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Giants [June/Kleman]
 :: À travers le monde :: Lieux mythologiques :: Le campement des Chasseresses
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Re: Giants [June/Kleman]



《 Personne ne t’y forcera. 》

La voix est posée, calme, sans même une once d'agressivité. Le mauvais départ que nous avions pris semble loin et dérisoire. Je crois que c'est ce à quoi je m'attendais : les cris à nouveaux, les voix larges comme des queues de baleines qui éclatent la surface de l'eau sans s'inquiéter des vagues. Je m'attendais à devoir argumenter, hurler, faire dérailler ma voix. Et entre les craquelures déverser tout ce que je n'ose dire, tout ce que je crains d'entendre. M'accrocher à la silhouette de Paloma, lui fondre ma peur de l'abandon, ma recherche frénétique d'attention, mon dégoût de moi-même pour n'être qu'un pathétique besoin de reconnaissance ambulant en permanence. Maudire Anthéa d'avoir disparu, de me forcer à toutes ces tentatives désespérées de me faire passer pour un mec que je ne suis pas et que je serai probablement jamais, et vouloir agoniser dans ce masque pour lui avoir reproché ma médiocrité. Mugir contre Billie, son absence de courage, sa cruauté, son impolitesse maladive qui ne sont que des reflets que je refuse d'accepter. Haïr mon pessimisme dangereux, mon acharnement débile, mes réflexes à la con, mes accès de colère sourde. Pendre ma culpabilité bidon et suffoquer dans ses bras. Anathématiser les morceaux qu'il me reste : ma peur panique des autres, ma mesquinerie sournoise, mes regrets hypocrites, mes erreurs fielleuses, mes névroses ingrates, mes obsessions ridicules, ma phobie de la douleur, de la perte, du suicide, de la dépression.

Mais au lieu de ce torrent, une voix posée, calme, sans même une once d'agressivité. Je crois que c'est ce dont j'avais besoin : la fermeté de cette affirmation dans un cocon de dignité sauvegardée. J'ignore si elle sait ce qu'elle vient de préserver. J'ignore même si elle voit les plis de mon front et ceux de mes trapèzes se détendre. Si oui, elle n'en fait rien. Elle continue abattant ses arguments comme des cartes de poker aussi tranchantes et victorieuses que sa logique. Et sans dire un mot, après un moment de flottement, je me rallonge en grimaçant. Elle n'a pas tort. Et si elle me dit la vérité, je n'aurai pas besoin de me battre pour rester loin de ce camp de dégénérés. Et puis que faire d'autre ? Je me vois mal prendre mes cliques et mes claques après l'éclair de douleur qui a traversé ma colonne. Je n'ai pas mille options. Je pourrais marquer mon consentement, acquiescer, avoir le dernier mot comme d'habitude, mais cette fois ma bouche est sèche de n'avoir crié que dans ma tête et je n'ai rien à dire.



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Re: Giants [June/Kleman]

Une dizaine de jours plus tard

Il avait fallu longtemps à June pour réussir à convaincre Kleman de la laisser regarder ses yeux de plus près. Le sang-mêlé, une fois qu’il avait compris qu’il ne retrouverait pas la vue, avait décidé qu’il ne servait à rien d’y regarder de plus près. Au début, June avait lâché l’affaire : à quoi bon se battre avec un idiot pour son bien ? Elle avait beau lui expliquer qu’elle ne cherchait pas à lui rendre la vue (chose impossible) mais bien à vérifier qu’il n’y avait pas de bout de verre coincé dans sa rétine, Kleman ne voulait rien entendre.

Les premiers jours, June et Kleman passaient plus de temps à se hurler dessus qu’à parler calmement. Certaines Chasseresses avaient même commencé à investir dans des boules quiès au sein du campement dans l’espoir d’atténuer les hurlements que sorcière et patient échangeaient. Malgré ses “échanges quelque peu de tumultueux”, comme June les qualifiait, leur relation s’améliorait. June pu appliquer ses différents baumes sur les blessures de Kleman dont le corps couvert d’ecchymoses retrouvait doucement une teinte plus humaine.

Peut-être que c’était ça qu’il avait fallu à Kleman : la preuve que June ne l’empoisonnait mais le soignait vraiment. Ou peut-être était-il lassé des nombreuses approches qu’avait eu la Chasseresse pour s’occuper de ses yeux. Au bout d’un moment, par chance, il accepta. June était donc là, penchée assez près de Kleman pour sentir sa respiration sur ses joues, en train de fixer les iris du jeune garçon. Armée d’un coton tige, l’immortelle Chasseresse scrutait attentivement l'œil sous toutes ses coutures. “Lève”, “baisse”, “à gauche”, “à droite”. Peut-être était-ce l’envie d’en finir vite, mais Kleman obéissait sans broncher.

Au bout d’une dizaine de minutes, June se redressa et recula pour retrouver une posture normale.

« Tu as en effet reçu de nombreux chocs dans les yeux. C’est peut-être la raison pour laquelle tu as perdu la vue. En attendant, tes yeux ont évacué tous seuls les corps étrangers et tu sembles n’avoir plus rien. Un médecin humain pourrait peut-être t’aider davantage mais mes compétences s’arrêtent là. »

Jugeant que le sujet était clos, June se tourna vers les jambes de Kleman. Elle avait pris l’habitude d’énoncer à voix haute vers quelle partie de son corps elle allait et avec quelle matière elle allait le toucher. Ainsi, ses phrases pouvaient simplement ressembler à : “Jambes, pommade, froid” ou “Torse, gel, chaud”. Cette fois, cependant, elle ne précisa pas la matière en question et se contenta d’observer le corps de Kleman avant de se lever et de tendre son bras dans sa direction.

