« Je ne veux être avec personne d'autre que toi ce soir, Alexis. »

La phrase claqua dans l’air comme un coup de fouet, faisant rougir les joues d’Alexis et accélérer les battements de son coeur. Pour autant, à la différence d’un véritable coup, Alexis ne ressentit aucune douleur, seulement une chaleur agréable qui l’enveloppa de ses bras invisibles pour la rassurer.

« Je suis... peut-être bien le plus stupide des idiots. J'ai pas remarqué que tu étais... que tu ressentais tout ça. J'étais concentré sur moi, sur ça. Tu as fait plus que le nécessaire. Et t'y es pour rien si je suis sorti, si j'en fais qu'à ma tête et que je marche, si j'ai mal. Je ne t'ai pas attendue pour sortir de ma chambre, à l'auberge. Tu m'as demandé, et j'ai décidé de marcher. Même pas de te suivre, juste d'avancer comme un obstiné. Tu m'as laissé le choix, à chaque fois, j'aurais juste dû faire le bon. »

Alexis avait envie de répondre de mille façons différentes. D’argumenter comme quoi il n’était pas stupide, que c’est elle qui l’était. Évidemment qu’elle aurait pu se focaliser aussi sur sa blessure, il avait mal et c’était normal qu’il écoute son corps. Mais elle avait aussi envie de le serrer dans ses bras, de le remercier pour ces mots. Une partie d’elle était confuse par ce revirement de situation, elle qui était persuadée d’être de trop quelques secondes plus tôt, alors qu’une autre était tellement soulagée qu’elle sentait ses épaules se relâcher de ce poids invisible qu’elle s’était imposée.

Il eut de nouveau un silence entre les deux marchombres, mais il n’était plus aussi lourd qu’avant. Il était léger malgré les tourbillons de non-dits qui traînaient encore entre eux. Même Alexis n’arrivait pas à en saisir toute la subtilité, elle se contentait alors de s’imprégner de cette sensation de bien-être qui allait avec. Lorsque qu’Erwin remua, Alexis se laissa hypnotiser par ces mouvements. La Lune décida à ce moment de chasser les nuages qui lui bloquaient la vue et illumina Erwin de sa couleur argentée. Là, Alexis se perdit dans la contemplation du Marchombre qui traçait au sol un poème.

Erwin chercha son regard dans la pénombre et Alexis eut bien du mal à détacher son regard de lui pour lire les vers qui traçaient les pensées du Marchombre dans la terre. Lorsqu’elle en comprit le sens, un véritable sentiment d’euphorie l’enveloppa. Le sol aurait pu s’ouvrir en deux sous ses pieds qu’elle n’en aurait même pas senti les premières vibrations.

« S’il te plait, reste avec moi. »

Alexis pu sentir l’exact moment où les mots d’Erwin pénètrètent son cœur, ouvrant une porte dont elle méconnaissait elle-même l’existence. Elle l’ignorait encore, mais cette scène et ces mots resteraient gravés dans sa mémoire comme le commencement d’une histoire dont elle ne savait encore rien.

« Promis, Erwin. »

Un sourire sincère s’était étiré sur ses lèvres, gravant cette promesse avec une telle ardeur en elle qu’elle était persuadée qu’un bout de son âme était maintenant lié à ce simple mot. Promis. Timidement, pour sceller ce qu’elle jugeait comme un pacte, elle tendait son petit doigt à Erwin. Elle avait déjà vu des gens faire ce geste, quand elle était petite. C’était une façon de rendre la promesse réelle, concrète. Elle savait que certains s’ouvraient la paume de leur main et mélangeaient leur sang, mais Alexis trouvait la première méthode plus douce, plus à l’image de cette relation naissante qu’il y avait entre Erwin et elle.

***

Alexis soupira, allongée sur la branche d’un arbre, à l'abri du soleil qui frappait de sa chaleur toute la région. Cela faisait maintenant deux heures qu’Alekseï était parti et il lui manquait déjà. Elle qui s’était habituée à avoir sa présence bourrue à ses côtés, elle était maintenant complètement seule. On se retrouvera dans une semaine, t’es une Marchombre, débrouille-toi toute seule. Alexis leva les yeux au ciel en se rappelant les mots de son Maître et croqua dans la pomme juteuse qu’il lui avait laissé comme cadeau d’au revoir.

« Tu parles d’un cadeau. »

Alexis grognait pour la forme, marmonnant dans sa barbe des mots que personne n’aurait pu comprendre à moins d’avoir son oreille collée à sa bouche, mais elle ne pouvait nier que cette pomme était délicieuse. À vrai dire, elle n’en avait jamais goûté aussi délicieuse, ce rendait cette trahison d’autant plus grande : il ne lui avait pas dit d’où elle venait.

Alexis stoppa son geste avant de prendre une troisième bouchée. Et si c’était un piège ? Et si elle était censée d’avoir d’où provenait cette pomme pour retrouver Alekseï ?

Alexis secoua la tête. Si c’était un piège, il était stupide. Elle croqua dans la pomme une nouvelle fois, plus doucement cette fois. Comme pour la faire durer. Comme pour s’imprégner du goût. Comme si l’idée d’un nouveau test ne la quittait pas vraiment alors même que depuis l’Anh-Ju, trois mois plus tôt, Alekseï lui avait dit qu’il n’avait plus rien à lui apprendre et qu’il ne ferait plus de tests.

Alexis fronça les sourcils et arrêta de manger la pomme pour l’observer sous toutes ses coutures. C’était forcément un piège.

Dans le noir, les mots avaient résonné, emportant leur importance jusqu'à l'horizon. Ce soir-là, les étoiles furent témoins d'une promesse qu'Erwin savait réciproque. Lui non plus, il ne laisserait jamais Alexis. Leurs petits doigts entrecroisés scellèrent ces paroles bien au-delà de cette nuit.

