Erwin avait vraisemblablement perdu plus ou moins connaissance en sortant du Labyrinthe. Il n'avait qu'un souvenir vague et beaucoup trop lumineux de l'instant où il s'était retrouvé hors de la grotte, puis il avait le souvenir de sensations sans avoir d'images assorties. Les sons étaient comme assourdis par du coton dans sa mémoire. Il ne se rappelait pas où ils étaient arrivés, Solan et lui, il ne savait plus si quelqu'un les avait retrouvé, de qui il s'agissait. Mais il se rappelait ce nom qui s'était imprimé devant ses yeux dès que son corps avait pris conscience d'être hors de danger.

Alexis

***

Le fils de Poseidon s'était réveillé sur un lit d'infirmerie du Camp Jupiter. Ce n'est pas lui qui s'en était aperçu, on le lui avait annoncé, et l'information était descendue dans tout son être comme un mensonge. "Tunnel à gauche. Vers la Grèce." Erwin se sentait évidemment en meilleure forme qu'à la sortie de son calvaire, mais il était habité par la sensation de ne pas être chez lui quand il l'aurait fallu. Il avait donc emprunté le premier portail possible après avoir pris le minimum de jour de repos.

Les seules blessures qu'Erwin avait à soigner avaient déjà grandement guéri grâce à l'ambroisie qu'il avait ingérée dans la grotte. Son passage à l'infirmerie avait surtout consister en une surveillance de son état global, notamment après l'état second dans lequel il s'était retrouvé. Cependant, Chiron l'avait accueilli à la Colonie en lui expliquant que la chambre qu'il avait occupée dans la Grande Maison après son enlèvement était de nouveau libre pour lui. Une mesure de précaution en cas de réveil des vieux traumatismes, semblait-il. On aurait dit un choix. Le ton de Chiron faisait plutôt entendre qu'il s'agissait d'un conseil fortement appuyé.

Erwin avait retrouvé "sa" chambre. Elle était très neutre, plus froide qu'il ne l'avait connue la première fois. Mais allait-il y rester vraiment longtemps ? Au premier abord, le demi-dieu ne se sentait pas plus traumatisé que lors de sa disparition. Etait-il seulement possible d'être plus traumatisé, de toute façon ? Non, cette fois, il se sentait étrangement calme. Les cauchemars revenaient de temps en temps, la nuit, ils s'étaient faits plus sournois, plus dispersés. Ce n'était plus le minotaure ou la mort d'Alexis sous ses yeux qu'Erwin revoyait, c'était une voix qui tournait en rond, une oppression inconnue, le son de l'eau dont l'écho laissait deviner la grotte qui fondait le tout dans l'obscurité la plus totale.

Souvent, il n'y avait pas d'image. Les seules qui se permettaient d'apparaître de temps à autres étaient une ribambelle de guépards, les yeux plein de souffrance du prisonnier de la grotte, ou le visage d'Alexis, celui qu'elle avait lorsque le Labyrinthe l'avait dérobée à Erwin.

Le fils de Poseidon se réveillait alors non plus dans un cri terrifié mais dans un souffle étouffé, un gémissement de douleur, de détresse, quelques chose qu'Erwin n'était pas sûr de cerner. Ses muscles crispés et la sueur qui perlait sur son front lui avaient fait prendre conscience qu'il n'était pas si serein qu'il le laissait voir extérieurement. La chambre était une bonne idée. Il n'avait pas envie d'être dans un bungalow, entouré d'autres demi-dieux. Mais il se sentait pourtant seul. Elle n'était pas là.

Ca faisait deux jours qu'il était là. La première journée était passée comme un éclair, on avait ausculté Erwin encore une fois, malgré tous les soins prodigués au Camp Jupiter, on s'était assuré qu'il n'avait rien de grave - physiquement, ça ne faisait pas de doute, mais il fallait voir ce qu'il en était de son état psychologique. Le demi-dieu avait cru s'en tenir là, mais Chiron lui avait pris une longue partie de sa journée, lui aussi, ainsi qu'Apollon qui avait tout de même pris la peine de voir s'il n'y avait vraiment plus rien à régler dans la tête d'Erwin. Non, vraiment, plus rien, promis. Et le soir était venu. Tôt, très tôt, et le sommeil était venu avec lui.