« Mon bras est à ta gauche. Lève toi, on va marcher. »


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Re: Giants [June/Kleman]



J'avais du mal à compter les jours qui passaient. Les repas que la Chasseresse me forçait à avaler aidaient un peu. En revanche, mon appétit se faisait de plus en plus rare. Je passais la majeure partie de mon temps à dormir, l'autre à gueuler. C'était plus pour la forme que parce qu'elle m'énervait véritablement. Ça me rassurait de savoir que je pouvais encore lui tenir tête. Parce que ce qui était le plus difficile à accepter dans tout cela n'était pas ce à quoi je m'attendais le plus. Avec ses potions et ses crèmes, je ne sentais aucune douleur dans mes jambes, j'oubliais même parfois qu'elles existaient. Vivre dans le noir était plus difficile pour ma santé mentale, mais pas dans les faits. Je n'avais ni à bouger ni à me repérer dans l'espace. Je me contentais de lever parfois la tête et d'attendre patiemment son signal pour manger. Le reste du temps, je n'avais plus qu'à me plaindre de la dureté de la couchette sur laquelle j'étais installé. J'avais littéralement l'impression que mes fesses et mon dos s'étaient transformés en béton. Mais rien de tout cela n'était insurmontable comparé à l'idée de devoir l'attendre. Constamment. Attendre. Attendre. Attendre. Attendre qu'elle vienne me soigner. Attendre qu'elle vienne me donner à manger. Attendre qu'elle vienne me parler. Attendre qu'elle vienne me laver.
Ne pas être capable de décider quand faire les choses. Ne pas être capable d'aller seul aux toilettes.

La dépendance à l'état le plus basique, rudimentaire, brut. Pire qu'un enfant. Pire qu'un nourrisson. Pire qu'un animal de compagnie.

Le premier jour de réveil, j'avais failli m'infliger une infection ou bousiller mes reins plutôt que de me résoudre à lui demander de l'aide. Au fil des jours, j'aurais pu m'habituer, perdre en pudeur, cesser d'être si mal à l'aise pour quelque chose devenu aussi commun. Pourtant, je tremblais toujours en sentant ses doigts et ses onguents sur mes côtes, sur mes jambes, sa respiration sur ma peau ou le frottement de ses vêtements. Mon esprit était constamment en guerre civile entre se laisser faire pour le bien de la survie générale ou la repousser et attraper le premier tissu à portée de main pour me couvrir. Ce qui avait aidé mes instincts douteux de préservation à prendre le dessus était, entre autres, le fait qu'il n'y avait qu'elle. Toujours June. Avec sa voix plus froide que ses pommades. Découpant ses phrases comme une scientifique retapant son Frankenstein, le rire diabolique et les arcs électriques en moins. Avec ses gestes lents et prévenants comme ses gels. Plus humaine que les méthodes de son scoobygang finalement.

J'étais simplement content qu'elle garde pour elle tous les détails de ses observations et analyses. "Gauche", "droite", "fais le beau", je n'avais pas besoin ni envie de m'impliquer plus que ça. L'avantage de vivre dans le noir était de n'être jamais confronté à un miroir. J'avais eu le temps d'y penser depuis mon réveil. Où était Paloma ? Pourquoi ne donnait-elle pas de nouvelles ? Qu'avait-elle été obligée de voir et qui m'était maintenant exempté ? Que lui avais-je fait subir ? Les souvenirs étaient encore flous dans ma tête, mais les bruits, les commentaires de June et le temps qu'elle y passait étaient des indicateurs largement révélateurs. Dans ma guerre civile mentale, je débusquais donc des assassins, des mercenaires, tapis dans l'ombre, plantant de-ci de-là des aiguilles acérées de culpabilité entre les côtes de leurs cibles, sans qu'il soit possible de déterminer pour quel camp ils se battaient. Peut-être comme dans une manifestation sauvage, s'étaient-ils simplement pris d'amour à simplement tout casser sur leur passage. Tout ce que je pouvais dire, c'était que je gueulais de moins en moins. À vrai dire, je ne parlais presque plus. La tente de la Chasseresse était redevenue peu à peu silence.

Je l'avais à peine écouté. Je m'étais habitué à son ton monocorde, aux mots hachés qu'elle laissait dans son sillage, sans vraiment y prêter attention. Au début, je m'étais demandé si elle voulait véritablement me faire part de ses avancées ou simplement suivre son protocole et tout enregistrer. Au début, je posais des questions sans réponse qui me satisfasse. Puis je m'étais contenté de la laisser à ses élucubrations. Pour enfin les transformer en bruit de fond ronronnant. Peut-être que je lui faisais confiance ? Je préférais me reprendre même en pensée et dire que je n'avais pas le choix, mais je crois que je lui faisais confiance. Et c'est ce sentiment-là qui avait été chatouillé par le doute.

《 C'est pas un peu trop tôt ? Fin, je veux dire, je me suis encore jamais complètement redressé… 》

Mais, sans réellement m'attendre à une réponse, considérant mes mots plus de circonstance que des protestations, je m'étais tout de même accroché aux rebords de la couchette pour pousser sur mes bras.
J'avais perdu tellement de muscles que ma tête me semblait de plomb, impossible de ramener le menton sur mon torse sans aide.



