."

Erwin eut envie de répliquer qu'il s'était tout de même bien "foulé la cheville" et qu'un Marchombre incroyable n'aurait sûrement pas continuer à boiter si longtemps après sa convalescence. Mais, pour toute réponse, sa bouche resta close et ses joues prirent la teinte d'un coucher de soleil. Son esprit s'affairait en catastrophe pour trouver des mots d'excuses adéquats. Alexis le prit de court.

"Et je ne te permets pas de qualifier ce voyage de dernier voyage car je te promets que je te traquerai jusqu’aux confins de Gwendalavir jusqu’à la fin des temps s’il le faut."

L'apprenti ne sut pas s'il s'agissait là d'une douce promesse ou d'une sombre menace. Mais cela le fit rire. Il oublia bien vite la honte et le remord : la joie de retrouver Alexis en forme et pour longtemps avait pris leur place. Qu'elle soit prête à le supporter aussi longtemps valait bien tous les pardons du monde.

"Et je te promets de ne jamais fuir bien loin."

La Marchombre esquissa un sourire et tenta, dans un même temps, de faucher les chevilles d'Erwin de son pied souple. Il esquiva de justesse mais ne prit pas le risque de rester sur place en attendant un deuxième essai. Il se mit en marche vers l'endroit qui avait servi de bivouac et où quelques-unes de leurs affaires traînaient encore, abandonnées là lorsqu'Alexis avait ressenti l'urgence de se rendre au Rentaï. Erwin avait encore du mal à croire qu'il avait bien entendu quand son amie lui avait dit que la montagne parlait...

Dans un silence serein, habité par les sourires et les regards bienveillants, les deux Marchombres se remirent en route pour quitter le désert des Murmures. Le trajet leur prendrait plusieurs jours, ils n'avaient pas de temps à perdre s'ils ne voulaient pas mourir bêtement après avoir franchit toutes ces épreuves. Erwin finit par rompre le calme qui planait entre eux.

"Tu ne m'as pas dit... Et peut-être que tu n'en as pas envie, mais la Greffe ? Tu l'as obtenue ?"

La complicité retrouvée avec Erwin remplissait le cœur d’Alexis de joie. Elle ne réalisa qu’à cet instant que tous les secrets qu’Erwin portait avaient entaché leur relation. La distance qui s’était creusée entre eux disparut en même temps que les non-dits et Alexis exaltait de retrouver le Erwin qu’elle avait toujours aimé. Au bout de seulement quelques heures de marche, le temps de retourner à leur campement de fortune, Alexis découvrit avec peine qu’on pouvait avoir mal aux joues à force de sourire et de rigoler. Un poids s’était envolé de leurs épaules et là, perdue au milieu de nulle part, Alexis se sentait plus que jamais libre.

Après une halte pour se reposer quelques minutes, les deux Marchombres reprirent la route pour quitter le Désert des Murmures - jusqu’à la prochaine fois, songea Alexis avec douceur en regardant Erwin. Bientôt, le silence les enveloppa de nouveau mais il n’y avait cette fois ni Rentaï ni secret pour entacher la beauté de ce moment. Alexis se délectait de tout ce qu’il était possible de se délecter. Le vent. Erwin. Le sable chaud. Erwin. Le frais de la nuit approchante. Erwin. L’eau qu’elle buvait. Erwin. Erwin qui lui lançait des coups d'œil. Erwin qui souriait. Erwin qui l’effleurait.

« Tu ne m'as pas dit... Et peut-être que tu n'en as pas envie, mais la Greffe ? Tu l'as obtenue ? »

Alexis réalisa qu’elle avait tout oublié de la Greffe. Grisée par ses retrouvailles avec Erwin, son Erwin, le vrai Erwin, elle avait complètement mis de côtés les épreuves qu’elle avait rencontrées quelques heures plus tôt. Un frisson lui remonta le long de l’échine, comme un avertissement de la Montagne se plaignant d’avoir déjà été mise de côté. Alexis s’excusa mentalement avant de reporter son attention sur Erwin.

« Oui, je crois. Je n’ai pas essayé mais je… je sens que oui. Quelque chose est différent. »

Alexis fixa ses mains puis le reste de son corps. Elle resta de longues secondes immobile, attentive aux mouvements infimes de son corps. Sa respiration. Son équilibre. Son sang qui battait furieusement à travers son corps. Elle sentait que quelque chose avait été éveillé, là, sous sa peau. Alexis glissa son regard le long de ses bras avant de relever les yeux et de croiser le regard intense d’Erwin. Elle lui sourit et laissa retomber ses bras le long de son corps.

