J’écarte les branches de mon trépied et dépose délicatement ma caméra ras du sol. Play Je me redresse, face à son œil vide, me raccroche aux lanières de mon sac à dos, mes épaules montent presque jusqu’à mes oreilles en remplissant mes poumons de courage.

Il y a de très nombreuses incertitudes dans la vie. La mort n’en est pas une.
C’est évident que tout le monde va mourir. Il n’y a juste pas de certitude sur quand ?
C’est la peur de l’inconnu. Ce gigantesque mystère que personne ne comprend réellement.
La fin de la vie. Nous devons accepter la mort comme une part essentielle de la vie.
Toutes les fonctions vitales du corps humain s’arrêtent. La température chute peu à peu.
Nous perdrons notre capacité à expérimenter les choses telles que nous les avons connues. C’est là la condition de la nature humaine.
Une fois morts, nos vies dans ces corps sont terminées, pour toujours.

Nerveuse, j’allume le micro accroché à mon débardeur. Derrière moi, la pente douce vers les hauteurs du Club Mydh. Je m’éclaircis la gorge aussi serrée qu’un nœud coulant.

« Être entourée de tant de gens pour de si courtes périodes m’a fait prendre conscience de la préciosité de la vie. Je ne veux plus avoir peur de mourir. Alors pour ça, j’ai appelé quelques amies. Je leur ai demandé de m’accompagner pour guérir, pour franchir un obstacle. »
Un grand sourire, dont je ne sais s’il est forcé ou pas, éclairant mon visage, je quitte le centre du cadre pour laisser place à la pente.

« Ta-daaam. Aujourd’hui, randonnée ! Je crois que j’ai suffisamment longtemps évité ce sujet. Donc il est temps ! Bon, toute la bande ne sera pas réunie : Clayton avait décliné l’offre avant même que j’en parle, donc ça sera une journée entre filles. »
Un mouvement attire mon regard du coin de l’œil et je me sens soudainement bien ridicule à marmonner dans mon débardeur, seule au milieu des arbres, devant ma caméra.

« Salut. »

« Désolée, j’ai eu… j’ai mal au ventre. »

Les lèvres pincées, Ava s’avançait sur le chemin qui menait à la randonnée, les pieds traînant. Elle n’avait pas envie, mais alors pas du tout envie, de se retrouver seule-à-seule avec Niamh. D’autant plus qu’elle avait très peu dormi, que les conversations avec Clayton tournaient en boucle dans sa tête et qu’elle avait une légère gueule de bois de sa soirée avec Priam. Non, vraiment, Ava se demandait ce qu’elle fichait là.

Tu pourrais dire à Niamh que je suis désolée ? Évidemment, Ava le faisait pour Thea. Thea et ses grands yeux de biche, Thea et sa petite moue désolée, Thea et ses demandes inconsidérées. Bon. Bon, la décision était prise. Ava ne ferait pas cette randonnée. Elle rejoindrait Niamh, lui dirait que Thea ne pouvait pas et qu’elle non plus ne pouvait pas. L’affaire serait réglée. Ava retournerait chez elle, dans son lit et, hm. L’image de Clayton quelques heures plus tôt imprégna tout son esprit. Bon. Elle ferait donc une petite randonnée. L’affaire était réglée.

Lorsqu’Ava s’approcha du lieu de rendez-vous, elle vit Niamh parler toute seule. Bon. Admettons. Ça arrivait à tout le monde. Puis Ava remarqua la caméra et se rappela que Niamh faisait ce genre de choses. Ava fronça les narines. Il était hors de question qu’elle apparaisse sur Internet d’une quelconque façon. Niamh la remarqua et se tut quelques secondes.

« Salut. »

Super. Maintenant elles étaient toutes les deux mal à l’aise.

« Salut. »

Ava ne s’approcha pas de Niamh. Elle resta volontairement bien loin, voulant éviter à tout prix d’apparaître sur les vidéos de la légionnaire. Après deux longues (mais alors looooooongues) secondes de silence, Ava se rappela sa présence ici :

« Euh, Thea est malade. Nouvelle pause. On peut annuler si tu veux. »

Ava ne se voyait ni rentrer chez elle, ni faire cette randonnée seule avec Niamh. Ava ne se voyait pas faire grand-chose, à vrai dire. À part dormir. Se taper sa meilleure sieste. Une bonne grosse sieste dans un lit moelleux, seule, chez elle, sans personne pour lui parler. Oui, ça, elle se voyait bien faire ça.

