Alexis fixait l’étalage devant elle, les lèvres pincées. Le marchand, quant à lui, se gardait bien de faire un quelconque commentaire. Il pouvait sentir l’hésitation de la jeune femme depuis son tabouret et il savait au plus profond de lui que son silence pourrait sceller cette vente davantage que ses paroles. Après de longues minutes à fixer l’objet de sa convoitise, Alexis craqua et déposa quelques pièces à destination du marchand.

« Je prends. »

L’homme ne se fit pas prier et emballa rapidement l’objet en question. Quelques politesses plus tard et Alexis était déjà repartie de la Place. Bientôt sa silhouette ne fut qu’un souvenir fugace, une ombre aussi discrète qu’un courant d’air. Il n’y avait que ce marchand pour se souvenir de cette étrange jeune femme qui avait fini par lui acheter une peluche en forme de carotte.

***

« Qu’est-ce que c’est que- Une carotte ? »
- Oui, c’est pour que tu apprennes à être plus aimable. »  

Il eut un long moment de silence durant lequel Maître et Apprentie se fixait avec intensité. Puis Alekseï éclata d’un rire tonitruant. Plus il regardait la petite peluche entre ses mains, plus il riait. Alexis finit par le rejoindre dans son fou rire malgré son envie de rester impassible. Il leur fallu plus de dix minutes avant que les larmes ne commencent à sécher.

« Donc, si je résume bien, tu t’es levé aux aurores pour aller au marché, et plutôt que de nous prendre un petit déjeuner, tu as préféré m’acheter une car-
- Un cadeau, le corrigea-t-elle.
- … Un cadeau. Pour quelle raison ? »

Alekseï et Alexis avançaient paisiblement dans la forêt, sur leurs chevaux respectifs. Alekseï était plus qu’un mentor pour Alexis. Il l’avait non seulement aidé lorsque personne ne voulait le faire, mais il lui avait également montré un nouveau chemin, celui des Marchombres. Il avait toujours respecté ses limites et s’était complètement dévoué à elle lorsqu’elle avait été fiévreuse pendant une semaine, il y a de ça un mois et demi maintenant. Pour autant, elle n’avait aucune envie d’ouvrir son cœur à Alekseï.

« Je connais bien la formation des Marchombres. Là où tu m’emmènes, j’ai peu de chance de survie. Il faut bien que je te laisse un souvenir. »

Alekseï ne répondit rien mais un sourire amusé s’était étiré sur ses lèvres. Alexis n’était pas stupide, elle savait pertinemment que c’était la période approximative de l’Ahn-Ju. Elle exagérait peut-être en disant qu’elle avait peu de chance de survie, mais les épreuves étaient tout de même réputées pour leur difficulté.

« Peu importe les obstacles sur ta route, tu vas devoir t’en sortir car j’attends avec impatience le petit pois qui ira avec cette carotte.
- Ton Apprentie t’offre des cadeaux ? Au moins une qui n’est pas ingrate. »

Plongée dans son propre amusement, Alexis n’avait même fait attention à son environnement. Le clin d’œil d’Alekseï confirma que tout avait été prémédité et Alexis leva les yeux au ciel avant de descendre de son cheval à la suite de son Maître. Les deux Marchombres s’enlacèrent brièvement pendant qu’Alexis accrochaient leurs deux chevaux à l’arbre le plus proche. Enfin, après avoir pris une grande inspiration, elle se retourna pour chercher Erwin du regard et le saluer à son tour.

Le temps s'était écoulé et Erwin appris où son mentor et lui se rendaient. D'une part, il était soulagé de ne plus voyager dans l'inconnu. D'une autre, peut-être aurait-il été préférable que Tracey ne lui avoue pas si tôt leur destination : depuis sa révélation, l'apprenti Marchombre se sentait continuellement angoissé. Il ne savait pas grand-chose de l'Ahn-Ju, sinon qu'il s'agissait d'une série d'épreuves que tout le monde ne réussissait pas.

"Si on a le choix et que c'est pas obligatoire pour un Marchombre, pourquoi tu veux m'envoyer comme ça à la mort ?
Parce qu'il est hors de question que mon apprenti ne se surpasse pas jusqu'au bout. Et parce que tu es prêt."

Ces paroles, bien que flatteuses, n'avaient étrangement pas rassuré Erwin. Quand les étendards de la ville étaient apparu à l'horizon, il avait même eu envie de faire demi-tour. Du courage, il en avait, mais des envies suicidaires, assez peu. Les quelques jours qu'ils passèrent à attendre la date du test fatidique, l'apprenti Marchombre prit soin de ne pas perdre la gourmette porte-bonheur qu'il cachait dans l'intérieur de son manteau. Il s'autorisa également à acheter tous les desserts tentants qu'il voyait sur les étales des marchands dans la rue, par pur principe. S'il devait mourir, autant le faire sans regrets, même si Tracey lui lançait à l'occasion un regard mi-amusé mi-désapprobateur.

"Je t'ai déjà raconté que mon interrogatrice était plus froide qu'un iceberg pendant mon Ahn-Ju ?"

Tracey savait garder des secrets mieux que personne, mais uniquement si ceux-ci lui semblaient en valoir la peine. Et le secret des traditions Marchombres n'en valait visiblement pas la peine. Elle dévoilait à Erwin des détails au compte-goutte, le laissant néanmoins imaginer le pire : les épreuves.

"Ca ne me rassure pas, Tracey."

Sa mentor avait haussé les épaules d'un air indifférent. Elle avait laissé Erwin seul à la table de l'auberge au bout de quelques minutes pour rejoindre sa chambre. Quand le jeune homme en avait fait de même, il avait passé un long moment devant le miroir à réfléchir à ses faiblesses. Quand il était descendu retrouver Tracey pour le déjeuner le lendemain matin, elle ne fit aucun commentaire sur sa nouvelle coupe de cheveux. Le court catogan qu'Erwin pouvait faire auparavant n'était plus qu'un souvenir. La Marchombre soupçonna son apprenti d'avoir craint de se faire attraper par ses évaluateurs lors des épreuves, mais lui seul pouvait mettre un mot sur ses motivations.