« Je découvrirai bien quoi au moment opportun. »

***

Alexis observait les étoiles dans le ciel, bien trop consciente du corps d’Erwin à quelques centimètres du sien. Un vent glacial se glissa entre les branches des arbres et s’enroula autour du corps d’Alexis qui frémit. Elle remonta son sac de couchage tout contre son nez et se blottit contre elle-même. Le ciel disparut de son champ de vision mais Erwin apparut. Son souffle chaud. Sa peau comme enveloppée dans les rayons de lune. Sans vraiment s’en rendre compte, elle sortit l’un de ses bras du sac de couchage et approcha sa main du visage d’Erwin. Elle effleura le contour de son visage, de ses cheveux jusqu’à son menton, en prenant garde à ne pas le toucher réellement. Pourtant, lors du deuxième passage, ses doigts glissèrent sur une mèche de cheveux qui tombait entre ses yeux. Elle la souleva pour la dégager et se figea lorsqu’Erwin remua dans son sommeil. Là, immobile, une main dans les cheveux du Marchombre, le temps semblait ralentit. Alexis ne s’autorisa à expirer que lorsqu’elle fut certaine que le jeune homme dormait. Alors, dans un élan d’inconscience, elle laissa ses doigts passer sur la joue d’Erwin dans une caresse fugace qui, cette fois, fut le geste de trop. Erwin ouvrit les yeux à ce moment et croisa le regard d’Alexis. Pendant un instant d’éternité, la Marchombre ne bougea pas. Puis le rouge vint colorer ses joues et elle récupéra son bras qu’elle glissa contre son corps, sous son sac de couchage. Une autre bourrasque vint emmêler ses cheveux mais elle ne détourna pas le regard d’Erwin. Peut-être qu’en restant silencieuse, il se rendormirait et penserait qu’il s’agissait un rêve ? Alexis n’osait plus respirer.

« Je découvrirai bien quoi au moment opportun. »

Cela faisait déjà trois jours que les mots d’Alexis avaient résonné dans l’air du désert. Erwin ne lui en avait pas demandé davantage, il avait continué à marcher aux côtés de son amie sans rien ajouter, profitant simplement de cette présence plus palpable qu’avant.

Ce soir-là, alors qu’ils avaient retrouvé le couvert végétal des bois après avoir traversé de longues étendues rocailleuses et arides, la nuit était tombée comme un rideau sur une scène de théâtre. A vivre à découvert, les deux Marchombres avaient pris l’habitude que les étoiles les avertissent ; ils n’avaient plus cette occasion sous les arbres. Pour ne pas se faire surprendre de la même manière par l’aube, ils avaient établi leur bivouac dans une clairière. La voûte céleste en guise de plafond lointain, Erwin respirait un peu mieux. Les petits points lumineux qui éclairaient l’espace prenaient l’allure d’un million de lucioles, et en tendant l’oreille, le jeune homme pouvait les entendre chanter de tendres berceuses. Dans le silence musical des bois, il s’endormit.

Un courant d’air fit frémir les cheveux d’Erwin. Immergé dans son sommeil, au chaud dans son sac de couchage, l’apprenti Marchombre ne cilla pas. Le vent était un ami, sa caresse un signe de liberté. Il goûta agréablement cette douceur sur son front et laissa les rêves lui tendre la main. La deuxième fois, cependant, Erwin sentit qu’il ne s’agissait pas d’un courant d’air. Le vent n’avait pas cette forme, cette chaleur, ni cette odeur. Le vent ne déposait pas ainsi son empreinte sur sa joue.

Erwin ouvrit les yeux.

Son regard croisa celui, figé, d’Alexis. Ses pupilles parcoururent le chemin de la Marchombre jusqu’à la limite de son champ de vision : son épaule, son bras, sa main qu’il devinait, ses doigts qu’il sentait sur la peau de son visage. Revenir à Alexis. Qui n’avait toujours pas bougé. Absence de mouvement. Battements de cœur. Une chaleur dans les joues tira Erwin de sa léthargie. Doucement, il sortit une main de son sac de couchage, glissa ses doigts sur ceux de la Marchombre. Ses pensées s’entremêlèrent, se contredirent, certains hurlèrent et d’autres murmurèrent. Il n’en écouta aucune, se contenta de sentir ce contact entre leurs mains. Un sourire timide s’étira sur son visage fatigué. Lorsqu’il vit les lèvres d’Alexis imiter les siennes, il ferma à nouveau les yeux et laissa le sommeil le happer une fois de plus pour le plonger dans la douceur des rêves.