***

Erwin faisait ses exercices d'assouplissement dans l'herbe qui entourait la bâtisse où Tracey l'avait amené, une fois encore, depuis quelques jours. Mentor et apprenti avaient sillonné une bonne partie de l'Empire au cours des dernières semaines. Sans but bien précis, à première vue. La Marchombre semblait avoir tout bonnement besoin de bouger, et Erwin, en sa qualité d'apprenti, l'avait suivie partout où elle allait. Le voyage n'avait pas été inutile : durant leur périple, ils avaient croisé différents Rêveurs et soigneurs. Erwin avait rapporté dans ses maigres bagages des remèdes qui devaient aider sa jambe à parfaire sa guérison. Grâce à l'intervention du Rêveur que Tracey avait fait venir tout de suite après l'Anh-Ju, l'os se resoudait rapidement et proprement. Mais la force et l'agilité nécessitaient bien plus qu'un rêve. Ainsi, depuis que Tracey avait mis fin au périple et décidé d'établir son campement dans sa cabane habituelle, son apprenti passait le plus clair de son temps à travailler sa souplesse dehors. Il se devait d'y aller avec douceur, pour ne pas faire pire que mieux, mais il passait tout de même des heures entières à s'épuiser à la tâche.

Au cours de leur voyage et durant les journées qu'ils avaient passées dans la petite maison, Tracey n'avait rien enseigné à Erwin. Assurément, leur traversée des contrées voisines avait été riche en rencontres et en découvertes. Mais l'apprenti Marchombre avait appris tout cela par lui-même, au gré du trajet plus que par volonté de son mentor. Il avait d'abord pensé que la Marchombre lui octroyait un peu de repos pour se remettre des épreuves de l'Anh-Ju et pour permettre à sa blessure de guérir correctement. Mais la jambe d'Erwin ne serait bientôt plus un problème pour quoi que ce soit, et Tracey n'avait toujours pas repris les entraînements, défis de méditation, séances de natation ou d'escalade, ni aucune autre habitude qu'elle avait instaurée au cours des trois dernières années. Erwin en trépignait presque d'impatience.

Ce jour-là, alors qu'il s'entraînait seul, Tracey était venue le voir.

"Il sera bientôt temps pour toi de te rendre jusqu'au Rentaï."

Erwin en avait perdu l'équilibre. Le Rentaï était un lieu dont il avait peu entendu parler, mais dont il savait pourtant suffisamment de choses. Il devait accorder la greffe aux Marchombres. A ceux ayant réussi les épreuves de l'Anh-Ju.

Le Rentaï ne le concernait pas.

"Pour aller demander gentiment une petite greffe que je ne mérite pas ?"

Tracey avait soupiré.

"Pas pour toi, Erwin."

Avant que l'apprenti ait pu demander la moindre précision à son mentor, une silhouette imposante et élancée s'était dessinée derrière Tracey. Alekseï avait pris la parole à son tour.

"Alexis devra bientôt songer à s'y rendre. D'ici quelques jours, je la retrouverai pour lui indiquer ce qu'elle doit savoir avant de partir. Elle peut se débrouiller, mais j'aimerais qu'elle n'y aille pas seule."

Au tour d'Erwin de soupirer. Il avait ouvert la bouche avec peine.

"Alors vous devriez tous les deux chercher un Marchombre qui a réussi l'Anh-Ju. Je dois peut-être vous le rappeler, mais j'ai échoué."

Les mots lui brûlaient toujours la gorge avec autant de force. Admettre son échec était devenu naturel, mais le prononcer conservait un goût amer. Tracey s'était approchée de lui avec douceur.

"Erwin, nous savons tous les deux, Alekseï et moi, que ton échec n'est dû qu'à la malchance. Ca arrive, tu sais. L'Anh-Ju n'est pas un rituel magique qui décide si tu es digne d'arpenter la Voie ou non. Il te met purement à l'épreuve, il te confronte à tes limites, et tout bon Marchombre que tu puisses être, tu peux échouer. Parce que c'était ce jour-là, parce que c'était cette épreuve-là, parce que c'était à cette minute précise avec ces conditions autour de toi. Je n'ai plus rien à t'apprendre depuis longtemps, Erwin. Mis à part certains noms de plantes, mais je doute fort que cela fasse la différence pour le prochain Anh-Ju. Tu as les compétences d'un vrai bon Marchombre. Réussir l'Anh-Ju ou pas n'y change rien. Certains membres de notre guilde ne l'ont d'ailleurs jamais tenté, et qui remettrait pourtant en question leur appartenance à notre rang ?"

Un court silence s'était établi entre les trois Marchombres. Un silence empli de reconnaissance.

"Alexis est douée, mais pas à l'abri de tout ce qu'elle pourrait rencontrer. Je la préfère accompagnée, même si je n'aurai bientôt plus aucune autorité sur elle. Tu as peut-être raté les épreuves, Erwin, mais elle ne le sait pas. Elle a confiance en toi, elle aussi, je l'ai senti dès votre rencontre. Elle sera sûrement plus rassurée de faire ce voyage avec toi plutôt qu'un autre Marchombre. Et je serais plus rassuré aussi que tu y ailles avec elle."

Les mots avaient tracé leur chemin à travers les pensées d'Erwin.




Ils résonnaient encore dans sa tête lorsqu'il aperçut Alexis, au loin, perchée dans un arbre. La Marchombre semblait absorbée dans la contemplation d'un fruit qu'elle tenait dans la main. Erwin descendit de son cheval à une bonne distance de l'arbre encore si petit à ses yeux. Il s'approcha à pied et en silence du tronc. Il grimpa, s'efforçant de poser son pied de la manière la plus légère possible. Il ne voulait pas être remarqué, mais l'exercice lui était encore coûteux avec sa mauvaise jambe. Il parvint tout de même au niveau de la branche où se trouvait la Marchombre, dans son dos. Il passa alors son bras devant elle et saisit la pomme qu'elle fixait d'un regard lointain.

"C'est une pomme magique ? On dirait qu'elle a avalé ton esprit depuis quelques minutes."