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Re: Giants [June/Kleman]

Comme à son habitude, la première réaction de Kleman fut de remettre en doute les paroles de June. C’est pas un trop tôt ? Comme s’il savait mieux qu’elle, comme si elle allait soudainement changer d’avis et se ranger de son côté, pour une fois. June avait pris l’habitude de sa résistance par défaut, comme si c’était son mode opératoire standard. Fin, je veux dire, je me suis encore jamais complètement redressé, dit-il sans conviction alors même que son corps cherchait déjà l’action dictée par June.

June ne dit rien d’autre. Elle le regarda s’accrocher, s’extirper de sa position latérale, avec grognement et fronçage de sourcil. Elle lui donna de très légers coups de main lorsqu’elle jugeait l’effort à son maximum mais le laissa se débrouiller tout seul pour la plupart de l’exercice. Lorsque sa main froide s’accrocha au bras de June, il fit une pause. Son regard, qui pourtant ne devait pas distinguer grand-chose, était fixé sur ses jambes qui pendaient mollement en-dehors du lit. Il agita un orteil et s’avança légèrement, laissant l’herbe lui chatouiller les orteils. La Chasseresse resta muette, se contentant de se mouvoir en fonction des besoins de Kleman. Lorsqu’ils furent tous les deux debout, Kleman a moitié avachi sur la Chasseresse, celle-ci afficha un très léger sourire.

June laissa Kleman jouer avec la balance de son corps. Durant les dix derniers jours, la Chasseresse avait prodigué de nombreux soins sur les jambes du sang-mêlé. Pas seulement ses soins de guérisseuse, mais surtout des exercices pour faire travailler les jambes de Kleman : mise en mouvement des articulations, échauffement des muscles, préparation au renforcement musculaire. De ce fait, loin d’être dans un état complètement lamentable, ses jambes pouvaient le soulever (avec l’aide de June) sans qu’elles se dérobent tout de suite.

« Nous allons faire quelques pas. Quand tu en auras marre, on fera demi-tour. »

June attendit l’accord de Kleman puis avança d’un pas. Puis d’un second. Chaque mouvement était lent, extrêmement lent. Le sang-mêlé semblait retenir son souffle à chaque pas, puis était essoufflé d’avoir pris autant de temps. Pourtant, June ne fit aucun commentaire. Elle s’adapta à son rythme sans le pousser. Ils sortirent même la tente de June et firent quelques pas supplémentaires avant de faire demi-tour. Évidemment, Kleman s’était surmené et s’effondra presque une fois de retour au niveau de son lit. June l’aida à se rassoir et resta assise à ses côtés.

« Je vais te poser des béquilles à côté de ton lit. Si tu veux marcher seul, tu peux. Sinon, on le fera ensemble. Demain, nous irons dans un lac pour que tu puisses retrouver la motricité de tes jambes plus facilement, au moins dans l’eau. »

La voix de June ne laissait pas de place à la discussion, comme d’habitude. Elle énonçait tout simplement la suite du programme, comme si une bonne structure pouvait permettre à Kleman de guérir plus vite. Or, elle le savait très bien, il n’y avait que Kleman pour guérir plus vite Kleman.


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Re: Giants [June/Kleman]

J’avais envie de vomir, et même dans le noir complet de mes yeux, je sentais le monde tourner à toute vitesse autour de moi. Tenir sur mes jambes était un exploit qui ne devait pas en être un. Je m’étais forcé à faire un pas devant l’autre, serrant le bras de la chasseresse comme si ma vie en dépendait. Pour tout ce qu’elle m’avait fait subir avec ses exercices de mobilité qui avaient creusé des sillons dans mes joues à force d’en mordre l’intérieur, ce n’était pas cher payé. De toute façon, que cela me plaise ou non, sans cette accroche, sans elle, il était impossible que je sente la chaleur du soleil. Clairement, ça ne me plaisait pas, mais j’étais plus consterné par mes pensées. La chaleur du soleil, pas sa lumière. Sentir les poils de ses bras se hérisser au contraste, sa peau se faire rugueuse l’espace d’une minute, frémir par vagues en réalisant le vent frais qui caresse à l’ombre. Je  ne sens pas la terre sous mes pieds, mais les irrégularités du sol, pas le rouge derrière mes paupières sous le ciel dégagé, mais l’absence du couvert des nuages sur mon visage, pas le feu de camp à gauche, mais le bruit léger des discussions et l’odeur rance de brûler. Ma tête repart pour un tour de manège. La confusion me fait perdre l’équilibre, de toute façon June juge déjà que c’est bien assez pour une première sortie. Mon cerveau n’est pas de cet avis. Il resterait planté là en plein milieu du camp des filles d’Artémis jusqu’à faire du sens à ce paradoxe. Comment peut-il faire aussi jour dehors quand il fait nuit chez moi ? Comment si j’étais branché sur deux fuseaux horaires opposés en même temps.

La frustration se repend à l’intérieur comme l’on craque les bracelets phosphorescents en m’effondrant sur le lit de camp qui m’accueille depuis combien de jours maintenant ? La voix de June me dérobe un sursaut en l’entendant si près. Elle s’est assise à côté tandis que je bouillonne. Pourtant, je me suis habitué à son ton monocorde, tranchant, à cette espèce de distance proche dans ses mots. Un air hautain qui avait fait au fil des séances son chemin de la crispation sauvage à la déférence muette. Je crois que je n’aurai pas supporté qu’on me traite comme un blessé. Se faire materner, c’était bon pour les gens comme Paloma, qui avaient besoin de se sentir protégé. Très peu pour moi, merci.