Le matin arriva à pas de loup. Il réveilla Erwin et Alexis en douceur. Peu de mots furent échangés tandis que les deux amis prenaient leur petit-déjeuner et remballaient leurs affaires pour continuer leur périple. Parler était-il nécessaire lorsque l’on partageait le secret des doigts entrelacés ? Aucun des deux Marchombres ne mentionna la nuit qui s’était écoulée. Nul besoin de le faire, ils avaient déjà tout partagé en silence.

Ils prirent bientôt le départ pour la suite de leur voyage. Erwin traîna toutefois derrière Alexis. Il lui fit signe de ne pas l’attendre, prétextant qu’il avait une dernière chose à faire. La Marchombre avança dans les fourrés et le jeune homme resta seul dans la clairière. Il s’approcha des cendres éparses qu’il restait de leur feu de la veille. Dans cette terre grise encore légèrement fumante, Erwin plongea un doigt et traça quelques mots destinés à qui passerait par là avant que le vent fasse son travail d’effacement.

Complicité des étoiles,
Douceur de la nuit,
Un cœur qui bat plus fort.

A peine sa main retirée du tas de cendres, Erwin sentit l’air lui caresser les bras et recouvrir d’une fine pellicule grise les mots posés sur le sol. L’apprenti Marchombre sourit et s’empressa de rejoindre Alexis.

Ils avançaient désormais depuis plusieurs heures, n’ayant pris une pause que pour s’abreuver et manger quelque chose. Les bois n’avaient toujours pas montré leur frontière et la fraicheur des feuillages protégeait les deux Marchombres des rayons du soleil haut dans le ciel. Jusqu’alors, les conversations entrecoupées de silences agréables n’avaient eu que peu d’importance. En cet instant, Erwin se posait toutefois une question plus sérieuse que les précédentes. Il interpella presque timidement Alexis.

« Dis, sur le Rentaï… tu avais l’air d’entendre quelque chose alors que je n’entendais rien. Je me demandais si tu avais été complètement emportée par ce que tu entendais ou si tu avais toujours accès à tes propres pensées, tes gestes… Si tu étais toujours toi. Et, si c’était le cas, je me demande sans cesse à quoi tu pensais. Qu’est-ce qu’on se dit quand on est sur cette montagne ? »

Comme à chaque fois qu’il abordait cette épreuve qu’Alexis avait connue et pas lui, Erwin avait l’impression de mélanger les mots, de ne pas se faire comprendre. Après tout, lui-même ne comprenait pas grand-chose à ce qu’avait vécu la Marchombre. Ce sentiment lui laissait une sècheresse dans la gorge et une boule dans l’estomac. Il n’aimait pas cette sensation qui creusait un fossé dans la douce plénitude que lui avaient offerte la nuit et la main d’Alexis sur sa joue. Cet instant où tous les mots du monde n’étaient rien à côté de leurs regards de et leurs doigts se touchant. Comment pouvait-il se sentir si entier en présence d’Alexis et à la fois si incomplet face à elle qui avait réussi tant de choses ? Et puis, il y avait également cette petite pointe d’égoïsme que l’apprenti Marchombre sentait poindre au fond de lui.

« En fait, je veux surtout dire… Est-ce que tu pensais à moi ? »

« Dis, sur le Rentaï… tu avais l’air d’entendre quelque chose alors que je n’entendais rien. Je me demandais si tu avais été complètement emportée par ce que tu entendais ou si tu avais toujours accès à tes propres pensées, tes gestes… Si tu étais toujours toi. Et, si c’était le cas, je me demande sans cesse à quoi tu pensais. Qu’est-ce qu’on se dit quand on est sur cette montagne ? »

Perdue dans la contemplation de sa propre main et par le souvenir des doigts d’Erwin entrelacés aux siens, Alexis n’entendit pas Erwin s’approcher d’elle. Son cœur faillit s’arracher de sa poitrine sous la surprise et elle eut bien du mal à remettre de l’ordre dans ses pensées et dans les mots d’Erwin. Elle capta les mots clés de sa longue tirade, comprenant qu’il l’interrogeait sur le Rentaï mais elle avait l’impression qu’il y avait quelque chose qu’elle ne captait pas, un sous-entendu qu’elle ne parvenait à décrypter. Peut-être aurait-elle dû moins se focaliser sur le passé et plus sur le présent. Alors qu’elle ouvrait la bouche pour répondre à cette question dont elle n’avait pas vraiment la réponse, Erwin s’empressa d’éclairer le fond de sa pensée.