Sans attendre de réponse, Erwin croqua dans la pomme d'un air curieux. Le fruit était délicieux, il devait bien le reconnaître. De là à rendre Alexis complètement amorphe, cependant, il ne fallait pas exagérer. La Marchombre devait être préoccupée par autre chose. Ne sachant pas ce qu'Alekseï avait déjà eu le temps de révéler à son apprentie, Erwin tenta sa chance sur le sujet qui le taraudait lui-même depuis qu'il avait pris le départ de la bâtisse de Tracey.

"Est-ce que c'est l'idée de faire le voyage jusqu'au Rentaï qui te préoccupe ?"

« C'est une pomme magique ? On dirait qu'elle a avalé ton esprit depuis quelques minutes. »

Erwin avait surgit de nulle part et il fallut quelques secondes à Alexis pour se remettre de ses émotions. Pendant ce temps, Erwin en avait profité pour croquer dans la pomme, mettant fin aux investigations silencieuses d’Alexis sur l’indice potentiel ou pas d’Alekseï quant à son départ. Tout en calmant sa presque-crise cardiaque, Alexis réalisa le fossé qu’il y avait entre Erwin et elle dans leurs qualités de Marchombre. Ils avaient peut-être réussi l’Anh-Ju, mais des deux, c’était Erwin qui maîtrisait le mieux les compétences des Marchombres. Il était agile et discret là où elle ne l’était pas assez. Elle n’aurait jamais pu le surprendre comme il venait de le faire, il était trop attentif à son environnement.

« Est-ce que c'est l'idée de faire le voyage jusqu'au Rentaï qui te préoccupes ? »

Alexis sortit de sa contemplation et fronça les sourcils. Le Rentaï ? Alekseï ne lui en avait pas parlé. Il l’avait peut-être mentionné une fois ou deux à la volée, mais Alexis n’avait pas pris ça comme un véritable sujet de conversation, plus comme des souvenirs d’antan d’une personne nostalgique (et masochiste). Elle secoua la tête avant de répondre à Erwin :

« Non, pas du tout. Alekseï est parti je ne sais pas où, et je demandais si cette pomme était un nouveau test. Il ne m’a plus testé depuis longtemps, mais je ne suis jamais sûre de rien avec lui alors je deviens paranoïaque. »

Même si Alexis tentait de garder un ton léger, cette histoire de Rentaï l’intriguait. Soit Erwin en savait plus qu’il ne le disait, soit Alekseï avait volontairement omis de lui parler de cette épreuve. Il ne devait pas la juger encore apte. Ce n’était pas parce qu’on avait réussi l’Anh-Ju qu’on pouvait recevoir la Greffe. Alexis secoua la tête une nouvelle fois.

« Pourquoi, toi tu y vas ? Au Rentaï. »

Il ne faisait aucun doute à Alexis qu’Erwin était prêt pour la Greffe. Il avait toujours eu une longueur d’avance sur elle et elle était sûre qu’il n’aurait aucun problème à accéder au Rentaï et à recevoir ce qui lui était dû. Alexis constatait cette différence entre eux sans éprouver de jalousie. Elle était un peu déçue, évidemment, mais d’elle-même. Elle était ravie qu’Erwin puisse y aller.

« Je pourrais t’accompagner, si tu veux. Ça ne me fera pas de mal de tester le terrain avant que ça soit mon tour. »

Un sourire sincère illumina le visage d’Alexis avant qu’elle ne récupère ce qui restait de sa pomme pour croquer une nouvelle fois dedans. Le goût acidulé lui chatouilla les papilles et l’enveloppa dans une sensation de douceur. Il fallait vraiment qu’elle sache d’où venait ce fruit, non pas pour comprendre où était Alekseï, mais parce qu’elle serait incapable d’apprécier le goût d’une autre pomme après celle-là.

Erwin ne comprenait que trop bien le ressenti d'Alexis. Pour ça, Tracey avait toujours eu la présence d'esprit d'être plutôt explicite, ce qui ne semblait pas être le cas d'Alekseï. Erwin avait toujours su exactement quand commençait et quand se terminait un test choisi par son mentor, à quelques exceptions près, lorsque la surprise servait son apprentissage. Et, s'il venait de vivre de longues semaines à se demander quand Tracey l'estimerait suffisamment rétabli pour reprendre les exercices, l'apprenti Marchombre avait finalement trouvé une réponse dans des mots clairs, sans équivoque. Tracey le trouvait suffisamment Marchombre pour le laisser se débrouiller. Elle, en revanche, ne l'avait pas quitté sans crier gare.

"Pourquoi, toi tu y vas ? Au Rentaï."

Erwin réalisa à cet instant seulement qu'Alexis ne projetait pas du tout de faire ce voyage. Alekseï n'avait pas dû lui laisser entendre quoi que ce soit avant de se volatiliser. Faire le choix de tenir Erwin au courant avant même son apprentie semblait être un plan légèrement bancal.

"Je pourrais t'accompagner, si tu veux. Ça ne me fera pas de mal de tester le terrain avant que ça soit mon tour."

Les pensées d'Erwin fusaient tandis qu'il se demandait quelle attitude adopter. Il cachait déjà une part bien assez grande de lui à Alexis, sa part d'échec, et il ne savait pas encore quand viendrait le moment de la lui révéler. Il ne se voyait pas lui mentir davantage. Les nuages avançaient doucement dans le ciel, et Erwin regarda pensivement leur course à travers le feuillage de l'arbre. Il tentait de mettre les mots dans l'ordre avant de leur donner forme. Alexis aurait des questions et il ne possédait pas toutes les réponses.

"Je ne sais pas où est Alekseï maintenant, mais il est venu nous voir, Tracey et moi."

La première phrase avait franchi cette barrière d'indicible qu'Erwin sentait au pas de ses lèvres. Le regard d'Alexis s'agrandit d'interrogation. Le jeune homme regrettait peu à peu d'avoir abordé le sujet du Rentaï. Il continua sur sa lancée avec le désagréable sentiment de prononcer des mots qui ne devaient pas être les siens.