《 Ca va, je peux me mébr-débrouiller tout seul.  》

J’avais un peu buté contre les mots comme si ma bouche n’avait pas envie de coopérer encore trop engourdie par le grand huit. L’une des choses que j’aimais de plus en plus chez June était sa manière de ne pas perdre de temps ou d’énergie à relever ce genre de trucs. Laisser un blanc s’installer comme si ça lui était parfaitement indifférent.

《 L’eau ça me paraît une bonne idée oui. Ça peut pas faire de mal de toute façon.  》

Encore autre chose, pas besoin de raconter sa vie. Pas besoin de s’épancher sur des souvenirs, de longs discours d’encouragement ou de grandes tirades pour remonter mon moral. Pas besoin d’artifice. Pas besoin de faire semblant. Pas besoin de s’encombrer. Rester sur l’essentiel.

《 T’façon, dans genre quoi, une semaine, ça sera bon non ? Je peux déjà marcher donc ça demandera pas beaucoup plus de temps pour me balader comme je veux et retourner à Boston, non ? 》

Je n’avais pas spécialement besoin de son avis médical, ou de son avis tout court d’ailleurs. Mais je voulais qu’elle sache que je ne comptais ni rester, ni retourner à la Colonie-de-mes-deux. Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être que j’avais simplement besoin de l’exprimer et qu’elle était juste là.


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Re: Giants [June/Kleman]

« L’eau ça me paraît une bonne idée oui. Ça peut pas faire de mal de toute façon. »

June hocha la tête par habitude mais ne répondit rien. Kleman aimait donner son avis lorsque June ne le demandait pas, comme si cela lui permettait de récupérer un peu de pouvoir sur sa propre existence, comme pour combler un manque que personne d’autre que lui ne pouvait combler.

« T’façon, dans genre quoi, une semaine, ça sera bon non ? Je peux déjà marcher donc ça demandera pas beaucoup plus de temps pour me balader comme je veux et retourner à Boston, non ? »

Un maigre sourire se dessina sur les lèvres de la Chasseresse lorsqu’elle reporta son attention sur Kleman qui fixait un point invisible face à lui, comme s’il ne s’adressait à personne en particulier, comme pour donner l’illusion que tout cela lui passait au-dessus. Évidemment, June n’était pas dupe. Non pas à cause des siècles d’avance qu’elle avait sur lui mais bien parce qu’elle avait appris à le connaître. Elle avait appris à comprendre le langage de son corps, les mots qu’il ne prononçait pas, les sous-entendus dans ses soupirs, les émotions derrière son sarcasme et la douleur dissimulée dans sa colère.

« On verra bien où tes pieds te mèneront, sang-mêlé. »

***


June grogna. Kleman gesticulait dans tous les sens, incapable de faire entièrement confiance à June. Elle ne pouvait pas le blâmer : si les rôles étaient inversés, elle non plus n’aurait pas été charmée à l’idée de dépendre uniquement d’une tierce personne pour avancer. Elle n’allait néanmoins pas se ranger du côté de Kleman, encore moins devant lui.

« Si tu continues à gesticuler dans tous les sens Kleman, je t’abandonne au milieu de ce lac et je laisserai les naïades venir récupérer ton cadavre. »

Évidemment, Kleman répondit à la colère par la colère mais il arrêta de gesticuler pendant quelques minutes. Allongé sur le dos, il flottait comme il pouvait à l’aide de June qui, une main sous l’eau, remontait son bassin lorsque celui-ci coulait en faisant une légère impulsion avec ses doigts au niveau de ses reins.

À l’abris des regards, June se permettait plus de liberté avec sa magie. Lorsque la lune commençait à caresser la surface de l’eau de ses rayons, June traîna Kleman jusqu’au milieu du lac et enchanta l’eau autour de lui pour l’aider à consolider la guérison du sang-mêlé. Celui-ci, songeait-elle, devait penser qu’il s’agissait simplement d’un exercice stupide. En quoi flotter allait-il lui faire retrouver sa pleine motricité ? June, évidemment, ne lui répondait pas et remontait son bassin en râlant.

De longues minutes passèrent dans un silence appréciable mais June savait que celui-ci ne durerait pas. Cependant, elle avait besoin que Kleman soit concentré sur autre chose que « l’inutilité » de ce qu’elle était en train de lui faire faire et décida de trouver un sujet de conversation quelconque qui, dans l’idée, le ferait se concentrer sur autre chose.

« Qui est Anthea ? »


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Re: Giants [June/Kleman]

June avait beau être une emmerdeuse de première, il m’arrivait de l’apprécier. Où était-ce simplement le fait que ce soit la seule personne à ne pas nier mes idées ? Même lorsqu’elles relevaient de l’impossible ? Étaient-elles impossibles ? June en avait-elle conscience ? Disait-elle cela juste pour ne pas me contrarier ou était-ce l’étincelle d’espoir dont avaient besoin mes inquiétudes pour partir en fumée ? Je n’avais pas besoin de mes yeux pour savoir que sous l’échelle de corde de ces petites questions se cachait un gouffre de réflexion au-dessus duquel je n’avais absolument pas envie de me pencher. Non pas une histoire de peur ou quoi que ce soit,... j’ai juste un peu le vertige. Allez zou.