"Tu m'as l'air bien serein aujourd'hui."

Erwin laissa s'envoler un rire aussi bref qu'un claquement de porte.

"Je suis sérieuse. Tu as beaucoup réfléchi à tout ça, j'imagine. Tu sais que je ne te forcerais à rien, Erwin. Pas si je ne croyais pas en tes chances."

Le silence se prolongea dans leurs yeux un instant.

"Oui, je le sais."

Erwin quitta la table sans avoir touché à son repas. Le stress lui nouait l'estomac comme une corde et la présence de Tracey était aussi rassurante que pesante. Il préférait profiter du temps qu'il lui restait à attendre pour se promener, prendre l'air, s'évader tant qu'il le pouvait. La Voie du Marchombre lui promettait la liberté, et pourtant, il ne s'était jamais senti aussi piégé.

Au bout d'une demi-heure de déambulation incertaine, Erwin sentit le regard de Tracey. Son mentor l'avait suivi. Sans doute depuis peu de temps. Mais il n'avait pas envie de lui parler tout de suite. Encore un peu de temps seul, muet, irréel. C'était tout ce qu'il voulait. Jusqu'à ce que son regard se pose sur les deux silhouettes sortant du marcher. En un courant d'air, Tracey fut à côté de lui, face aux deux visages plus si inconnus.

"Ton apprentie t'offre des cadeaux ? Au moins une qui n'est pas ingrate."

Le regard en coin qu'elle lança à Erwin dans un sourire en disait long. L'apprenti préféra l'ignorer en saluant Alekseï avant de se diriger vers Alexis. En voyant son regard passer furtivement sur ses cheveux courts, il sentit ses joues s'enflammer légèrement. Il ne faisait pourtant pas grand cas de ce que les autres pouvaient penser de son apparence. De toute façon, un Marchombre avait surtout l'art de se rendre invisible aux yeux du monde. Mais face à Alexis, à cet instant, Erwin n'avait aucune envie d'être invisible.

"J'imagine que... toi aussi, tu vas passer l'Ahn-Ju ? Tu te sens prête ?"

Alexis fixait Erwin, fascinée par la vague d'émotions qui la submergeait. Évidemment, elle savait qu'Erwin lui faisait cet effet. Elle se souvenait de leur première rencontre, de la chaleur qu'elle avait ressenti, du sentiment d'allégresse qui était resté après son départ. Pour autant, dès qu'elle repensait à tout ça, ses souvenirs prenaient une forme presque cotonneuse, floue. Ils étaient comme un croquis dont les contours auraient été partiellement effacés. Présents et absents à la fois. Elle s'était donc persuadée que ses émotions avaient été exacerbés par la fièvre ou par l'excitation de la première rencontre, et que son cerveau avait éxagéré les traits pour rendre le tout plus intense que ça ne l'était réellement.

Les souvenirs fonctionnent d'une drôle de façon, songea l'apprentie Marchombre, alors qu'elle réalisait à quel point elle avait eu tort de minimiser l'effet que pouvait lui faire Erwin. De ses courbes élancés jusqu'à son regard ambré, Erwin irradiait d'une chaleur qui enveloppait Alexis dans une douceur presque surréelle. Était-ce dû à la présence simple du Marchombre ou bien était-ce parce que son cerveau avait décidé de tout embellir pour ne plus qu'Alexis le traite de menteur ? Le fantasme qu'elle s'était du jeune homme était-il fidèle à la réalité ou bien était-ce la peur qui prenait une nouvelle forme pour lui faire oublier la raison de sa présence ici ?

« J'imagine que... toi aussi, tu vas passer l'Ahn-Ju ? Tu te sens prête ? »

Alexis s'ancra dans la réalité, celle où Erwin était un être humain à part entière et non pas un prétexte pour détourner l'attention de son cerveau. Elle se concentra sur le mot interdit et laissa à son agoisse tout le luxe de reprendre le contrôle de son corps. L'Ahn-Ju. Elle était là pour l'Ahn-Ju et rien d'autre. Elle était là pour accomplir sa formation de Marchombre. Elle était là pour repousser ses propres limites. Petit à petit, Alexis réussi à reprendre le cours normale de sa journée. Erwin était juste Erwin. Ses émotions à son égard n'étaient que guidés par l'admiration qu'elle avait envers lui.

« Je ne pourrais pas être plus prête. Un sourire fier se dessina sur les lèvres de l'Apprentie Marchombre avant qu'elle n'enchaîne : Puisqu'il n'existe aucun univers où Alekseï ne m'informe de quoique ce soit d'important... On peut pas faire pire, donc il n'existe pas de mieux non plus. »

Le principal concerné, s'il avait entendu de ce que son Apprentie venait de dire, ne s'en formalisa pas. Au contraire, il ri encore plus fort, comme pour signaler au monde entier qu'il n'existait, en effet, pas un seul univers où il lui dirait quoique ce soit. Alexis essayait de calmer l'angoisse grandissante qui tentait de percer sa carapace d'indifférence. Au fond de son estomac, c'était comme si un dragon puissant rugissait à chaque fois que l'Ahn-Ju était mentionné, ou pas mentionné, justement. Elle ne savait pas si Alekseï jouait avec ses nerfs, s'il la tesait ou s'il attendait quoique ce soit d'elle. Dans le doute, elle tenta de se cacher derrière un trait d'humour, histoire de montrer à son Maître - à Erwin - à quel point elle était sage, patiente et tout à fait dans le contrôle de ses émotions.

« Du peu que je sais, je pourrais tout à fait être ici aujourd'hui pour simplement faire des courses, alors bon. »

Cette fois-ci, Alekseï ne cacha pas le fait qu'il écoutait sa conversation et lui lança une grande tape sur l'épaule, comme il avait tant l'habitude de le faire quand Alexis disait un truc trop drôle pour mériter autre chose que de se faire déboîter l'épaule gratuitement. Habituée, la jeune femme resta de marbre et ne bougea qu'à peine face à la violence du coup. Elle décida d'ignorer son Maître et porta toute son attention sur Erwin.