« En fait, je veux surtout dire… Est-ce que tu pensais à moi ? »

Alexis fronça très légèrement les sourcils avant de sentir le rouge colorer ses joues. Cette phrase, directe et dénudée de tout sous-entendu, déstabilisa Alexis plus que raison. Afin de protéger son coeur, son premier réflexe aurait été de faire une blague, de dire quelque chose pour détendre l’atmosphère… Mais elle savait qu’en faisant ça, elle risquait de blesser celui d’Erwin. Ne venait-il pas d’être honnête avec elle dans son approche ? Ne méritait-il pas le même traitement ? Les mots se bousculèrent dans la gorge d’Alexis et peinaient à glisser hors de ses lèvres légèrement entrouvertes. Elle toussota, comme pour remettre de l’ordre dans ses pensées avant de répondre :

« Je pense à toi tout le temps, Erwin. »

L’honnêteté appelait l’honnêteté mais Alexis fut surprise des mots qui s’échappaient de sa bouche. Peut-être que c’était trop honnête ? Peut-être pas ? À force de se poser un million de questions, Alexis commençait à avoir la tête qui tourne.

« Le Rentaï n’est pas une simple montagne, elle parle à ton âme directement. C’était comme entendre… un chant ? Un appel ? Sa “voix”, si on peut dire ça, résonnait dans tout mot pour m’attirer vers elle. C’était… déconcertant mais en même temps ça faisait sens. Quand je l’escaladais, j’avais l’impression qu’on me disait où je devais aller. Le Rentaï était pas devenu moi… J’étais devenue le Rentaï. Ou alors… Nous faisions qu’un. Mais j’étais toujours moi. Alexis fit une pause et chercha le regard d’Erwin avant d’ajouter, presque dans un murmure : Je suis… toujours moi. »

Alexis ne savait pas si elle avait vraiment répondu aux questions qu’Erwin se posait. Parfois, elle aimerait pouvoir avoir accès directement à ses pensées et qu’il ait accès aux siennes. Il pourrait alors savoir à quel point elle tenait à lui, à quel point sa vie était plus douce à ses côtés, à quel point il était au centre de ses pensées, à quel point… Non, peut-être qu’il valait mieux qu’il n’ait pas accès à ses pensées, finalement.

"Je pense à toi tout le temps, Erwin."

Un coup de tonnerre déchirant le silence. Un sourire s'étirant sur le visage d'Erwin. Heureusement qu'Alexis ne le regardait pas directement, il n'avait pas à lui cacher son visage coloré d'écarlate. Il avait espéré une réponse telle que celle-là, mais il n'avait pas imaginé précisément ces mots. Son coeur faisait des bonds insensés dans sa poitrine.

"Le Rentaï n’est pas une simple montagne, elle parle à ton âme directement. C’était comme entendre… un chant ? Un appel ? Sa “voix”, si on peut dire ça, résonnait dans tout mot pour m’attirer vers elle. C’était… déconcertant mais en même temps ça faisait sens. Quand je l’escaladais, j’avais l’impression qu’on me disait où je devais aller. Le Rentaï était pas devenu moi… J’étais devenue le Rentaï. Ou alors… Nous faisions qu’un. Mais j’étais toujours moi. Je suis... toujours moi."

Les images se frayaient difficilement un chemin jusqu'à l'esprit d'Erwin. Les mots ne reflétaient pas grand-chose à ses yeux. L'expérience que tentait de lui décrire Alexis semblait dépasser tout ce qu'il avait pu supposer en approchant le Rentaï, bien qu'il ait atteint son pied. La montagne était décidément bien impénétrable pour qui n'avait pas réussi l'Anh-Ju. Dire qu'il avait suffi d'une chute...

Le jeune Marchombre se remémora, image après image, à une vitesse affolante, ses propres épreuves, et son échec. Cette fois-ci, pourtant, quelque chose était différent. A travers les mots d'Alexis, qu'elle semblait avoir tant de peine à formuler, Erwin saisit la complexité de ces rites. Même la Greffe : personne n'était assuré de l'avoir. Alexis n'en comprenait pas encore tous les tenants. Alors, cette fois-ci, une petite étincelle se forma dans les souvenirs d'Erwin. Et s'il pouvait réussir, lui aussi ?