***


《 J’aimerais bien t’y voir toi, à faire la planche les yeux fermés ! Et pis, j’aurais pas besoin de batailler si tu me laissais pas boire la tasse par les trous de nez toutes les deux secondes, tocarde.  》 Notre « relation » s’était plus ou moins apaisée au fil des jours, mais les vieilles habitudes avaient la vie dure et ce n’était pas parce que je dépendais d’elle que j’allais commencer à être gentil. C’était même clairement l’inverse, comme une réaction urticaire. D’ailleurs, je ne dépendais absolument pas d’elle. C’était sa déesse qui l’avait obligée à me prendre en charge, j’aurais très bien pu me débrouiller tout seul, sans le moindre souci. J’aurais même avancé bien plus vite sur ma guérison puisque je ne me serais pas adonné à ce genre de tentative de noyade pas même assumée. 《 T’as qu’à faire ça ouais, au moins les naïades foutent moins le cafard que toi. Artémis t’as pas dit pour l’immortalité ? Sourire ne va pas te faire des rides hein. 》

J’avais préparé encore quelques piques salées à lui envoyer, mais tout s’était perdu entre deux grommellements et quelques quintes de toux marines. J’avais cependant arrêté de gesticuler, pestant dans l’inexistance de ma barbe des « je t’en foutrais des exercices à la con moi... » ou des « putain j’ai même pas pied c’est sûr ». June avait été plutôt mystérieuse sur l’utilité de la manœuvre. D’habitude, elle prenait toujours le temps, avant ou pendant, pour expliquer en quoi consistait l’exercice et ses objectifs. Toujours d’une exquise voix morne, mais au moins, je pouvais me faire une idée de ce à quoi m’attendre, des avancées et m’y donner avec un peu plus d’entrain que d’ordinaire. Peu, certes, du coup, mais c’était toujours bon à prendre. Paloma disait que la majeur partie de la guérison se faisait dans la tête, que la volonté de guérir avait une place primordiale dans le processus. Qu’il fallait se croire guérir pour y arriver. Mentalement, je roulais sur le côté tel un ninja, pour esquiver à nouveau le gouffre avant de trop m’engager sur la suite de cette réflexion.
À la place, je m’attaquais une fois de plus à la Chasseresse. La frontière entre le besoin de sortir les griffes et l’objectif secret de lui arracher un sourire ou n’importe quelle émotion autre que son masque de fer, se faisait de plus en plus floue à mesure que le temps passait au camp de fortune. L’un et l’autre se mêlaient autant que les faux-semblants dans nos paroles. Il devenait de plus en plus difficile de trier nos intentions, nos tentatives de se rapprocher, les réussites où les silences se faisaient aveux de vulnérabilité complice, les échecs où nos mains se rétractaient avant même qu’elles se soient frôlées dans leur rencontre.
《 Et tu veux bien arrêter de me toucher le cul ? Je croyais que vous aviez un délire de chasteté avec votre girly-gang là. Comment tu veux que je me tienne tranquille ?  》
Bien évidemment, June était à dix mille lieues de ce que je racontais, mais que n’aurais-je pas donné pour savoir si, sous ce silence de malaise qui venait de tapisser l’entièreté de la surface du lac, la Reine des corneilles avait viré au cramoisi. Je ne m’attendais en revanche absolument pas au revers qu’elle me préparait de son côté.

Il était arrivé comme une gifle qui m’avait envoyé respirer à pleines narines les profondeurs des eaux. Et c’est en crachant mes poumons et quelques poissons que je l’envoyais chier comme il se fallait. En quoi était-ce ses oignons ? Et puis comment pouvait-elle connaître son nom ? Une flopée de questions s’étaient bousculées d’un coup dans l’espace généralement vide de mon cerveau. Cela avait eu au moins le mérite de me clouer le bec et de me tenir tranquille.

Passé le premier coup dans les côtes, la réponse initiale de Personne ne pouvait pas convenir. C’était pour cette Personne  que j’avais perdu mes yeux et que je me retrouvais à avoir besoin d’aider pour pisser, incapable de ne pas m’humilier tout seul. Ça ne pouvait pas être juste  Personne . Une partie de moi, venait d’entrer en conflit direct avec l’autre moitié. Et sa colère bouillonnait à la surface tranquille du lac. Elle était en colère contre moi, contre Théa, contre June, contre les Dieux. C’était tous de leur faute. Tous. Et si June voulait vraiment savoir, elle aurait droit à l’histoire, la véritable, sans le papier peint fleuri et le lino à paillette. Celle délabrée et vétuste du sous-sol qu’on ne montre jamais. Celle nue et aussi poisseuse que ce que je suis devenu pour elle. Et j’espérais qu’elle briserait son visage impassible, qu’elle irait fissurer son stoïcisme, qu’elle la ferait souffrir au moins un dixième de ce que je sentais.

《 C’est ma sœur. Pas la vraie bien sûr, j’ai personne. Mais elle est tout comme. Elle a été enlevée, et on m’a enfermé à la Colonie pour m’empêcher d’aller la sauver. Personne n'a écouté, personne ne m'a cru. Et les Dieux n'en ont rien à faire, ils sont vils et abjects, nous voir souffrir les amuse bien trop. Elle est peut-être en train d’être torturée là maintenant ou déjà morte. Je dois la retrouver même s’il faut que je rampe ou que je me fasse écraser par un camion pour ça. J'ai déjà perdu trop de temps. 》


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Re: Giants [June/Kleman]

June savait qu’elle allait sur un terrain glissant en prononçant ce nom mais elle ne s’attendait pas à ce que Kleman risque la noyade rien qu’à l’entendre. Il mit quelques secondes avant de retrouver la maîtrise de son souffle et June pu détailler chacune des émotions qui peignaient ses traits. Colère. Remord. Tristesse ? Toutes s’emmêlaient dans un maelstrom impossible à décrire ou à décrypter clairement. June pris cela comme une réponse en soi et elle fut donc surprise lorsque Kleman se décida à lui répondre pour de vrai.