"Il voulait voir Tracey d'abord, je suppose, pour savoir si je pouvais faire le chemin avec toi. Jusqu'au Rentaï. Il ne doute pas de toi, mais il sait à quel point ce voyage peut être dangereux. Il vaudrait mieux qu'on soit eux."

Le silence qui survint sembla avaler le temps, les nuages glissaient au ralenti dans leur immense terrain de jeu. Erwin avait beau méditer aussi souvent que son mentor le lui permettait, il était toujours aussi incompétent en observation lorsqu'il s'agissait des réactions d'autrui. Particulièrement, à cet instant, avec la réaction d'Alexis. Analyser les gens dans la rue était une chose, tenter l'expérience avec une Marchombre en était une autre. Que pouvait-il bien déceler sur ce visage ? Que devait-il entendre dans ces pensées ? Essayant de déchiffrer l'expression d'Alexis, Erwin posait un regard attentif sur elle, sur ses mouvements, sur ses traits. Au plus il essayait, au plus la tentative s'avérait difficile. Le visage d'Alexis le déconcentrait, purement et simplement. Il posait les yeux sur elle et ses pensées dérivaient sur tout autre chose. Il ne cherchait plus à savoir si cette fossette au coin de sa bouche était un signe de crispation, mais à imaginer son relief sous les doigts. Il ne se demandait plus si des sourcils froncés de la sorte impliquaient une question, mais se disait que cette expression accentuait l'aura de puissance qui émanait d'Alexis.

Ce n'était pas le sujet.

Le temps reprit sa course, libéra les nuages qui se remirent à courir et Erwin ravala son imagination. Alexis n'avait toujours rien dit. Elle semblait en attendre plus, poser des questions muettes.

"En fait, Tracey n'avait pas prévu que je parte maintenant, c'est Alekseï qui a évoqué l'idée. Je voulais pas te priver de la surprise, mais il a dit qu'il t'en parlerait en rentrant. Je pensais qu'il serait déjà revenu et que tu savais déjà tout ça. Et puis..."

Et puis quoi ? Il y avait une centaine de choses qu'Erwin aurait voulu ajouter, mais la conversation prenait une couleur un peu trop grisâtre à son goût. Son faux départ n'aidait pas, l'apprenti se sentait comme un imposteur en dévoilant les plans d'Alekseï à la place du Marchombre. Le souvenir qu'il avait de plus cher décida de lui revenir en mémoire à cet instant.

"Et puis on se l'est promis, non ? On reste ensemble ?"

Il était certes un piètre analyste, mais Erwin distingua nettement le sourire prendre la place de l'expression crispée d'Alexis. Il lui tendit la pomme qu'il avait gardée dans sa main. Un fruit si savoureux ne méritait pas qu'on le dérobe, un tel crime aurait justifié la pire des vengeances. Erwin s'aida de ses mains pour redescendre lentement le long du tronc de l'arbre.

"Autant attendre qu'Alekseï revienne et t'en dise plus. On est pas obligés de partir tout de suite. Et si tu me rejoignais en bas ?"

Alexis avait envie de hurler. Évidemment qu’Alekseï avait préféré parler à tout le monde sauf à elle du Rentaï, come si elle ne méritait pas de savoir alors que les autres oui. Il ne doute pas de toi disait Erwin quand l’attitude d’Alekseï disait le contraire. Pourquoi devait-elle toujours être la dernière au courant des projets qui la concernaient ? Pourquoi devait-elle apprendre la vérité de la bouche des autres ? Avait-elle l’air si stupide pour qu’on la pense indigne de la vérité et qu’on préfère lui servir des mensonges ?

Un long silence s’étira entre les deux marchombres durant lequel Alexis ruminait. Avait-elle envie d’aller au Rentaï ? Pas spécialement. Ce n’était pas une étape obligatoire. Elle pouvait tout simplement passer sa vie sans passer cette nouvelle épreuve. Et puis, si Alekseï n’avait pas jugé bon de lui en parler, elle pouvait tout aussi bien ne pas juger bon d’y aller. Et puis, pourquoi diantre aurait-elle envie de satisfaire les envies d’Alekseï ? C’est lui qui voulait qu’elle aille au Rentaï, pas l’inverse.

« En fait, Tracey n'avait pas prévu que je parte maintenant, c'est Alekseï qui a évoqué l'idée. Je voulais pas te priver de la surprise, mais il a dit qu'il t'en parlerait en rentrant. Je pensais qu'il serait déjà revenu et que tu savais déjà tout ça. Et puis... »

Alexis fronça une dernière fois les sourcils, ne sachant pas si Erwin avait capté sa colère et avait décidé de l’apaiser ou s’il disait la vérité. Une seconde de silence supplémentaire s’étira entre eux alors que la phrase d’Erwin restait en suspens. Alexis fixa ses lèvres, attendant la suite avec une impatience mesurée, ne sachant pas sa colère allait revenir ou se taire.

« Et puis on se l'est promis, non ? On reste ensemble ? »

Et juste comme ça, la colère disparut. Un sourire sincère s’étira sur les lèvres d’Alexis. Évidemment qu’elle irait au Rentaï s’il y avait Erwin à ses côtés. Et elle y retournerait pour lui. Là-bas ou à l’autre bout du monde, tant qu’ils étaient ensemble, il n’y aucun obstacle assez fort pour se dresser véritablement sur leur route.

« Autant attendre qu'Alekseï revienne et t'en dise plus. On est pas obligés de partir tout de suite. Et si tu me rejoignais en bas ? »

La Marchombre ne se fit pas prier et rejoignit Erwin, le cœur léger.

***

Avance, continue.

La voix arracha Alexis à son sommeil, pour la quatrième nuit de suite. Elle et Erwin avançaient dans le Désert des Murmure depuis un moment et peinaient à trouver leur chemin jusqu’au Rentaï à cause des caprices de la nature. Entre les tempêtes de sable qui les forçaient à s’abriter de longues heures, les vents glacials de la nuit qui ralentissaient leur marche et la chaleur étouffante de la journée, tout était une épreuve en soi. Couverte de coups de soleil, Alexis avait l’impression de stagner plus que d’avancer.