Le deuxième jour avait commencé tard, la nuit entrecoupée de tous ces sombres songes avait été longue. Deux ou trois demi-dieux étaient venus voir comment allait Erwin. Il ne les avait plus vus depuis longtemps, il constatait avec un léger sourire qu'il comptait donc tout de même pour eux. Il n'avait répondu que vaguement aux questions, encore un peu fatigué et distrait par un sentiment étrange. Il lui manquait quelque chose. Quelqu'un. Il le savait, mais la visite de ces amis, demi-frères ou simples connaissances ne lui permettait pas de combler ce vide. Le vide d'elle et de l'ignorance.

Deux coups frappés à la porte de la chambre. Un "oui" bref, un peu las déjà. Erwin se retourna au grincement de la porte et fut surpris de voir Elliot entrer. C'est lui qui lui apprit tout. Alexis était revenue du Labyrinthe dans un sale état après une aventure mystérieuse avec Poppy. Elle était revenue avant lui, elle était sans nouvelle. Elle le croyait mort.

Le coeur d'Erwin se recroquevilla douloureusement. Etait-il possible qu'Alexis soit aussi inquiète après si peu de temps ? Elle savait ce que le Tortionnaire était pour le fils de Poseidon, elle avait dû imaginer que leurs chemins s'étaient de nouveau croisés. Combien de temps Erwin et Solan avaient-ils arpentés le sol de pierre de la grotte, combien de temps à écouter les simagrées du prisonnier ? Deux jours, trois peut-être ? Si l'on comptait que les Romains n'avaient pas averti la Colonie qu'Erwin était sain et sauf dans leur infirmerie, cela faisait bien une semaine minimum que son état était inconnu. C'était très probablement suffisant pour s'inventer toutes les horreurs qui auraient pu arriver.

"Je peux aller la voir ? Elle va mieux ?
Oui, mais -"

Erwin claqua la porte derrière lui sans attendre la suite. Il traversa les couloirs de la Grand Maison jusqu'à se retrouver devant l'infirmerie. Son coeur battait à cent à l'heure, l'impression de vide qui le déchirait commençait déjà à s'apaiser. Il savait désormais ce qu'était devenue Alexis, il ne manquait plus que l'avoir dans ses bras.

On le renseigna, on lui indiqua où trouver Alexis, il n'attendit rien d'autre, il était déjà devant la porte. Une porte fermée, c'était généralement une chambre occupée. Il entrouvrit lentement cette porte, seul obstacle qui le séparait encore de la fille d'Arès. Elle s'ouvrit en silence. Et le demi-dieu resta figé un instant. Alexis était debout, les mains enfoncées sur un rebord de fenêtre, à fixer l'extérieur. Sa silhouette avait quelque chose de légèrement différent, son corps dégageait comme de la tristesse, un abattement palpable.

Erwin glissa silencieusement jusque derrière Alexis. Le temps semblait s'être arrêté, elle était tellement proche, il la redécouvrait même sans voir son visage. L'odeur de ses cheveux, la chaleur de son corps, le réconfort de sa présence. Le coeur d'Erwin émettait des battements assourdissants. Avec l'impression de vivre au ralenti, le demi-dieu se pencha vers l'oreille de la sang-mêlé.

"N'ai-je pas l'air en forme pour une carcasse, jolie demoiselle ?"

Alexis se retourna avec la rapidité d'un éclair. Il n'y eut pas ce moment d'effusion qu'Erwin avait imaginé. Les deux demi-dieux se regardèrent longuement. Dans le regard d'Alexis, il y avait un million de questions et l'étincelle d'une révélation, l'éclat du bonheur et des larmes. Dans les yeux d'Erwin, il y avait la douceur d'un soulagement intense, celui de se sentir enfin entier pour la première fois depuis qu'il avait vu Alexis se faire engloutir par le Labyrinthe.

Ils se regardèrent sans un mot durant de longues secondes - des minutes ? - puis il y eut un pas timide en avant. Erwin glissa sa main dans les cheveux d'Alexis et déposa un baiser sur son front en se rapprochant d'elle peu à peu, encore et encore, la serrer contre lui comme il avait cru ne plus jamais avoir l'occasion de le faire. Et des larmes vinrent perler au coin de ses yeux.

Deux mois.
Cela faisait deux mois qu’Alexis était partie pour la Grande quête en compagnie d’Erwin, Solan et Poppy. Deux mois qu’elle avait mis les pieds dans une réalité alternative où elle n’était plus vraiment une enfant d’Arès mais une combattante des rues prête à tuer sa propre meilleure amie. Deux mois depuis la dernière fois qu’elle avait vue Solan et Erwin.

Un mois et demi.
Cela faisait un mois et demi qu’Alexis était revenue à la Colonie en piètre état. Ses jambes, ses côtes, ses bras et une partie de sa mâchoire avaient été brisés. La liste de ses blessures était interminable et Alexis n’en avait retenu que l’essentiel : qu’elle soit toujours vivante après ça relevait du miracle.