« Donc je suppose que Tracey a eu la décence de mieux t'informer que moi de la suite de la journée ? »

Alekseï se détourna alors naturellement de la conversation d'Alexis et reporta toute son attention sur la rouquine qui l'accompagnait. Alexis relâcha très légèrement ses épaules et s'autorisa à afficher, ne serait-ce qu'une seconde, le sentiment d'impuissance qui la liait à cet instant au monde entier.

Erwin sentit une vague d'anxiété l'envahir avant même qu'Alexis tourne le regard vers lui. Sa propre angoisse gronda au creux de son corps comme l'écho de ce que l'apprentie venait de projeter vers lui sans le savoir. Ils semblaient bien peu fiers, l'un comme l'autre. Pour autant, Alexis marqua un point de plus lorsqu'elle fit comprendre à Erwin que son mentor ne lui expliquait rien de plus que s'ils étaient venus en ville pour se reposer après un voyage quelconque. Or, l'Ahn-Ju était l'opposé du repos, tant pour l'énergie qu'il rongeait avidement que pour l'intranquillité qu'il imposait à l'esprit des jeunes apprentis.

"Donc je suppose que Tracey a eu la décence de mieux t'informer que moi de la suite de la journée ?"

Erwin hocha lentement la tête. Oui, il avait pu regrouper plus d'informations, en effet. Cela ne le rassurait pas forcément. Alexis et lui devaient vivre deux formes différentes d'une même angoisse, l'inconnu qui les surplombait, les frôlait sans se laisser saisir. L'attente, pour l'un comme pour l'autre, était longue et douloureuse.

"Je peux te répondre par oui et par non. Tracey m'a raconté un millier d'anecdotes, mais toujours dans les grandes lignes, sans me donner de détails. Et, évidemment, c'était des anecdotes assez peu enviables. Sinon où serait le plaisir de les raconter ?"

Bien malgré lui, Erwin ponctua cette dernière phrase d'un regard noir à destination de son mentor. Il aurait préféré que Tracey ne dise rien du tout, ne prononce aucun mot lié de près ou de loin à l'Ahn-Ju. Il l'aurait souhaité de tout son coeur, si la présence d'Alexis à ses côtés, plus tendue que la corde d'un arc à l'idée d'affronter un ennemi sans rien savoir de lui, ne lui avait rappelé que cette situation n'était pas plus enviable.

A regarder Alekseï et Tracey discuter calmement et rire encore et toujours en s'autorisant un regard furtif en direction des apprentis de temps à autres, Erwin aurait juré que leur posture était calculée. Les mentors auraient tout à fait été capable de prévoir cette rencontre et de faire en sorte que l'un des jeunes Marchombres soit au courant de certaines choses tandis que l'autre ne saurait rien, cela dans l'unique but de les confronter à une approche différente de la leur. Et Erwin imaginait parfaitement les deux adultes tirer à la courte paille l'apprenti qui resterait dans le l'incertitude. Oui, c'était une démarche qui ressemblait bien à des Marchombres accomplis comme Tracey et Alekseï.

Peut-être la pensée d'Alexis suivit-elle le même chemin, ou peut-être s'égara-t-elle dans d'autres méandres, toujours est-il que l'apprentie poussa un soupir en même temps qu'Erwin. Le jeune homme se tourna vers elle et sourit face à la coïncidence. L'espace d'un instant, ses préoccupations le quittèrent et il plongea son regard dans celui d'Alexis.

"Mais ça se passera bien, tu verras. On est des Marchombres."

* * *

Les prises étaient invisibles. Seule une concentration inébranlable, focalisée sur les ruissellement des gouttes le long de la paroi, permettait à Erwin de ressentir les aspérités avant de pouvoir s'y agripper. Projeter son esprit sur la roche. Le laisser ricocher sur les rebords. L'écouter résonner entre les cavités. La rugosité de la pierre humide était son seul guide dans l'obscurité. Erwin n'avait aucun idée de la hauteur qu'il devrait grimper. Ses bras commençaient à tétaniser, ses doigts le brûlaient, crispés et écorchés. Les muscles de ses jambes criaient leur besoin de relâchement. Mais Erwin devait avancer. Continuer à arpenter cette paroi comme il souhaitait arpenter la Voie du Marchombre depuis trois longues années. Il n'avait pas subi les entraînements de Tracey pour rien. Il n'avait pas répondu à des questions aussi brumeuse qu'un matin d'hiver pour rien. Il n'avait pas traversé l'épreuve précédente pour rien. Il arriverait au sommet, où que ce sommet puisse être. Sa main se referma sur une nouvelle corniche de quelques centimètres.

Elle céda.

Erwin se sentit tomber. Traverser le vide et le noir sans aucune prise sous ses doigts.
S'écrouler.
En même temps que ses rêves de Marchombre.

Il n'y avait que le noir autour de lui.




Et le noir envahit son esprit lorsque la douleur fusa dans son dos.

« Mais ça se passera bien, tu verras. On est des Marchombres. »

Cette phrase résonna dans l’esprit d’Alexis alors qu’elle était suspendue dans le vide, les mains accrochées à une liane, les jambes paralysées suite à sa rencontre avec une étrange bestiole nichée dans une alcôve de la structure qu’elle escaladait. Elle compta les secondes, puis les minutes, puis elle perdit le fil. Combien de temps pouvait-elle tenir, à la seule force de ses bras, à ce bout de végétation dont elle ne voyait même pas l’origine. Allait-elle mourir ici, comme tant d’autres avant elle ?