« Salut. »

La tête bleue d’Ava sort d’entre les fougères, sans celle blonde de Théa. Je prie pour que mon visage ne me trahisse pas. Si les Dieux pouvaient m’entendre, j’étais prête à servir de casse-croûte à Apollon pour vu que l’on me fasse disparaître sur-le-champ. Cette pensée me dégoûte instantanément et un haut-le-cœur s’invite dans mon estomac en imaginant les sales paluches du Dieu des arts comme je l’avais rencontré à la Colonie dans son avatar d’ado boutonneux.  Plutôt mourir de cringe devant la centurion de la Cinquième.

« Euh, Thea est malade. Cringe intensifies. On peut annuler si tu veux. »

Je me débloque après ce qui me semble une éternité de regards gênés. Rapidement, je coupe ma caméra, remets soigneusement le cache de l’objectif et la fourre dans mon sac. Puis à partir de là, mon cerveau cesse de fonctionner. Je m’approche d’elle tout sourire, lui claque une bise comme si c’était normal, comme si ce n’était pas du tout un truc qu’on avait jamais fait de notre vie, comme si on n’avait pas déjà entamé la conversation de la pire des manières. Et, parce que quand on est au plus profond du trou de la honte, y a toujours moyen de creuser, je lui attrape la main pour la traîner sur le chemin de rando.

« Mais non ! Tant pis pour elle, elle va rater la meilleure journée de tout l’été. On lui racontera en rentrant. Tu vas voir, d’après Anita, d’en haut, on a une vue incroyable et puis ça va te changer d’air un peu de tranquillité, c’est pas souvent non ? »

« Mais non ! Tant pis pour elle, elle va rater la meilleure journée de tout l’été. On lui racontera en rentrant. Tu vas voir, d’après Anita, d’en haut, on a une vue incroyable et puis ça va te changer d’air un peu de tranquillité, c’est pas souvent non ? »

Ava était passée en mode automatique. Elle avait regardé Niamh ranger ses affaires, elle avait échangé une bise avec elle comme si elle faisait ça tous les jours avec tout le monde – le tout avec la main flottant près de l’épaule comme si Niamh ou elle risquaient de s’envoler d’une quelconque façon. Puis, enfin, la randonnée commença.

Pendant dix longues minutes, les deux romaines n’échangèrent que des banalités sur la pluie et le beau temps, jaugeant mutuellement le niveau de sociabilité et d’aisance de l’autre. Ava se laissa prendre au jeu, Niamh était particulièrement bavarde mais pas agaçante pour autant – un comme Thea, finalement. La gêne persista jusqu’au moment où, alors qu’elles faisaient une pause, elles entendirent un bruit dans les buissons. Les deux sortirent leurs armes, prêtes à bondir sur l’intrus, qu’il soit monstre ou prédateur. Lorsqu’un mignon petit lièvre sortit ses oreilles de sa cachette, la situation parut si ridicule qu’elles pouffèrent toutes les deux rire.

« Je croyais que le plein air était censé nous détendre ? »

Ava rangea le seul poignard qu’elle avait amené avec elle tout en fixant l’animal qui disparaissait à nouveau dans les fourrages sans demander son reste.

Est-ce que mon cerveau avait fini par remettre le mode manuel ? Oui. Est-ce que depuis je luttais pour ne pas fondre de honte et de gêne ? Complètement. Je lui avais fait la bise ! Qui, quoi, comment, pourquoi ? Est-ce que je pouvais au moins me réjouir qu’elle n’ait rien relevé ou stoppé toute initiative en préférant me serrer la main à bonne distance ? Je suppose, oui. Il y avait toujours moyen de faire pire même avec la bonne base de malaise qu’on possédait déjà.

Au-delà des banalités, de la pluie et du mauvais temps, de nos discussions de retraités, c’en était presque alarmant à quel point Théa était la clef de voûte de notre groupe. Tous ensemble, le courant passait sans problème, mais dès qu’elle manquait à l’appel, son absence était impitoyable.
Après, Ava et moi n’avions pas beaucoup eu l’occasion de nous retrouver seules. Au Camp Jupiter, on pouvait se croiser en entraînement, entre les casernes, au mess ou en allant aux bains. Mais nos cohortes ne pouvaient pas être plus opposées, et depuis que j’avais accepté la proposition de Wren, je me retrouvais soit catégorisée comme imbuvable et arrogante, soit obligée de jouer le bon flic et rattraper le manque de diplomatie de maon Centurion. Ce qu’on pouvait considérer comme un job à plein temps. Et vu le passif entre les Centurions des deuxième et cinquième cohortes, il n’était pas si surprenant qu’Ava se méfie.
Il fallait un bon petit coup de pression par un petit lièvre pour que la glace se brise enfin réellement.

« Visiblement, la nature va avoir beaucoup de boulot avec nous. » m’étais-je moquée en rangeant Ultio.