« C’est ma sœur. Pas la vraie bien sûr, j’ai personne. Mais elle est tout comme. Elle a été enlevée, et on m’a enfermé à la Colonie pour m’empêcher d’aller la sauver. Personne n'a écouté, personne ne m'a cru. Et les Dieux n'en ont rien à faire, ils sont vils et abjects, nous voir souffrir les amuse bien trop. Elle est peut-être en train d’être torturée là maintenant ou déjà morte. Je dois la retrouver même s’il faut que je rampe ou que je me fasse écraser par un camion pour ça. J'ai déjà perdu trop de temps. »

Le silence.
Le silence résonnait autour du lac, plus assourdissant que jamais.
La perte.
La perte de Kleman résonnait dans le cœur de June avec plus de force qu’elle ne l’aurait cru capable. Tout prenait sens, d’un certain côté. Elle comprenait la colère de Kleman. Elle comprenait sa rage, elle comprenait sa haine, elle comprenait tout ce qui faisait de lui ce qu’il était. Avait-il déjà connu d’autres émotions ? Savait-il qui il était vraiment sous toutes ces couches de haine ?

Ce fut au tour du visage de June de se peindre aux mille couleurs de ses émotions. Son empathie, pourtant si silencieuse d’habitude, fissurait son masque d’impassibilité. Voilà pourquoi elle gardait ses distances ! Il y avait une différence entre savoir que la plupart des sang-mêlé connaissaient cette douleur lancinante qui nous broie le cœur, et connaître assez bien la personne pour ressentir ses émotions. June avait l’habitude de se protéger dans sa tour d’ivoire, d’ignorer les pauvres mortels desquels elle se jugeait supérieure, de balayer leurs plaintes et leurs douleurs, de se réfugier dans sa propre souffrance pour justifier que personne ne pouvait connaître une peine comme la sienne. Mais là, face à Kleman, June se voyait incapable de garder sa carapace intacte. Évidemment qu’il avait souffert et qu’il continuait de souffrir, comme tous ceux qui avaient le malheur de marcher sur cette Terre. Personne n'était invincible, personne n’était prédisposé à une vie entièrement faite de joie et de bonheur. June préférait voir les mortels dans leur insouciante stupidité plutôt que de les voir nus dans leur malheur. Et pourtant, là voilà face à Kleman complètement nu, le cœur ouvert, la fixant de ses grands yeux vides et pourtant débordant de tous les mots qu’il ne prononçait pas.

June ferma les yeux. L’une de ses mains effleurait toujours les reins de Kleman, bien qu’il soit immobile comme à l’affût d’une réaction de la part de June, et la seconde vint se glisser au niveau de ses hanches. Peut-être aurait-il râlé ou dit quelque chose, mais la vague d’énergie qui l’entoura soudainement le fit taire. L’eau autour d’eux pris une teinte argentée et enveloppa le corps de Kleman d’un halo brillant. June puisa dans son énergie personnelle, aidée par la Pleine Lune au-dessus d’eux, et augmenta la force du sort dans lequel elle baignait Kleman depuis quelques jours.

June avait toujours cultivé ses pouvoirs en secret. Ils lui appartenaient entièrement et elle n’aimait pas en faire usage devant quiconque. Rares étaient ceux qui avait vu la Chasseresse devenir Sorcière puisqu’elle n’était jamais de ceux qui utilisaient ses pouvoirs de façon offensive. Dans une autre vie, elle avait fait ployer la nature à son bon vouloir, les éléments répondant à ses émotions comme une seconde peau. Depuis, elle essayait toujours d’écouter son environnement et d’agir en fonction. C’était dans cette optique qu’elle avait entamé la guérison de Kleman : elle voulait l’aider à se remettre plus vite sur pieds mais elle ne voulait pas d’une guérison miraculeuse. Elle utilisait ses dons avec les plantes pour faire des concoctions qui soulageaient les maux et elle manipulait l’énergie de l’eau pour aider le corps à se consolider.

Pendant un instant fugace, June retourna à celle qu’elle était quelques siècles auparavant. Une sorcière qui puisait dans la force brute pour atteindre ses objectifs, celle qui n’hésitait pas à mettre sa propre vie en danger pour obtenir ce qu’elle voulait. Là, au centre d’un lac au milieu de nulle part, June puisait dans son énergie vitale pour insuffler puissance et force à son sort. Bizarrement, il était plus aisé de lancer des boules de feu en écoutant sa colère plutôt qu’écouter son empathie pour guérir une âme brisée.

***


Le retour sur les berges du lac se fit dans un silence presque religieux. Il avait fallu une bonne trentaine de minutes à June pour lancer et finaliser son sort de guérison. Pour une fois, elle n’avait pas cherché à se cacher. Kleman avait dû sentir la magie vibrer dans son corps, impuissant, alors que June liait d’une certaine façon sa vie à la sienne. Leurs énergies avaient fusionné l’espace d’un instant avant que, épuisée, June ne termine son incantation silencieuse. Alors l’eau était redevenue terne, le fil invisible qui reliait June et Kleman s’était lentement effilochée jusqu’à se rompre, et Kleman s’était naturellement redressé pour découvrir, ou s’assurer, qu’il avait bien pieds.