Lentement, malgré la brûlure de ses bras, Alexis grimpait le long de la liane sans savoir où elle allait. Et si elle rencontrait une autre bestiole similaire et que celle-ci lui piquait les bras ? Combien de secondes durerait sa chute avant qu’elle ne s’écrase au sol ? Elle savait pertinemment qu’elle n’y survivrait pas. Il y avait certes quelques plateformes çà et là, mais les chances qu’elle tombe dessus par hasard étaient maigres.

Non, Alexis n’était pas du genre à provoquer la chance.
Si ses bras lâchaient, elle mourait, tout simplement.
Si la liane lâchait, elle mourait. Tout simplement.

***

« Aïe. Tu me fais mal.
- Arrête de bouger, et t’auras moins mal. »

Alexis leva les yeux au ciel.

Évidemment, la liane avait fini par rompre. Alexis s’était écrasée quelques mètres plus bas, sur une plateforme. Elle s’était fêlée trois côtes et foulée la cheville. Au moins, le poison qui l’avait paralysé avait fini par s’estomper et Alexis avait pu reprendre son ascension jusqu’en haut. Une fois cette épreuve terminée, le reste de ses souvenirs étaient flous. Elle avait répondu à des questions, toutes aussi étranges les unes que les autres, et elle s’était évanouie au bout d’un moment.

Lorsqu’elle s’était réveillée, elle avait aperçu le visage grossier d’Alekseï, barré d’un énorme sourire. “Tu as réussi ! Je n’en avais jamais douté !” s’était-il exclamé avant de la serrer dans ses bras malgré les gémissements de douleur de son apprentie. Puis son sérieux était revenu et il avait demandé un rapport complet de ce qu’il s’était passé tout en pansant ses blessures - sauf qu’il s’agissait d’Alekseï, qu’il n’était pas soigneur et qu’il était aussi doux qu’un buffle.

Alexis n’avait aucun souvenir d’avoir quitté les souterrains de la ville - l’endroit où se déroulait l’Anh-Ju - mais depuis qu’elle avait repris connaissance, elle se trouvait dans une chambre d’auberge. Alekseï la laissa se reposer pendant une journée complète une fois les premiers soins effectués. Lorsqu’elle se réveilla le lendemain, alors que la nuit était tombée depuis quelques heures déjà, Alexis décida de sortir de sa chambre et de rejoindre Alekseï. Elle savait que ce dernier serait dans la salle commune, sûrement en train de faire semblant de boire avec des ivrognes pour passer le temps et justifier sa présence près des plateaux de charcuterie. Pour quelqu’un qui ne buvait pas, le bougre savait très bien faire semblant.

Lorsqu’elle sortit de sa chambre, Alexis se dirigea au son, profitant du fait que les autres clients étaient bruyants, et ne prit aucune bougie avec elle. Ce ne fut donc une surprise pour personne lorsqu’elle rentra la tête la première dans quelqu’un qui avait visiblement opté pour la même technique qu’elle. La bosse qui se formerait sur son crâne d’ici-là s’accordera parfaitement avec le reste de ses blessures - preuve irréfutable que les pires épreuves ne sont pas toujours là où on les pense.

Ravalant un grognement de frustration, Alexis tenta d’ajuster ses yeux à la pénombre des couloirs et reconnut vaguement la silhouette d’Erwin. Un sourire sincère s’étira sur ses lèvres et elle dû se faire violence pour ne pas lui sauter au cou - après tout, ses côtes douloureuses ne lui auraient pas pardonné cet affront. Elle préféra opter pour une technique plus réfléchie, celle où, à l’image de son maître, elle faisait semblant que tout était son contrôle.

« Mettez deux marchombres trop sûrs d’eux dans le noir et ils se rentreront à coups sûrs dedans… »

Une douleur profonde avait arraché Erwin à son inconscience. Le jeune Marchombre n'avait pas pensé que le premier son qui sortirait de sa bouche après l'Anh-Ju serait un cri à peine étouffé. Tracey était entrée dans la pièce à grandes enjambées, apportant avec elle une panoplie de calmants.

"Je ne pouvais pas t'en donner tant que tu étais évanoui. Prends ça, et vite si tu veux que ça passe."

Erwin ne s'était pas fait prier pour prendre le remède que lui tendait son mentor. La douleur était si omniprésente qu'il n'avait pas compris tout de suite qu'elle venait principalement de sa jambe, bleuie et enflée, entourée d'un bandage maintenant une attelle. Tracey lui avait expliqué avec une moue désolée :

"J'ai fait venir un Rêveur hier. Il a su replacer tes vertèbres tassées, mais il a dit que ta jambe était trop en miettes pour faire mieux que ça. Tu devras attendre qu'elle guérisse naturellement, en prenant le temps de la rééducation et..."

La voix de Tracey s'était perdue quelque part où Erwin ne se trouvait plus. Il avait lentement sombré dans ses pensées, s'était laissé emporter ailleurs, là où cet accident n'avait pas existé.

"Alors, j'ai... raté l'Anh-Ju ?"

Dans le brouillard qui compactai ses oreilles ses tympans, Erwin avait tout de même entendu la voix de Tracey qui se taisait. Elle s'était interrompue et ses yeux s'étaient efforcés de fixer ceux de son apprenti. Le mot qu'elle avait prononcé avait déchiré le brouillard comme un coup de tonnerre.

"Oui."

Erwin entendait encore ce "oui" déchirant alors qu'il fixait la ville depuis la fenêtre de sa chambre d'auberge. Le bâtiment était haut et situé sur un surplomb de la ville. Le Marchombre contemplait cette vue en plongée sur les pâles lueurs du faubourg en contrebas. Il essayait de ne penser à rien d'autre que ce tableau, cette toile de nuit, cette peinture de lumières. Mais la conversation avec son mentor, à son réveil, le dérangeait à intervalles réguliers. Il s'assit sur le lit, sa jambe invalide tendue devant lui dans son attelle, et tenta de méditer. C'était quelque chose pour lequel il était habituellement doué. Cette fois-ci, pourtant, l'exercice fut compliqué. Les sensations de vide pendant la chute et de douleur par la suite surgissaient telles des geysers au milieu d'une plaine gelée.