Nous avions poursuivi notre chemin, les épaules un peu plus légères. Cette partie de l’ascension était la plus facile, serpentant mollement entre les arbres, les rochers et les tapis d’aiguilles de pin. Les platitudes avaient continué, mais cette fois avec un peu plus d’enthousiasme et saupoudrées par-ci par-là d’interrogations sincères. Comme si par moment, les masques tombaient et que nous n’étions plus deux soldats romaines en promenade de santé, mais bien deux jeunes femmes lambda en vacances. De temps en temps, on s’accordait des pauses, en profitait pour vérifier le plan, boire un coup d’eau, profiter du paysage. Nous étions suffisamment loin du reste de l’île pour que seuls les oiseaux et le vent ne nous interrompent.

«  On plaisantait tout à l’heure, mais je suis contente que tu sois venue. Je sais qu’on ne se connaît pas trop et peut-être que je dépasse les bornes, mais le groupe avait l’air tendu ces derniers jours et je m’étais dit que ça pouvait vraiment nous faire du bien. Je sais pas, j’ai l’impression qu’on s’évite un peu, ou qu’on évite certains sujets. Après, peut-être que je suis juste parano… »

« On plaisantait tout à l’heure, mais je suis contente que tu sois venue. Je sais qu’on ne se connaît pas trop et peut-être que je dépasse les bornes, mais le groupe avait l’air tendu ces derniers jours et je m’étais dit que ça pouvait vraiment nous faire du bien. Je sais pas, j’ai l’impression qu’on s’évite un peu, ou qu’on évite certains sujets. Après, peut-être que je suis juste parano… »

La tension était peut-être retombée mais Niamh avait le luxe pour mettre les pieds dans le plat. Ava fronça légèrement le nez, oscillant entre l’envie de faire demi-tour maintenant et celui de mentir éhontément pour protéger ses arrières. Sois sympa avec Niamh, c’est vraiment une bonne personne. Et une bonne oreille. La voix de Thea résonnait dans son esprit mais Ava avait du mal à séparer Niamh-l’amie-de-Thea et Niamh-le-bras-droit-de-Wren.

« Je ne pense pas qu’une randonnée où personne ne vient changera quoique ce soit à tout ça. »

Ava aurait pu se féliciter de ne pas avoir dit “Je ne sais pas de quel groupe tu parles car on fait clairement pas parti du même” mais lorsque l’écho de sa voix froide lui revint, elle se sentit un peu bête. Niamh n’était pas du genre à vivre de ragots et de rumeurs, elle ne méritait pas de se prendre les humeurs d’Ava. D’un autre côté, Ava peinait à ne pas imaginer Niamh en train de tout colporter à sona Centurion.

« Si Thea et Clayton ne passaient pas leur temps à vouloir m’impliquer dans toutes leurs sorties,, ils s’en porteraient bien mieux. Tout le monde n’est pas comme eux. »

Cette fois, la voix d’Ava était plus neutre que froide. C’était déjà ça.

« Je ne pense pas qu’une randonnée où personne ne vient changera quoique ce soit à tout ça. »

Oui. Ava n’avait pas tort. C’était un cuisant échec qu’on aurait tous pu oublier, mais que j’avais eu la brillante idée de forcer et de poursuivre dans ce doux moment de gêne générale. Du grand art, en effet.

« Si Thea et Clayton ne passaient pas leur temps à vouloir m’impliquer dans toutes leurs sorties, ils s’en porteraient bien mieux. Tout le monde n’est pas comme eux. »

Sa voix s’était légèrement adoucie. Soit Ava avait particulièrement pitié, soit je commençais à gratter la surface glaciale derrière laquelle elle semblait passer le plus clair de son temps. Je faisais cependant le choix d’ignorer sa tournure de phrase. Cela demanderait bien trop de séances d’affirmations positives face miroir pour le moment.

« Je suis désolé. Je ne savais pas que ça te pesait. Ils ne sont pas toujours faciles à suivre, c’est vrai. Ça peut être vraiment fatigant. Mais j’imagine que s’ils le font, c’est qu’ils apprécient ta compagnie. ‘Fin, je veux dire, t’es quelqu’un de chouette. »

Si elle préférait le calme, la tranquillité, ne pas courir en permanence, je pouvais le lui offrir aujourd’hui. Discrètement, j’avais ralenti mon rythme de marche, prenant le temps de photographier quelques fleurs, quelques rayons de soleil à travers les bois, lui laissant le temps de souffler hors de mon champ de vision. Une petite bulle de respect. Un respect que je n’avais pas le moins du monde besoin de forcer.