Lorsqu’elle retrouva la terre ferme, elle tendit l’un de ses bras en direction de Kleman pour l’aider à se tenir, oubliant qu’elle venait de lui insuffler assez d’énergie pour qu’il retrouve une motricité « normale ». Évidemment, elle n’avait pas pu guérir ce qui ne voulait pas être guéri et Kleman serait maintenant le seul maître de sa propre guérison. Kleman, par habitude aussi, tendit un bras vers elle mais il ne fit que l’effleurer tandit que June s’effondrait de fatigue par terre.


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Re: Giants [June/Kleman]



Je ne sais pas à quoi je m’attendais. Un mot, une tentative maladroite de répondre quelque chose, une amorce d’empathie pour pouvoir déverser tout ce que j’avais sur le cœur. J’avais besoin de la voir désolée pour moi pour libérer la lave de mon volcan, la laisser gagner et réduire le terrain en cendres sous elle. La voir grignoter les mains de June lorsqu’elles m’effleurent, grimper sur ses avant-bras, ronger sa peau et l’entendre hurler, supplier que ça s’arrête. Lui murmurer Tu as voulu savoir, maintenant brûle avec moi. La sentir fondre et regretter à chaque centimètre d’épiderme carboniser sa curiosité mal placée. La contaminer de mon fardeau, lui calciner les rétines et l’aveugler de la douleur que j’emporte toujours avec moi. Incendier ses chances de retourner en arrière, la clouer devant ce que personne ne veut voir et dévoiler ma propre peau difformée, ravagée, parcheminée. La prendre à témoin et lui cracher Regarde ce qu’ils ont fait, regarde, ne détourne pas les yeux, assume.

Je voulais que quelqu’un sache. J’avais besoin que quelqu’un me regarde vraiment, que quelqu’un voit ce qui remplissait mon sac de voyage, tapissait ma veste de cuir délabrée, tenait ma nuque droite et tendue.

Je m’attendais à souffler un peu, relâcher la pression, prendre une pause et m’arrêter cinq minutes de tout retenir d’exploser.

Mais June était June. Et son silence était la seule chose que je pouvais espérer d’elle et attendre. Alors, la lave s’était remise à couler dans ma gorge, rôtissant la chair à l’intérieur de moi autant à l’aller qu’au retour. Ravalant avec elle, la foule des sentiments qui se bousculait à mes lèvres et mes yeux. Elle n’aurait toujours pas le droit de sortir, pas ce soir. Et la fournaise resterait invisible. Et June de forcer cet apaisement de sa magie si abjecte.

Une fois de plus, j’étais impuissant. Allongé à la surface de l’eau, je me laissais ballotter par le faible courant, l’étau de la sorcellerie de la Chasseresse, mes pensées, le silence qui nous encerclait. J’étais à nouveau, loin à l’intérieur de moi, observant ce qui traversait mon corps sans me sentir concerné. Observant le lien qui s’accrochait aux parois de mon esprit pour le lier au sien, polluant son espace de son énergie froide et chaleureuse à la fois. Se mêlant et s’entremêlant d’une manière que j’aurais pu trouver dérangeante si elle s’était entortillée comme des lianes autour de moi. Mais elles ne m’atteignaient pas, se contentaient d’emprisonner mon esprit. J’ignore combien de temps s’était passé. Si j’avais fixé ce tissage pendant des heures ou s’il ne s’était tressé que lors de quelques secondes suspendues. J’ignore comment il s’était défait, évaporé, décousu. Je me souviens de cette impression de lâcher prise, de libération qui m’avait, comme une longue inspiration, fait me redresser et constater que je sentais mes pieds et qu’ils touchaient bien les tréfonds du lac sans que je me noie. J’avais suivi la sorcière jusqu’à la rive sans protester, toujours simple pantin dont elle pouvait bien disposer. J’avais trouvé la résistance de l’eau incroyable, comme si j’avais soudainement été téléporté sur la surface de la Lune. Il ne m’aurait pas été difficile de jurer June capable d’une telle prouesse si mes doigts de pieds ne s’enroulaient pas d’algues en cherchant leur stabilité et que les vagues de notre avancée ne nous renvoyaient pas des effluves de vase.
J’avais machinalement cherché son bras de mes doigts pour me hisser à la surface et ils l’avaient frôlés juste avant de l’entendre s’effondrer au sol.

J’avais mis un long moment avant de comprendre que June était tombée, épuisée de fatigue dans les herbes de la berge. J’avais réussi à me traîner à ses côtés en rampant sur la terre ferme. Hors de l’eau, la densité de mon corps me faisait peur, et même si mes jambes m’avaient supportées immergé, je nourrissais de sérieux doutes sur leurs capacités à le faire aussi bien de retour sur Terre. J’avais eu un peu plus de mal à trouver son cou pour entendre à travers mes doigts qu’elle était toujours bien vivante. Un nouveau sentiment s’était rajouté à la longue liste. De l’inquiétude. Je l’avais allongée dans ce qui me semblait être la position la plus confortable. Je pouvais difficilement la porter jusqu’à la tente et j’ignorais combien de temps lui était nécessaire pour récupérer de ses efforts. Sa tête sur mes jambes en tailleur, je m’assurais de sa respiration et de son calme.