Erwin laissa s'échapper un cri rageur. Il se sentait incapable. Incapable de se concentrer, incapable de plier sa jambe, incapable de passer au-dessus de ce "oui", incapable d'être un Marchombre. Il se leva tant bien que mal et s'appuya au mur pour observer l'autre côté de la vitre de plus près. Tout semblait si proche et si loin. Comme ce souvenir de l'échec qui brûlait encore dans sa tête.

Le jeune Marchombre resta ainsi de longues minutes, peut-être même une heure. Le temps s'effaçait avec la douceur du coton en même temps que la colère  d'Erwin. Et, la rage enfin envolée, il ne resta que la solitude. L'isolement flagrant qui l'entourait depuis que Tracey l'avait sorti des souterrains de la ville. Erwin sentit soudain le besoin de sortir, de s'entourer de cette agitation nocturne qu'il observait de loin depuis tout ce temps.

Erwin s'écarta du mur et attrapa sa béquille pour poser son pied immobilisé au sol. La sensation étrange de ce contact avec le plancher le perturba. C'était un mélange d'engourdissement et de chaleur. Après quelques pas, marcher sans se laisser surprendre par cette impression et sans faire de bruit prit l'allure d'un jeu. Lorsqu'il franchit la porte de sa chambre, Erwin faisait à peine plus de bruit qu'un courant d'air hivernal. Lui qui, quelques instants plus tôt, se trouvait plus indigne que jamais d'être un Marchombre se sentait à présent tout à fait dans son élément. Le noir, le silence, le défi, la discrétion. Parvenir à se déplacer sans se faire remarquer, dans l'état où il était, lui procurait la satisfaction qu'il n'avait plus depuis l'Anh-Ju.

Et soudain,
dans le noir,
il percuta quelqu'un.

"Mettez deux Marchombres trop sûrs d'eux dans le noir et ils se rentreront à coup sûr dedans..."

Erwin reconnut la voix d'Alexis avant de reconnaître son visage, encore un peu sonné qu'il était par cette rencontre impromptue. Il avait à la fois envie de se rapprocher d'elle et de disparaître. Tracey lui avait dit qu'Alexis avait réussi l'Anh-Ju. Peut-être que la jeune Marchombre avait, elle aussi, demandé comment s'était passé le test de son ami. Il espérait que non. Il n'avait aucune envie d'attirer l'attention et encore moins la pitié d'Alexis. En temps normal, Erwin se fichait bien de ce que les autres pouvaient penser de lui. Après tout, il avait suivi un entraînement de bientôt trois ans pour acquérir des capacités hors-normes. Il n'avait rien à jalouser à qui que ce soit. Et pourtant, face à Alexis, dans la pénombre du couloir, Erwin se sentait rougir. Ses joues chauffaient à l'idée d'être si petit en comparaison avec la jeune femme. Elle était plus Marchombre qu'il ne le serait jamais. D'ailleurs, elle allait pouvoir prétendre à la greffe et devenir encore plus fabuleuse.

"Oui, effectivement..."

Erwin se mordit la langue. il avait parlé d'un ton bien plus sec que prévu. Où était passée sa maîtrise de ses émotions ? Etait-elle restée dans la caverne où il avait perdu connaissance ? Le silence prolongeait lourdement ses paroles. Il inspira profondément pour reprendre sur une meilleure intonation.

"Je voulais prendre l'air. Tu viens ?"

Il eut une seconde de flottement, de silence, d’immobilité. L’atmosphère était soudainement différente, plus lourde, plus froide. Alexis se mordit la langue, incapable de savoir si la fatigue lui faisait imaginer des choses ou si elle avait quelque chose de mal. Pendant un très moment, Alexis douta même qu’il s’agissait d’Erwin face à elle alors même qu’elle pouvait reconnaître maintenant cette silhouette entre mille, même découpée à travers la pénombre ambiante de l’auberge dans laquelle ils se trouvaient.

« Oui, effectivement… »

De toutes les lames qu’elle avait connu, le tranchant de la voix d’Erwin fut le coup le plus douloureux qu’elle connu. Son estomac se tordit instantanément alors qu’un amas de bourdon envahirent ses pensées. Pourquoi cette froideur ? Pourquoi cette distance ? Alexis n’avait pas beaucoup d’amis dans ce monde, et l’idée même que le seul qu’elle puisse considérer comme tel se mette soudainement à la détester lui fit monter les larmes aux yeux. Elle eut envie de faire demi-tour et de s’enfermer dans sa chambre. À quoi bon devenir Marchombre si la solitude était sa seule amie ?

« Je voulais prendre l’air. Tu viens ? »

La voix d’Erwin était redevenue celle habituelle, bien qu’un peu plus lasse. Alexis eut envie de hurler de frustration. Avait-elle imaginé la froideur qui les avait enveloppés ou bien était-ce la fatigue qui parlaient pour eux ?

Docile, Alexis décida de suivre Erwin alors qu’ils continuaient d’avancer dans la pénombre avant d’atteindre la salle principale. Là, dans la lumière éclatante et les bruits assourdissants, Alexis oublia sa demi-peine et la remplaça par l’inconfort qui noyait ses sens. La lumière était trop vive, les sons étaient trop forts, les odeurs la répugnaient.

Les deux marchombres avancèrent sans s’arrêter, se fondant dans la masse malgré leurs blessures. Elle, boitant à cause de sa cheville, Erwin traînant en sa compagnie une béquille jusqu’à l’extérieur. Là, silencieusement, ils s’éloignèrent encore davantage de l’auberge jusqu’à que les cris ne deviennent plus qu’un brouhaha lointain.

Alexis se laissa tomber contre un arbre et enfonça sans tête contre ses genoux, incapable de calmer les battements de son coeur qui tambourinait dans ses tempes. Il était rare qu’elle se laisse encore aujourd’hui écraser par l’hypersensibilité sensorielle dont elle avait été très souvent victime plus jeune. Pour autant, à cause de la fatigue, des nerfs, des blessures, Alexis se sentait à nouveau comme une petite fille sans défense.