Continue, tu y es presque.

La voix était douce et réconfortante mais ne permettait pas à Alexis de bien se reposer. Le soleil était en train de se coucher et Alexis s’enroula dans une couverture en sentant les températures chuter drastiquement. Elle chercha Erwin du regard et son cœur se réchauffa en le regardant dormir. Le reste du monde s’effaçait lorsqu’elle se perdait dans sa contemplation. Comment un être aussi incroyable pouvait-il trouver sa place à ses côtés ? Alexis s’approcha et glissa une couverture sur le corps frissonnant du Marchombre avant de perdre son regard dans l’observation du ciel. Ce soir, elle savait qu’elle approchait du but.

Le chemin se faisait long. Interminable, à vrai dire. Aussi infini que pouvait l'être l'horizon. Erwin avait le sentiment d'avoir quitté Tracey, la bâtisse et tout ce qu'il connaissait depuis des années. L'impression étouffante d'être passé dans un autre monde, à la fois bien plus grand et trop étroit pour lui, ne lui laissait que peu de répit. Tantôt l'apprenti Marchombre se sentait épié, tantôt il se voyait abandonné de tous au coeur d'un univers vide.

Heureusement, il y avait Alexis.

Au fil du voyage et des obstacles à franchir, il avait découvert un peu plus en profondeur les brèches qui écorchaient la peau de la Marchombre. Toutes les fêlures qui égratignaient son être. Elle s'était laissée approcher un peu plus, pas à pas, comme une animal sauvage qui apprécie s'aventurer dans un jardin. Et Erwin avait cherché à tisser de nouveaux liens. Il n'avait jamais créé d'attache avec quelqu'un aussi rapidement qu'il l'avait fait avec Alexis. Et, depuis leur rencontre, qui lui semblait à présent remonter à une éternité de songes, l'apprenti ne se lassait pas de collectionner les étincelles d'Alexis. Chaque miette, chaque bribe, chaque souffle. Il les attrapait et les enfermait dans la besace de son coeur pour toujours se rapprocher davantage des étoiles.

Au milieu de ce périple qui mettait leurs compétences à rude épreuve, Erwin aurait pu trouver la douceur qu'il cherchait dans ces moments qu'il partageait avec Alexis. Mais une ombre planait telle un vautour au-dessus de lui, constamment. Que ferait-il lorsqu'ils atteindraient enfin le Rentaï ? Plus les jours défilaient, plus le voyage à venir s'effaçait. Et les occasions de tout avouer se désagrégeaient dans la nuit. Chaque soir, Erwin se racontait une nouvelle histoire. Une nouvelle réaction d'Alexis. Comment le rejetterait-elle ? Comment son amitié se transformerait-elle en déception ? Comment sa confiance disparaitrait-elle après avoir découvert ce mensonge ?

Le soir, lorsqu'Erwin prétendait manquer de fatigue pour monter la garde, il s'éloignait et se plongeait dans le regret. Il se sentait piéger, sentait les crocs acérés de la duperie se refermer sur sa gorge, percer son poitrail, crever son coeur. Et, dans le noir, bien souvent, il se laissait ainsi dévorer par la honte qui l'inondait.

Quand il revint auprès d'Alexis, ce soir-là, la lutte contre la culpabilité s'était montrée si brutale qu'il ne prononça presque aucun mot avant de glisser dans le sommeil. Ce réconfort bienvenu de l'inconscience. Alexis n'y verrait sans doute rien d'autre que de l'épuisement. Elle-même se faisait plus terne et secrète à l'approche du Rentaï. Sentir leur but se rapprocher était une source de motivation, mais aussi de fatigue. Dans l'obscurité de ses rêves, Erwin rêva qu'Alexis franchissait enfin la dernière frontière que la Voie mettait devant elle.

***

Erwin se réveilla dans un sursaut glacé. Le sable froid du désert sous son corps épousait sa forme d'une façon réconfortante, mais gelée. Quelque chose d'autre avait pourtant réveillé l'apprenti Marchombre. Un sentiment indéfinissable l'envahit jusqu'à ce qu'il regarde en direction d'Alexis.

Le vide s'ouvrit devant lui.

Le sable était aussi lisse qu'à leur arrivée là où la Marchombre se trouvait lorsqu'il s'était endormi. Le froid l'empêcha de se lever aussi vite qu'en temps normal, mais la peur de perdre sa seule attache tenaillait Erwin. Une telle panique ne l'avait jamais agrippé ainsi. Il ne s'agissait pas juste de potentiellement perdre Alexis. Il s'agissait d'un bout de lui.

Et puis, au détour d'un lever de dune, il la vit. Un poids s'envola de son coeur et Erwin se sentit profondément idiot. Il n'avait aucune raison de s'en faire pour Alexis. Elle avait passé l'Anh-Ju : elle pouvait tout surpasser. Bientôt, elle deviendrait une Marchombre invincible. Il n'avait pas de quoi s'en faire pour elle. Inspiration de sérénité. Expiration de tourmente. Erwin se leva et rejoignit Alexis.

Elle était assise sur le sol ocre glace du désert. Seuls les murmures l'entouraient. Son regard était porté au loin et elle ne sembla pas voir Erwin arriver. Il s'assit non loin d'elle. Il voyait bien que quelque chose lui échappait. Peut-être une chose de Marchombre, cette parcelle de la Voie qu'il n'avait pas encore empruntée et qu'Alexis parcourait déjà en toute liberté. Silencieux, il traça des mots dans le sable. Sa seule façon de réellement communiquer avec l'Alexis Marchombre qu'il tentait vainement de suivre par-delà l'Empire.

Des mots qu'il avait en tête depuis cette fameuse nuit. Magique nuit.
Des mots qu'il gardait pour elle, espérant qu'ils résonneraient dans son être à elle aussi.