Le silence ne nous avait pas quittés. Cette fois, accueillit avec bien plus de reconnaissance que quelques minutes ou heures auparavant. J’aurais pu profiter de ce moment seul pour laisser libre cours à ce qui bouillait encore au fond de moi. J’aurais pu pleurer. Personne n’en aurait jamais été témoin. Cela m’aurait sans doute fait le plus grand bien. Mais j’en étais incapable. Même repenser à Théa, ne motivait pas assez mes larmes à couler. L’imaginer à la place de June, endormie, après avoir cavalé toute l’après-midi au centre commercial et fuis dans le champ derrière la maison hanté que personne ne veut approcher. Notre troisième coin secret. Celui que je lui avais fait découvrir après l’avoir moi-même dégoté un week-end où elle avait été prise à l’essai dans une famille et où Aaron avait fini par me lâcher les basques à la mention seule du manoir.
La brise qui balayait le lac avait séché mes mains qui s’étaient mises à caresser doucement ses cheveux. Mon t-shirt collait désagréablement à mon torse et mon short me donnait l’impression d’être assis dans une bassine aux odeurs de marché aux poissons. Mais au moins, elle se reposait sans rien craindre. J’avais essuyé de son front, les gouttes qui perlaient de mes cheveux, du revers du pouce pour ne pas la déranger. Et d’autres souvenirs prenaient sa place et celle de Théa. Des souvenirs de fleurs, tressées en collier, de roulottes renfermant des univers entiers, de chants mélodieux, des visages de femmes belles et sauvages. Des souvenirs d’un passé que je n’avais jamais vécu.

《  Aiden… ? 》

Je l’avais soufflé comme si je prononçais celui de Théa. Avec interrogation et prudence, comme si elle allait me répondre en sortant d’entre les arbres. Comme si j’avais oublié ce qu’il signifiait et convoquait tous les souvenirs qui lui étaient rattachés. Comme si je posais la question à l’univers de ce qu’il avait bien pu faire de ce prénom. L’enfouir dans l’histoire pour le perdre à jamais ou le semer derrière celui de tous ceux que j’allais croiser dans ma vie.



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Re: Giants [June/Kleman]

Les souvenirs flous se faisaient et se défaisaient dans l’esprit de June. Elle était spectatrice de sa propre existence, visualisant à la fois une toute-petite Juniper aux petits doigts boudinés, aimée et choyée par les siennes ; une Juniper enfant qui courait et sautait partout, débordante de vie et de joie ; une Juniper pré-adolescente, découvrant l’amour et la peur, l’impatience et le bonheur ; puis la June adolescente rongée par la rage, la haine, le mépris. Toutes ces versions d’elle-même se superposaient pour mieux se déchirer.

Qui es-tu vraiment ?

La voix qui résonnait dans son esprit était la sienne. Qui es-tu derrière cette armure ? Qui est la vraie toi ? Qui sommes-nous ? June se visualisait seule, entourée uniquement d’obscurité. De temps en temps, des morceaux de souvenirs l’aveuglaient. La joie. La tristesse. La colère. L’impuissance. La haine. La haine. La haine. La colère. La joie. La haine. La haine. Encore et toujours la haine.

Je t’attendrais pour l’éternité.

La voix d’Aiden perça le tumulte des souvenirs de June qui, enfin, se fixèrent sur un point. Le visage d’Aiden. Ses yeux verts. Ses boucles rousses. Sa peau constellée d’étoiles. Son sourire chaleureux. Son rire. Sa chaleur. La poitrine de June se contracta douloureusement. Ils étaient si jeunes lorsqu’ils avaient scellé leur destin. Si jeunes et pourtant destinés à ne connaître que le chagrin. June tendit une main vers Aiden, celui qui était à la fois de ses souvenirs et de ses fantasmes. Il lui prit la main et la serra près de son cœur.

L’univers de June éclata en un million de morceaux. De nouveau, une multitude d’images se superposèrent. Celles de tous les chemins qu’auraient pu prendre son histoire. Ils auraient pu ne jamais impliquer les adultes. Aiden aurait pu fuguer de chez lui. June aurait pu rejoindre les autres. Ils auraient pu fuir ensemble, loin. Ils auraient pu rire, aimer, vivre ensemble. Au lieu de ça, June vit Aiden seul dans les limbes, son regard vide, son visage mort. Seules ses lèvres remuaient dans une litanie incessante.

Juniper, Juniper, Juniper, Juniper, Juniper, Juniper.

Une âme en peine attendant pour l’éternité celle qui avait choisi de ne jamais mourir.

***


Sur le moment, June aurait été incapable de dire où elle se trouvait. Elle remarqua d’abord le ciel étoilé au-dessus de sa tête, puis l’herbe sous ses jambes, et enfin l’ombre au-dessus d’elle. Petit à petit, les souvenirs de la soirée lui revinrent à l’esprit. Kleman fixait un point invisible au loin mais agita ses doigts sur elle, comme pour s’assurer qu’elle était en vie. June lui attrapa le poignet avant qu’il ne touche son cou.

« C’est bon. »

June ne fit pourtant aucun geste pour se redresser. Elle garda le poignet de Kleman dans sa main droite et essuya son visage humide de la main gauche. Le visage d’Aiden continuait de hanter son esprit même si les souvenirs se faisaient maintenant plus flous, plus fugaces. La douleur, quant à elle, était toujours présente. Lancinante. Étouffante.

June pris une grande inspiration et se redressa en position assise. Elle remonta ses genoux contre sa poitrine pour y enfouir sa tête. Elle tenta de compter jusqu’à dix, doucement, mais son corps tremblait. Était-ce l’épuisement qui l’avait rendue émotive ou bien était-ce sa magie qui en demandait trop pour grandir ?



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