« Je suis désolé. Je ne savais pas que ça te pesait. Ils ne sont pas toujours faciles à suivre, c’est vrai. Ça peut être vraiment fatigant. Mais j’imagine que s’ils le font, c’est qu’ils apprécient ta compagnie. ‘Fin, je veux dire, t’es quelqu’un de chouette. »

Ava fronça les sourcils. « C’est pas que- » Ava referma la bouche. Non, elle n’était pas- Enfin. La confusion devait se lire sur son visage. Niamh ne la regardait même pas, prenait en photo des fleurs pendant qu’Ava ouvrait et refermait la bouche comme un poisson. Ce n’est pas quoi, Ava ? Finalement, lorsque Niamh se redressa et croisa, pendant un instant, son regard, Ava laissa le flot de paroles quitter ses lèvres.

« Ce n’est pas que ça me pèse, c’est juste que j’ai des… des… Ava gesticula vers elle. Des émotions ? Des angoisses ? occupations qu’ils ne prennent pas en considération. Et des fois je n’ai pas… Non, je n’ai jamais autant d’énergie qu’eux à leur rendre. Mais des fois, plus que d’autres, je n’ai pas la place pour leur… énergie à eux. »

Un bien drôle de façon d’expliquer qu’Ava préférait parfois broyer du noir dans son coin et rester seule dans ses pensées plutôt que de devoir supporter les deux êtres chaotiques qui réagissaient à l’émotionnel et à l’instinct plus vite que la lumière et qui semblaient persuadés que c’était avec ce genre de comportement qu’Ava allait soudainement oublier tout le reste. Puisqu’ils semblaient tous les trois dénués d’empathie, ils mettaient tous leurs émotions propres en avant et avançaient dans la vie comme ça. Sauf que là où Thea et Clayon n’étaient qu’énergie solaire et euphorie, Ava se rapprochait de la lune et de la réflexion dans la gestion de ses émotions.

Ava pataugeait comme une grenouille dans un seau de crème attendant que ça en devienne du beurre. C’en était presque difficile de retenir un sourire de satisfaction. J’avais visiblement visé juste et mis le doigt sur un bon gros nœud bien désagréable. Ava trébuchait sur ses mots, se perdait dans ses phrases, nageait dans l’air pour se raccrocher à ses branches. Des occupations. Mais bien sûr… Dans ce groupe, il n’y en avait définitivement pas un pour rattraper l’autre, à croire que les coincés des sentiments se repéraient à l’odeur et se regroupaient en meute.

Heureusement pour eux et pour moi, j’étais suffisamment extérieure et objective pour ne pas être impactée par leur malédiction. Quelle chance ! Bon, ça n’allait sûrement pas plaire à la fille de Cupidon, parce que maintenant que je tenais l’un des petits fils, je comptais bien détricoter ce pull jusqu’au bout.

« C’est normal. Ce sont des spécimens vraiment rares. Même moi, ils m’assomment parfois tellement ils ne s’arrêtent jamais. Mais c’est ce qui fait leur charme, en soit, donc… J’imagine que tu ne leur en as jamais parlé de ça ? T’es plus du genre à ne rien dire, à subir, à faire monter la pression dans la cocotte-minute jusqu’à ce que ça explose et là : ils ne comprennent rien à rien de ce qu’il se passe et c’en est presque pire. Quelque chose comme ça ? »

« Tu as prévu une reconversion dans la psychiatrie, une fois ton service terminé ? »

Ava avait répondu du tac au tac, plus pour se protéger elle que pour agresser Niamh. Sa voix n'était pas aussi froide qu'elle aurait pu l'être et elle en fut la première étonnée. Niamh avait une façon de maîtriser ses mots qui mettait en confiance. Et puis, elles étaient complètement seules au monde ici. Ava agrippa les lanières de son sac à dos et accéléra le pas. Elle n'allait pas se laisser avoir par quelques papillons et une jolie façon de parler tout de même, non ?

« Les émotions sont des choses privées qui ne regardent que celle qui les ressent. Je ne suis ni une cocotte-minute, ni une bombe à retardement. »

Ava se mordit l'intérieur de la joue. Peut-être que les papillons fonctionnaient. Ou alors, c'était la fatigue. Ava se sentait tellement à fleur de peau depuis qu'elle avait mis les pieds sur cette maudite île, toutes ses émotions bouillonnaient à la surface de sa peau. Niamh n'avait qu'à mettre 1 sesterce et Ava dégueulait tout comme une enfant. C'était ridicule.

« Pas trop dur de devoir gérer la 1re cohorte ? »

Niamh n'avait qu'à peine eut le temps d'ouvrir la bouche qu'Ava lui avait coupé la parole pour balancer cette phrase au hasard alors que la réponse ne l'intéressait pas le moins du monde. La première cohorte ? Bien la dernière chose à laquelle elle pensait le matin en se levant. C'était donc le sujet par-fait pour éviter les confidences inutiles.