Indispensable présence
Contre les doutes et la douleur
Simplement toi


Des mots qui s'échappèrent de son regard lorsqu'il leva les yeux vers elle.
Des mots que le murmure du sable recouvrit lentement dans la nuit.

Alexis fixait l’horizon, accrochant son regard au Rentaï plus loin. Chaque jour, ils s’en rapprochaient un peu plus. Chaque jour, les murmures devenaient plus forts, plus présents. À la fois source de fatigue et source de motivation, Alexis jonglait entre les nuits trop courtes et les journées trop longues. L’attente était torture, l’attente était grisante. Qu’allait-elle voir une fois au pied de la Montagne ? Que verrait-elle une fois à l’intérieur ?

Un mouvement attira le regard d’Alexis dont l’attention n’était plus au Rentaï mais aux lettres qui se formaient dans le sable avant que le vent ne les balaye. La lune seule fut témoin de la chaleur qui se répandit dans le cœur d’Alexis alors que les mots continuaient de résonner dans son esprit. Un sourire aux lèvres, Alexis chercha du regard Erwin avant de lui prendre la main pour qu’il se rapproche d’elle et désigna le Rentaï au loin.

« Demain. Ensemble. »

Sans remarquer la tension qui s’était créée chez Erwin, Alexis posa sa tête sur son épaule et ferma les yeux pour mieux s’imprégner de son environnement. Les murmures continuaient, plus doux, comme s’ils voulaient respecter le silence entre les deux Marchombres. Puis, sans s’en rendre compte, Alexis s’endormit contre Erwin, bercée par la quiétude et la chaleur que sa proximité lui offrait.

***

Alexis se réveilla avec un goût pâteux dans la bouche. Avait-elle mangé du sable pendant son sommeil ? Le soleil chatouillait l’horizon et Alexis mis quelques secondes avant d’émerger complètement, profitant de la douce chaleur solaire qui remplaçait le froid nocturne. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle chercha Erwin du regard avant de se rappeler qu’ils s’étaient éloignés de leur campement. Maladroitement, la Marchombre se leva, le corps endolori par toutes ces journées de marche, et se dirigea vers leur bivouac improvisé.

Lorsqu’Alexis dépassa la dune qui la séparait de leur campement, elle remarqua d’abord Erwin. Il était immobile et fixait devant lui, une couverture à la main. Jamais Alexis ne l’avait trouvé plus beau alors que les rayons du soleil l’embrassaient complètement, épousant sa silhouette, réhaussant ses traits, soulignant ses muscles de Marchombre. Alexis se questionna pour la première fois sur la Greffe. Que pourrait bien accorder le Rentaï à Erwin ? Il était déjà complet, parfait.

Erwin, qui s’était perdu dans sa contemplation, quitta le monde des pensées et se connecta de nouveau à la réalité, reprenant ses mouvements là où il les avait arrêtés. Alexis le rejoignit et rangea avec lui les maigres possessions qu’ils avaient avant de s’assoir face à lui pour partager un petit-déjeuner improvisé. Erwin avait l’air ailleurs, concentré sur autre chose, comme depuis quelques jours déjà. Alexis ne pouvait pas le blâmer, elle était dans le même état, à la fois excitée et apeurée par ce qu’il allait advenir d’eux une fois la montagne atteinte.

« Toi qui en sais toujours plus que moi, quelles types de Greffes peut-on recevoir ? »

Pour être honnête, Alexis n’avait jamais pu obtenir beaucoup d’information de la part d’Alekseï. Elle avait cru comprendre que le Rentaï ne lui en avait pas offerte une mais elle n’avait pas osé questionner son Maître sur ce détail. Greffe ou pas Greffe, les Marchombres étaient de nature pudique et préféraient se taire – tout le contraire d’Alexis ce matin dont l’impatience la rendait curieuse et bavarde. Tout plutôt que le silence.

Erwin ne s'était jamais senti aussi peu à sa place. Qu'est-ce que le menteur qu'il était venait faire là ? Comment osait-il tutoyer le Rentaï, ce monument qui consacrait les Marchombres ? Autour de l'apprenti, le désert rampait en sifflant. Un murmure moqueur, railleur, rappelant au jeune homme qu'il ne pouvait prétendre aller plus loin. Le matin n'était encore qu'à la préparation de sa course, et pourtant Erwin se sentait arrasé par une journée entière d'imposture. La solitude du bivouac lui offrait le réconfort de ne plus se comparer à Alexis, mais lui insufflait également l'impression d'être abandonné. Erwin ne s'était jamais senti aussi peu à sa place, ni aussi seul.

Demain. Ensemble.

Aujourd'hui. Sans moi.

Erwin serra le poing. Le piège se refermait lentement sur lui, le déchiquetant de ses crocs d'acier. Il devait tout dire à Alexis. Il devrait. Mais pas maintenant, par Merwyn, encore un peu de temps avant de faire disparaître la magie de ce voyage... La Marchombre arriva bientôt dans le camp de fortune et, sans prononcer un mot mais partageant une conversation de silence, ils s'assirent pour manger quelque chose.

"Toi qui en sais toujours plus que moi, quels types de Greffes peut-on recevoir ?"

Le fruit qu'Erwin s'apprêtait à mordre resta suspendu à quelques centimètres de sa bouche. L'appétit du jeune homme venait soudainement de disparaître. "On" ne recevra pas de greffe. Il esquissa un sourire et tenta de sembler heureux.

"Pour une fois, je dois être aussi peu avancé que toi. Tu peux avoir toute sorte de Greffe, je pense. Tracey ne m'a jamais vraiment parlé de la sienne, mais j'ai cru comprendre qu'elle en avait reçu une. Ou alors elle fait très bien semblant. Elle se redresse toujours légèrement quand elle prononce ce mot. Comme si elle était fière."