Personne n’avait trop posé de questions sur ce qu’il s’était passé. Aucun indice n’avait été trouvé du côté d’Alexis. Ils étaient vite passé à autre chose, se contentant de soigner la fille d’Arès en supposant que les blessures avaient été faites par des monstres ou des anciens kidnappés encore sous le joug du Tortionnaire, abandonnés dans les méandres du Labyrinthe. La vérité était tout autre et Alexis n’avait pas envie d’en parler.

Dix jours.
Cela faisait dix jours qu’Alexis tentait de s’habituer à l’absence d’Erwin. Ses yeux. Son rire. Son toucher. Ses baisers. Sa présence. Dix jours qu’elle tentait de se faire une raison, de reboucher le trou béant qui s’était formé dans son ventre. Dix jours qu’elle priait Hadès pour qu’on lui rende Erwin quitte à échanger son âme contre la sienne. Trop de gens étaient tristes de l’absence d’Erwin alors que très peu le seraient de la sienne. S’il pouvait vivre, alors Alexis serait peut-être plus en paix…

L’automne n’avait plus rien de rassurant pour Alexis. Tout lui rappelait la mort. Les feuilles tombant par terre. La pluie ravageant l’horizon. Les pensionnaires réfugiés dans des bâtiments. Il n’y avait plus rien de vivant à la Colonie, rien que les souvenirs d’Alexis pour habiller les lieux. Erwin qui peint. Erwin qui rit. Erwin qui chante. Erwin qui danser. Erwin. Son absence se dessinait à chaque recoin de la Colonie, derrière chaque bâtiment, derrière chaque son.

Deux heures.
Cela faisait deux heures qu’Alexis fixait l’étendu de la Colonie à travers la fenêtre. Malgré tous les efforts d’Elliot, Alexis ne parlait plus beaucoup. Elle se contentait d’attendre que le temps passe. À plusieurs reprises, son meilleur ami avait tenté de la faire parler mais il n’avait rien pu en tirer – ne serait-ce que quelques yeux humides qu’elle cachait dès qu’elle les remarquait.

Alexis s’était renfermée dans son propre silence, dans sa propre peine. À quoi bon la partager si rien ne pouvait être fait pour changer ? Elle voyait la pitié chez les autres. Elle voyait leur empathie. Elle ne voulait pas tout ça. Elle ne voulait pas être un fardeau émotionnel pour les autres. Alors elle avait décidé de se taire. De rien montrer. Au moins, comme ça, elle était toute seule à porter son propre chagrin. Elle n’avait besoin de personne pour le faire de toute façon. Elle était forte.

Alexis sursauta un peu lorsque la porte de l’infirmerie s’ouvrit mais elle ne changea pas de position. Elle resta fixée sur la fenêtre même lorsque les pas se rapprochèrent d’elle. Si c’était Elliot, elle n’avait rien de particulier à lui dire – cela faisait des jours qu’ils ne s’étaient pas parlé, Alexis feignant de dormir dès qu’il tentait de faire la conversation. Si c’était quelqu’un d’autre, elle n’en avait rien à faire. Il n’y avait que son meilleur ami qui était autorisé à la soigner et personne n’aurait osé aller contre les ordres.

« N'ai-je pas l'air en forme pour une carcasse, jolie demoiselle ? »

La voix claqua dans l’air avec force. Alexis se retourna presque instantanément, les yeux écarquillés de surprise, le cœur battant. Pétrifiée par ce qu’elle voyait devant elle, la fille d’Arès en oublia de respirer. Était-ce encore le fruit de sa terrible imagination ou Erwin se tenait-il réellement devant elle ?

Petit à petit, la réalité se dessina dans son esprit en même temps que les larmes dans ses yeux. Erwin ! Il s’agissait bien d’Erwin en chair et en os ! Un million de question se formaient dans l’esprit de la jeune femme mais aucune n’eut le courage de se glisser entre ses lèvres. À la place, elle fit un pas en avant auquel Erwin répondit en écho. Bientôt, leurs corps furent prisonniers de l’autre. Alexis ferma les yeux et se délecta de tout ce qu’elle ressentait. De son cœur qui battait. Des mains d’Erwin dans ses cheveux. De son odeur qui venait lui chatouiller le nez. Tout était à la fois douloureux et exaltant.

Alexis éclata en sanglot.
Un sanglot lourd et douloureux.
Un cri d’agonie qu’elle avait retenu depuis bien trop longtemps.