La jeune Marchombre mit de longues secondes avant de reprendre consistance. Lorsqu’elle releva les yeux, Erwin fixait l’horizon, silencieusement à ses côtés. Elle admira alors ses courbes, sa silhouette, sa mâchoire et sa posture. Malgré ses blessures, il se tenait droit et fier. Sa place en tant que Marchombre était indiscutable. Il appartenait à la nuit, aux éléments, à l’ombre.

Lorsqu’Erwin tourna son regard vers elle, Alexis se sentit rougir. Qui était-elle pour le dévisager de la sorte ? Elle se dissimula derrière un sourire gêné et une demi-vérité, étant incapable d’un véritable mensonge et encore moins auprès de lui :

« Désolée, j’ai parfois du mal avec l’ambiance des tavernes. Elle fit une pause, grattant distraitement son avant-bras. Désires-tu marcher ou préfères-tu rester ici ? »

Alexis n’avait aucune préférence, si ce n’était qu’elle voulait rester près de lui. Elle n’avait pas envie de retourner à la taverne, elle n’avait pas envie d’être seule et elle n’avait pas envie de retrouver la froideur qui les avait enveloppés quelques instants plus tôt.

Atteindre le bout du couloir comme on atteint sa cible. Traverser la foule ivre comme on traverse une rivière. Respirer la nuit comme on respire chaque goutte d'air.

Erwin ne pensait à rien d'autre. Le désir qui l'envahissait était celui de sortir, de se débarrasser de son apparence d'infirme aux yeux des autres et de laisser dans cette auberge son manteau d'échec. Pour peu, il aurait abandonné sa béquille également, mais il ne pouvait échapper à cette ennemie qui devenait une alliée pour s'enfuir de là.

Alexis sembla aussi soulagée que lui de rencontrer le vent nocturne. Davantage, même. Elle s'étendit lourdement au pied d'un arbre. Erwin l'aurait imitée volontiers, mais se tenir debout lui donnait l'impression d'être quelqu'un de normal, de valide, d'un peu plus Marchombre. Se permettre de s'asseoir aurait égalé un aveu de faiblesse, un moment de repos qu'il n'avait pas mérité. Il préférait chercher l'équilibre sur sa jambe encore fonctionnelle, trouver la posture, ce léger point d'ancrage qui changeait toute la tension dans son corps et qui soulageait sa blessure. Ses blessures. Celle qui se voyait, et celle qui était enfouie.

Mais, en même temps, debout ainsi devant l'arbre, Erwin se sentait loin, si loin d'Alexis.

Il regardait la Marchombre sans rien dire. Sans comprendre, sans chercher à comprendre non plus. En acceptant simplement qu'il n'était pas le seul à vouloir échapper à l'agitation et à l'atmosphère renfermée ce soir. L'Anh-Ju avait été éprouvant pour l'un comme pour l'autre, probablement plus pour Alexis qui, elle, était arrivée au bout. Erwin se rapprocha d'elle, doucement. Sa béquille frôlait le sol et, dans ce qui représentait pour lui une entaille dans sa fierté, il s'adossa au tronc large et rugueux de l'arbre. Le contact rêche sous sa peau lui donnait l'impression de ressentir les palpitations de la sève et la vie de l'écorce contre lui. Il se concentra sur ces perceptions, s'en imprégna et tenta de respirer au même rythme que l'arbre. Peu à peu, le silence brouillé devint un refuge, léger, tranquille.

" Désolée, j’ai parfois du mal avec l’ambiance des tavernes. Désires-tu marcher ou préfères-tu rester ici ?"

La paume d'Erwin caressa distraitement l'écorce du tronc à défaut de pouvoir effleurer Alexis. Il aurait aimé lui faire comprendre sans avoir besoin de mots. Mais ils n'en étaient pas encore là, et cette béquille entre eux, tout ce qu'elle représentait, l'échec qu'elle symbolisait, hissait une barrière là où la main d'Erwin aurait pu rencontrer celle d'Alexis. L'Apprenti ne se sentait pas capable de la toucher. Comme on craint de trop s'approcher d'une flamme belle mais brûlante.

"On peut marcher."

Erwin se décala de l'arbre d'un mouvement forcé sur sa béquille. L'absence absolue de toute fluidité dans ce mouvement le remplit de frustration. Tu parles d'un Marchombre. Poussé par l'énervement qui reprenait sa place, Erwin pressa le pas tandis qu'Alexis le suivait sans rien dire. Il en oubliait sa présence, rien d'autre n'existait que cette fêlure quelque part dans ses os et dans son âme. Pour lui, la Voie semblait s'arrêter. Plus aucun avenir de Marchombre ne l'attendrait, il

Une douleur vive traversa sa jambe et Erwin manqua de tomber en serrant les dents. L'équilibre, le poids qu'il avait réussi à faire peser sur son membre valide, il n'avait pas su maintenir son attention. C'était à présent voûté sur sa béquille qu'il tentait de reprendre appui correctement, une goutte de sueur perlant au coin de son front. Alexis s'arrêta à quelques pas de lui. Il lui fut incroyablement reconnaissant de ne rien dire. Il sentit son coeur se serrer à l'idée de devoir abandonner la nuit.

"Peut-être... Finalement, on peut rester près de l'arbre."

Sa voix dissimulait autant qu'elle le pouvait sa douleur, mais son regard, évitant, n'aurait su cacher plus longtemps tout ce que ces mots lui coûtaient. Erwin inspira profondément. Quand Alexis arriva en face de lui, dans un geste d'aide, il afficha un sourire désolé qui ne pouvait entièrement camoufler sa déception.