Et, cette fierté, Erwin ne la connaîtrait pas. Il la vivrait par procuration, pour Alexis, mais la seule chose qui resterait implantée en lui serait cette culpabilité d'avoir menti tout ce temps. Pourquoi pensait-il pouvoir suivre la Voie du Marchombre si l'approbation d'Alexis lui était si importante ? Ne parvenait-il réellement pas à se libérer, à penser Marchombre, à vivre Marchombre, à avancer Marchombre ? Non. Erwin se sentait stupide, à penser Alexis, vivre pour Alexis, avancer avec Alexis.

La jeune femme ne lui répondit que par un hochement de tête pensif, et il s'en contenta avec satisfaction. Ne plus parler. S'il ne lui disait pas la vérité, il ne lui dirait plus rien.

***

La montagne s'était longtemps faite toute petite au loin. Mais à présent, tandis que les deux voyageurs s'approchaient de leur but, le Rentaï se montrait de plus en plus imposant, jusqu'à envahir le ciel et écraser les dunes. Son ombre projetait une nuit froide sur le sable. Sa paroi, terriblement verticale et impensablement lisse vue de loin, avait de quoi décourager les plus fanfarons des Marchombres venus tenter leur chance.

Lorsqu'ils purent enfin voir la base du Rentaï s'enfoncer dans le sable, un peu plus loin devant eux, Erwin se sentit broyé par la masse de roche impressionnante et par le poids de la vérité qui le surplombait.

Le Rentaï se dressa devant eux, imposante montagne, impénétrable forteresse. Les murmures autour d’Alexis s’intensifiaient, l’invitant à entamer l’ascension, à arpenter la Voie davantage. L’allégresse que la Marchombre ressentait était telle qu’elle devenait sourde aux humeurs d’Erwin à ses côtés. Elle ne voyait ni son malaise, ni sa détresse, complètement hypnotisée par le Rentaï. Le bourdonnement des murmures, aussi intense fut-il, l’enveloppait dans une sensation grisante de bien-être. Il semblait que rien au monde n’aurait pu l’atteindre à cet instant, et pourtant.

Et pourtant, lorsqu’Erwin s’arrêta et qu’Alexis sentit son absence à ses côtés, les murmures se turent. Silencieusement, la Marchombre interrogea son ami. Pourquoi ne venait-il pas ? Ne sentait-il pas l’Appel du Rentaï ? N’entendait-il pas les murmures qui l’imploraient de pénétrer le cœur de la Montagne ? Erwin ne répondit pas aux questions silencieuses d’Alexis mais elle comprit quand même. Elle comprit qu’il n’avait jamais eu l’intention de faire la Greffe. Qu’il n’était venu que pour elle et uniquement elle.

Quelque part, Alexis se sentait blessée. Une partie d’elle lui murmurait qu’encore une fois, quelqu’un ne l’avait pas jugée digne de la vérité. Qu’on préférait lui cacher la véritable nature des choses. Qu’elle ne méritait pas qu’on s’ouvre à elle. Mais une autre partie d’elle était reconnaissante. S’il lui avait dit la vérité, peut-être n’aurait-elle pas voulu entreprendre ce voyage. Erwin, dans son altruisme, avait préféré taire sa vérité pour qu’Alexis puisse vivre la sienne.

La Marchombre fit un pas en direction d’Erwin et s’agenouilla près de lui. Dans le sable, elle traça quelques mots :

Éternelle reconnaissance,
Pour une promesse éternelle.
Attends-moi.

Le temps qu’elle se redresse, le vent avait balayé ses quelques vers. Elle s’approcha d’Erwin et déposa un baiser sur un joue avant de faire face au Rentaï. Les murmures reprirent de plus belle et Alexis entama l’ascension de la Montagne.

***

Lorsqu’Alexis repris connaissance, elle était allongée sur le sable. La nuit commençait à tomber mais le froid était doux. Les murmures s’étaient tus pour de bon et Alexis tira parti de cet instant de silence. Depuis quand n’avait-elle pas connu de pareille tranquillité ? Elle ferma les yeux, profitant de quelques minutes supplémentaires de quiétude, se remémorant ce qu’elle venait de vivre. Les souvenirs, flous, s’échappaient lentement de sa mémoire. Les émotions, elles, demeuraient. L’excitation. La peur. L’ivresse. La quiétude.

Puis le silence.

Alexis se releva en entendant des pas s’approcher. Erwin. Le mot résonna dans son esprit en même temps que la vérité lui revint en mémoire. Alexis se redressa brusquement et s’approcha du Marchombre une fois repéré. Ils restèrent muets, à quelques mètres l’un de l’autre, puis Alexis le poussa juste assez fort pour le déséquilibrer.

« Tu m’as menti ! »

Les sourcils froncés, Alexis fixait son ami mais la colère n’était pas assez forte pour lutter contre l’affection qu’elle avait pour lui. Finalement, elle le prit dans ses bras, se délectant de sa chaleur et de son odeur. Elle préférait taire la voix qui lui murmurait qu’il lui cachait sûrement d’autres choses et se concentra sur l’instant présent. Il avait traversé le Désert des Murmures avec elle. Pour elle. Quel idiot.

« Tu es vraiment stupide. »

Le sable fredonnait indistinctement autour des deux Marchombres. Erwin s'était arrêté. Alexis ne le remarqua pas tout de suite, il lui fallu quelques secondes. Des secondes durant lesquelles l'apprenti eut tout le temps de l'admirer, de s'imprégner de son regard extasié posé sur la montagne, de s'enivrer de son image apposée sur celle du Rentaï. Alexis était Marchombre jusqu'au bout des cils. C'était certainement pour cette raison qu'Erwin n'eut besoin de rien dire.

Éternelle reconnaissance,
Pour une promesse éternelle.
Attends-moi.

Le baiser sur sa joue.
La caresse du vent.

Alexis déjà au loin.