Pour la première fois depuis son accident, l'apprenti voyait l'opportunité qu'il n'avait tout simplement pas atteinte. L'aspérité dans la paroi qu'il n'avait pas saisie. Il avait témoigné toute la patience, toute l'agilité, toute la force et toute la réflexion dont il était capable. Il n'avait glissé qu'à cause d'un manque de chance. Ce que son amie avait essayé de lui faire comprendre de bien des manières... Il le tenait enfin. Si Alexis avait vaincu l'Anh-Ju, il le ferait, lui aussi.

Erwin prit soudain conscience du silence qui s'étirait comme un banc de brume depuis qu'Alexis s'était tue.

"Ca devait être... Enfin ça semble indescriptible. J'espère que je comprendrai mieux d'ici... aussi peu de temps que possible."

Le sourire béat d'Erwin se changea en sourire timide. Il n'avait pas encore reparlé de ce sujet avec Alexis et il ressentait un pincement singulier à l'idée de froisser le moment de plénitude qu'il vivait dans ce voyage avec son amie. Pourtant, quelque chose le poussait à le faire en cet instant. Une bouffée de confiance qu'il n'aurait peut-être plus le lendemain. Tout aussi timidement, il s'approcha de la Marchombre et effleura ses doigts.

"L'année prochaine, je repasserai l'Anh-Ju. Je suis sûr que Tracey sera d'accord."

Les mots restèrent coincés un instant dans la gorge du jeune homme. Il inspira, lentement. Peut-être qu'Alexis allait répondre ? Mais non, elle lui laissait le temps de terminer ses pensées, comme si elle sentait qu'il avait encore quelque chose à dire. Elle attendait.

"Alors tu viendras avec moi, quand ce sera mon tour ? Tu resteras encore avec moi ?"

« L’année prochaine, je repasserai l’Anh-Ju. Je suis sûr que Tracey sera d’accord. »

Alexis s’étonnait toujours du pouvoir que pouvait contenir la plupart des mots. Certains étaient creux, certes, mais lorsque l’on s’entourait des bonnes personnes, chaque syllabe avait le pouvoir de changer le cours d’une journée, le battement d’un coeur, le souffle d’une respiration. Par exemple, quand Erwin s’exprima clairement sur son propre futur de Marchombre, le coeur d’Alexis se gonfla d’un milliard d’émotions. Fierté, joie, excitation, impatience… et amour. Alexis laissa chacune de ces sensations s’emparer de son corps, de son coeur, de son âme. Après tout, quel intérêt avait-elle à les dissimuler lorsqu’elle était près d’Erwin ?

Alexis sentait que son ami n’avait pas terminé. Il y avait encore des mots en suspens, une hésitation, un instant de doute. Alexis le laissa faire ses propres choix, choisir son propre chemin, en silence, se délectant de sa présence simple mais si enivrante.

« Alors tu viendras avec moi, quand ce sera mon tour ? Tu resteras encore avec moi ? »

Alexis laissa son coeur répondre à sa place. Elle pris le bras d’Erwin autour du sien et emmêla ses doigts aux siens. Là, collée tout contre elle, elle réalisa qu’elle n’avait plus à rien à cacher, qu’il savait déjà tout d’elle et qu’elle savait tout de lui. Qu’avait-elle encore à cacher à un être si important pour elle ? Un sourire s’étira sur ses lèvres. Elle se hissa sur la demi-pointe de ses pieds et déposa un baiser sur ses joues. Un geste fugace mais emprunt d’une tendresse dont elle n’aurait jamais soupçonné avoir.

«  Bien sûr Erwin. Doutes-tu encore de l’affection que j’ai à ton égard ? »

Pendant une fraction d’éternité, les deux Marchombres se perdirent dans le regard de l’autre. Ils n’avaient pas besoin de parler car la magie des regards dépassait largement celle des mots. Alexis commençait à avoir mal aux joues à force de sourire mais elle continuait malgré tout.

« Je te suivrai jusqu’au bout du monde, Erwin. Par delà les mers et océans si c’est là que tes pas te mènent. Il n’existe aucun univers où je ne suis pas à tes côtés. »

Peut-être qu’elle exagérait. Peut-être qu’il existait des univers où elle n’était pas à ses côtés mais était-elle vraiment elle-même dans ceux-là ? Était-il lui-même dans ces univers-là ? Alexis continua de sourire, préférant se concentrer sur les aventures qui les attendaient dans ce monde-là, le seul qui comptait vraiment.