« On peut marcher. »

Alexis opina, distraite. Elle aurait pu le suivre jusqu’au bout du monde ou bien devenir statue ici et maintenant, tant que cela signifiait qu’elle restait à ses côtés. Lentement, Alexis se détacha de l’arbre contre lequel elle s’était appuyée et se releva avec la grâce d’un caneton effarouché, avant de suivre Erwin. De nouveau, une tension froide enveloppa les deux Marchombres. À mesure qu’elle avançait, brique par brique, un mur se créait entre elle et Erwin. Le silence, qu’elle avait appris à aimer en sa compagnie, était devenue de plomb. La gorge serrée, Alexis suivit Erwin et se perdit dans les corridors tortueux de son propre esprit.

Alexis n’avait jamais été de ceux qui soignent les autres. Certains, par leur empathie, leur compassion ou tout simplement leur présence, aidaient naturellement. Ils savaient et comprenaient, ils agissaient et parlaient quand il fallait. Alexis, elle, n’était pas de ceux-là. Elle était de ceux qui cassent sans faire exprès, par leur maladresse, par leurs paroles déplacées. Elle ne s’en rendait pas compte tout de suite, seulement une fois que le mal était fait. Parfois, il lui fallait un moment avant de comprendre ses propres torts tant sa bonne volonté et sa naïveté étaient fortes. Puis, lorsqu’elle comprenait, il était trop tard.

Alexis songeait à tout ça, à toutes ces fois où elle aurait pu aider et qu’elle avait empiré. À tous ces moments charnières où elle aurait pu être une bonne personne et qu’elle finissait par être un fardeau. Alexis songeait à tout ça alors qu’elle avançait dans l’ombre d’Erwin, de celui qu’elle admirait et dont elle aurait aimé être plus proche. Tout son être hurlait ce besoin vital, presque animal, d’aider Erwin. Elle voulait aspirer toutes ses peines, toutes ses douleurs, tout ce qu’il lui était possible d’absorber pour que lui n’ait plus à porter que la légèreté de son existence.

Lorsqu’Erwin perdit pied, Alexis s’ancra de nouveau dans le présent mais celui-ci n’était pas si différent du passé qui l’avait formée : elle regardait, impuissante, un être qu’elle appréciait lutter. Elle aurait pu s’approcher et l’aider. Lui offrir des paroles réconfortantes. Mais elle savait au plus profond d’elle que sa simple présence était déjà un fardeau suffisant pour le Marchombre. De toutes les personnes qu’il avait croisé dans sa vie, Alexis était sûrement la pire à avoir à ses côtés dans les moments difficiles.

« Peut-être… Finalement, on peut rester près de l’arbre. »

C’en était trop de la passivité. Instinctivement, Alexis s’approcha d’Erwin et lui tendit son bras. Elle croisa, pour la première fois de la soirée, véritablement son regard. Ce dernier était une véritable tempête d’émotions : peine, douleur, déception. Alexis avait envie de prendre son visage entre ses mains et coller son front au sien, comme si cela aurait pu lui permettre un transfert de lui à elle.

Donne-moi ta peine, donne moi ta souffrance, je peux tout supporter. Tout supporter, à part te voir dans cet état.

Elle ne fit rien de tout ça et se contenta d’un maigre sourire d’encouragement. Ensemble, ils s’approchèrent d’arbres sous lesquels, cette fois, se trouvait un tronc coupé qui pouvait permettre à Erwin de s’asseoir sans avoir à se baisser de trop. De nouveau, un silence froid et austère s’étira entre les deux Marchombres et la gorge serrée d’Alexis l’empêchait de prononcer quelconque mot. Elle se sentait de trop, comme si sa simple existence la faisait suffoquer. Elle aurait aimé n’être qu’ombre, disparaître dans la nuit, se faire oublier de tous. Pour autant, lorsqu’Erwin ouvrit la bouche (peut-être n’était-ce que pour bailler), la langue d’Alexis se délia d’un seul coup et un flot de paroles incessant se déversa d’une seule traite sans qu’il ne puisse parler, ne serait-ce pour que lui dire de se taire.

« Je suis désolée. Je sais bien que ta jambe ne va pas bien. Je n’aurai pas dû te proposer de sortir. Mais je ne pouvais pas non plus sortir toute seule et te faire penser que ta présence me dérangeait - tu ne me déranges pas, jamais. J’ai préféré ignorer ta jambe en pensant que c’était la bonne solution - la meilleure solution. Mais ça ne l’était pas. Evidemment. Je fais toujours les mauvais choix. Je suis désolée que tu te sois blessé à l’Anh-Ju et je suis désolée d’avoir fait le choix pour toi d’ignorer cette blessure en te traînant dehors. J’aurai dû te laisser tranquille. Ou tout du moins, ne pas marcher autant. J’aurai pu te proposer mon aide plus tôt, aussi, mais j’avais peur de, de je sais pas, de mal faire ? Je suis désolée Erwin, je peux te laisser tranquille, si tu veux. Je peux partir dès maintenant. Ou te raccompagner et te laisser tranquille après. Je ne veux pas- je ne veux pas que tu, enfin, que je sois, enfin voilà. Désolée. Je peux… veux-tu que je te raccompagne ? »

La main d'Alexis devant lui fut comme une bouée de sauvetage dans un océan d'amertume. Dans la tempête de ses regrets, Erwin voyait à présent une faible lueur. Au contact de ces doigts, de cette présence sur laquelle il pouvait compter, l'apprenti Marchombre se sentit soudainement submergé de reconnaissance sans savoir comment l'exprimer. Son coeur se contracta douloureusement, mais il semblait se réchauffer. Il n'était pas seul. Et se morfondre sur ce qui lui arrivait ne changerait rien. S'il ne pouvait complètement se débarrasser de la douleur, Erwin décida, pour une nuit au moins, d'effacer la rancoeur. Envers le monde, et envers lui-même. Alexis ne méritait pas de fêter de la sorte sa réussite à l'Anh-Ju.

Ni à aucun autre moment.