Erwin fit glisser ses doigts sur sa pommette, comme pour attraper la douceur que les lèvres de la Marchombre y avaient laissée. Il la regardait grimper le long des parois imprenables du Rentaï avec autant d'aisance qu'un écureuil dans un arbre. Elle semblait poser ses mains sans aucune once d'hésitation, savoir où poser ses pieds pour saisir les appuis. Tout lui semblait parfaitement naturel. Et alors qu'elle disparaissait peu à peu au-dessus des ombres, alors seulement, Erwin répondit à son poème.

"Promis, Alexis."

Le vent souffla et, bien qu'il en doutait, Erwin se prit à penser que l'air transporterait ses mots jusqu'à la Marchombre qui continuait son ascension à l'abri des regards. Ou peut-être n'aurait-elle pas besoin de les entendre pour les ressentir...

Le temps s'écoula. Lentement. Comme si le désert entier était contenu dans un sablier qui ne voulait pas accélérer son écoulement. Erwin s'assit. Lui qui n'était pas même arrivé au bout des épreuves de l'Anh-Ju ne se risquait pas à imaginer ce qui attendait les Marchombres franchissant les portes du Rentaï. Pour autant, il aurait aimé le savoir. De là où il était, l'apprenti ne distinguait plus Alexis depuis au moins une heure à présent, il ne savait pas si elle escaladait toujours ou si elle était passée dans un autre lieu. Il ne savait pas si elle était arrivée en haut ou si elle s'était arrêtée, si elle avait chuté ou si elle avait trouvé un alcôve où se reposer. Il ne savait pas non plus si elle avait de nouvelles épreuves à passer ou si la montagne déciderait simplement de son sort. De tout son apprentissage marchombre, l'un des secrets les mieux gardés était celui du Rentaï, de son pouvoir et de son fonctionnement. Jamais Tracey n'avait laissé s'envoler le moindre mot maladroit concernant la Greffe et la montagne qui l'octroyait. Erwin se recroquevilla, penseur des sables à l'abri de l'obscurité, à la frontière entre le froid et la chaleur du soleil. Il attendait Alexis.

Quand la nuit s'installa sur le Désert des Murmures, Erwin ne parvint plus à faire taire l'anxiété qui lui rongeait le ventre depuis plusieurs heures. Le Rentaï avait beau être gigantesque, Alexis devait l'avoir escaladé depuis longtemps. Il paraissait impossible que la Marchombre ne soit pas encore revenue. A moins qu'elle ait rencontré un problème... Cette idée s'insinuait dans l'esprit d'Erwin sous différentes formes, trouvant une nouvelle ruse à chaque fois qu'il parvenait à effacer cette angoisse. Dans l'air frais du soir, l'apprenti Marchombre se mit donc en quête d'Alexis en longeant le pied de la montagne.

Il la distingua finalement à quelques mètres de lui, alors qu'elle était allongée sur le sol. Les images s'amoncelèrent sous ses yeux, les pires scénarios se déroulèrent parmi ses pensées. Alexis était allongée. Il pressa le pas. Etait-elle couchée sereinement ou la trouverait-il les membres écartés dans des angles improbables ? Il accéléra. Pouvait-il percevoir sa poitrine qui se levait, à une telle distance ? Il courut jusqu'à elle. Alexis était réveillée.

"Tu m'as menti !"

Le jeune homme ne s'attendait pas à se faire percuter par Alexis. A travers ce geste, pourtant peu violent, il sentit toute la rancoeur qui animait la Marchombre l'espace d'un instant. Il aurait voulu lui demander ce qui s'était passé, si elle avait échoué, abandonné ou si elle avait obtenu la Greffe. Lui dire qu'il avait eu peur de ne pas la retrouver, de la retrouver blessée. Lui témoigner toute l'admiration qu'il avait pour elle. Au lieu de quoi les mots qui se bousculèrent dans sa tête étaient ceux qu'il aurait dû prononcer depuis des mois, ceux qui avaient manqué à Alexis pour qu'elle connaisse la vérité, ceux qui recelaient tant de douleur et de honte. Mais, là encore, alors que l'opportunité s'offrait à lui, Erwin n'était pas capable d'articuler la moindre syllabe. Oui, il avait menti. Qu'avait-il à répondre ?

Alexis ne lui laissa pas plus de temps pour y réfléchir et l'entoura de ses bras.

"Tu es vraiment stupide."

L'apprenti était immobile. Aussi immobile que des heures plus tôt, devant l'imposant Rentaï. Il ne s'attendait pas à être étreint par Alexis, et encore moins après lui avoir caché la vérité. Il lui semblait ne pas mériter ce geste d'affection. Néanmoins, la surprise passée, il permit à ses bras de se refermer à leur tour sur la Marchombre. Une explosion de chaleur lui creusa le ventre alors qu'un frisson remontait dans son dos. La présence d'Alexis avait la saveur des retrouvailles et lui faisait l'effet d'un envol au-dessus de la brume.

Puis ils se relâchèrent, libérant l'autre de leur prison mutuelle de tendresse. Erwin eut envie d'écrire dans le sable un énième trio de vers pouvant porter le sens de ses pensées. Mais il se ravisa. Alexis méritait la vérité et il ne la lui avait pas donnée. Désormais, elle méritait que les mots lui soient offerts de vive voix plutôt que parmi les grains de sable qui les recouvriraient en quelques instants.

"C'est vrai. J'ai été stupide de ne rien te dire et de te suivre sans partager ton objectif. Mais j'avais envie d'être quelqu'un digne de toi, pouvoir prétendre à t'accompagner pendant notre apprentissage et encore plus loin. Ce voyage était peut-être le dernier que je pouvais faire avec toi, Alexis. Tu m'as promis de rester avec moi, je t'ai promis de rester avec toi. Et tu peux ne plus me faire confiance, mais tu pourras toujours croire mes promesses. Je ne t'ai rien dit pour l'Anh-Ju parce que... je pensais que tu le saurais, que Tracey ou Alekseï te l'aurait dit. Et c'est idiot parce que ce n'était pas à eux de te le dire. Mais moi, je n'y suis pas arrivé. J'avais trop honte, trop mal et trop besoin que tu me considères comme un vrai Marchombre."