Toujours dans le silence de la nuit, la jeune femme guida Erwin jusqu'à un nouvel arbre, plus proche. Dans son aveuglement de colère, il aurait fait demi-tour pour retrouver le premier tronc contre lequel il s'était adossé. Il s'estima heureux qu'Alexis ait les idées plus claires que lui. Lorsqu'il s'assit sur la souche que lui désignait discrètement le regard de la Marchombre, il ne put retenir un soupir de soulagement. Sa jambe cessa de le tirailler, comme si elle avait enfin ce qu'elle désirait. Sa morsure piquante se mua en pulsation sourde, une vague de fond, lointaine. Toujours présente, mais surmontable.

Au creux de cette délivrance physique s'en cachait une autre, émotionnelle. La proximité d'Alexis avait enfin bâti un mur devant la colère, la rage et la tristesse d'Erwin. Il se concentrait sur sa respiration, s'efforçant d'évacuer jusqu'à la dernière goutte de déception dans chaque expiration. Et, lorsqu'il inspirait, il s'imprégnait d'Alexis. De sa force, de son attention, de son adresse, de son succès, d'elle Marchombre. Et d'elle. Tout simplement elle.

Il pensa enfin trouver les mots pour lui exprimer ce qu'elle lui offrait.

Je suis désolée. Je sais bien que ta jambe ne va pas bien. Je n'aurais pas dû te proposer de sortir. Mais je ne pouvais pas non plus sortir toute seule et te faire penser que ta présence me dérangeait - tu ne me déranges pas, jamais. J'ai préféré ignorer ta jambe en pensant que c'était la bonne solution - la meilleure solution. Mais ça ne l'était pas. Evidemment. Je fais toujours les mauvais choix. Je suis désolée que tu te sois blessé à l’Anh-Ju et je suis désolée d'avoir fait le choix pour toi d'ignorer cette blessure en te traînant dehors. J'aurai dû te laisser tranquille. Ou tout du moins, ne pas marcher autant. J'aurais pu te proposer mon aide plus tôt, aussi, mais j'avais peur de, de je sais pas, de mal faire ? Je suis désolée Erwin, je peux te laisser tranquille, si tu veux. Je peux partir dès maintenant. Ou te raccompagner et te laisser tranquille après. Je ne veux pas- je ne veux pas que tu, enfin, que je sois, enfin voilà. Désolée. Je peux… veux-tu que je te raccompagne ?

Et à nouveau, le coeur d'Erwin se contracta douloureusement. Tout apprenti Marchombre qu'il fût, et bien qu'il ait cherché à avoir aussi peu d'attaches que Tracey semblait en avoir, il avait tissé avec Alexis des liens invisibles qu'il avait peur de briser. Sa présence ponctuelle, pour une heure comme pour trois jours, était devenue un élément indispensable dans sa vie, il le ressentait. Imaginer qu'Alexis puisse disparaître - souhaiter disparaître - lui tordait l'estomac ; penser à ce que serait le reste de ses jours sans la voir lui donnait le vertige. La douleur lancinante dans sa jambe n'était plus qu'un lointain écho de celle qui s'étendrait dans tout son être s'il se retrouvait seul. Vraiment seul.

Et puis la culpabilité se fraya un chemin dans les veines de l'apprenti Marchombre. Comment avait-il pu laisser un tel doute s'insinuer dans l'esprit d'Alexis ? Comment n'avait-il pas ressenti cette peine qui était la sienne ? Comment avait-il pu s'appuyer sur son bras sans entendre qu'elle avait presque plus besoin de présence que lui ? Erwin déglutit avec difficulté en se demandant depuis combien de temps il empoisonnait ainsi les pensées de son amie sans même imaginer qu'elle puisse être si sensible. Il aurait aimé tout recommencer, reprendre le cours de cette soirée depuis le départ. Mais il ne pouvait qu'essayer d'éclaircir ce qui restait de la nuit.

"Je ne veux être avec personne d'autre que toi ce soir, Alexis."

Leurs regards se croisèrent et, s'il ne distingua rien dans l'obscurité, Erwin sentit parfaitement ses propres joues chauffer un peu plus à cet instant. Le premier pas était fait, la vitre qui les séparait était enfin brisée. Il devait continuer.

"Je suis... peut-être bien le plus stupide des idiots. J'ai pas remarqué que tu étais... que tu ressentais tout ça. J'étais concentré sur moi, sur ça." Il désigna du menton sa jambe et la béquille qu'il tenait toujours. "Tu as fait plus que le nécessaire. Et t'y es pour rien si je suis sorti, si j'en fais qu'à ma tête et que je marche, si j'ai mal. Je ne t'ai pas attendue pour sortir de ma chambre, à l'auberge. Tu m'as demandé, et j'ai décidé de marcher. Même pas de te suivre, juste d'avancer comme un obstiné. Tu m'as laissé le choix, à chaque fois, j'aurais juste dû faire le bon."

Des centaines d'autres mots restaient bloqués dans la gorge d'Erwin. Des centaines de choses à dire, d'autres à montrer, certaines même à simplement garder pour soi. Le jeune homme ne savait que faire de toutes ces syllabes qui se décrochaient les unes des autres pour s'emmêler dans sa tête et sous sa langue. Par où commencer pour prouver à Alexis à quel point elle était importante ? D'une main distraite, Erwin saisit une branche morte qui pendait mollement de la souche sur laquelle il était installé. Il délaissa la béquille pour s'armer du bâton et tracer quelques lettres dans le sol meuble aux racines de l'arbre.

Indispensable présence
Contre les doutes et la douleur
Simplement toi

Il chercha le regard d'Alexis dans la nuit. Il ne savait pas à quel point elle était familière avec la poésie Marchombre. Il ne savait pas non plus si ses lignes maladroites trouveraient un sens à ses yeux. Mais il ne trouvait pas d'autre moyen de lui faire comprendre. Il espérait du plus profond de son coeur qu'elle ne songerait même plus à le raccompagner à l'auberge, qu'elle n'envisagerait plus un seul instant être une personne dérangeante pour lui, qu'elle ne tenterait pas de lui confisquer sa présence.

"S'il te plaît, reste avec moi."