Erwin, en réponse, la serra un peu plus fort. Alexis était incapable de faire autre chose que pleurer. Son corps entier, après tout ce temps muré dans le silence, relâchait enfin ce poids qu’il ne supportait plus de tenir. Alexis ne tenait debout uniquement parce qu’Erwin la soutenait, n’ayant plus la force de le faire tout seul.

Dix jours.
Dix jours.
Dix jours.

***

Alexis était restée un moment à pleurer contre Erwin. Et encore un autre juste immobile, lovée contre lui. Quelques mots avaient été échangés – plus du côté d’Erwin que de celui d’Alexis – avant qu’ils ne soient tous les deux assis sur le lit. Erwin s’était appuyé contre le mur et Alexis s’était glissée entre ses jambes, la tête posée sur son torse, face à lui. Elle était incapable de le laisser partir, de le lâcher. La simple idée lui donnait la nausée. Elle ferma alors les yeux et laissa courir ses doigts sur ses bras, ses cuisses, son dos, son ventre. Elle sentit quelques bandages çà et là, mais rien d’alarmant. Alexis s’en trouvait au moins aussi soulagée que bouleversée. Elle osa enfin poser l’une des questions qui lui brûlaient les lèvres :

« Il s'est passé quoi pendant ces deux mois ? »

Sa voix n’avait été qu’un souffle. Un murmure rauque comme si Alexis redécouvrait l’usage de la parole après des mois sans parler.

C'était comme redécouvrir Alexis pour la première fois. La peinture bleue en moins. Erwin ressentait le même bonheur, la même sensation de bien-être. Il y avait toutefois le soulagement en plus, un soulagement qu'il n'aurait pas pu éprouver plusieurs mois plus tôt, sans s'être à ce point attaché à la fille d'Arès. Elle était là, il n'avait plus à se demander où la retrouver. Devant les larmes d'Alexis, le fils de Poseidon ne put que lui répéter en boucle qu'il était là, qu'il allait bien. Il la serra dans ses bras, l'empêcha de s'effondrer. Il ressentit la respiration de la sang-mêlé qui se calmait, ses sanglots qui faiblissaient.

"Je t'aime."

***

Alexis l'avait piégé. En dépit de ses muscles qui avaient naturellement besoin de se refortifier, la demi-déesse avait trouvé comment maintenir Erwin plaqué sur le lit, le dos contre le mur. Il ne cherchait pas à s'échapper, il fallait bien l'admettre, mais il était certain que, même en essayant, Alexis mettrait tout son poids sur lui pour ne pas le laisser faire un seul pas vers la porte. Alors, puisqu'il était obligé de rester là, Erwin profitait de cet instant, de cette pression contre son torse, de cette respiration qui faisait écho à la sienne, de ces doigts qui parcouraient sa peau et ses vêtements comme pour vérifier son existence en continu. Lui laissait doucement ses mains faire de petits cercles dans la nuque d'Alexis. Ils étaient tous les deux sur un lit d'infirmerie, une légère odeur de désinfectant les enveloppant, mais aucun moment n'aurait pu être plus parfait.

"Il s'est passé quoi pendant ces deux mois ?"

Erwin ouvrit les yeux, un frisson lu remonta le long du dos. Cette question lui fit un peu peur. Alexis venait-elle de lui demander ce qu'ils avaient vécu durant les deux derniers mois ? Etait-il possible qu'une partie de sa mémoire se soit perdue dans les couloirs du Labyrinthe ? Le fils de Poseidon n'avait encore aucune idée de ce qui était arrivé précisément à Alexis durant la mission, ce qu'elle avait subi, mais il avait entendu parler de kidnappés comme lui qui étaient revenus amnésiques de leur cellule.

Si le fille d'Arès avait perdu ses souvenirs, elle se rappelait au moins de lui. Erwin se rassura un tant soit peu en s'accrochant à cette certitude. S'il n'y avait que deux mois à lui raconter, ce ne serait pas si grave. Le demi-dieu prit quelques secondes pour se remémorer le cours des deux derniers mois passés pour en retrouver les moments les plus marquants.

Il y avait évidemment eu des séances d'entraînement, parfois à deux, parfois avec Atem qui les supervisait d'un air dépité. Ils avaient passé du temps ensemble sans nécessairement faire quelque chose de particulier, juste à rester l'un contre l'autre, à se prendre la tête à deux sur un devoir de latin comme des enfants, à parler de tout et de rien jusqu'à des heures où plus personne n'aurait dû parler. Il y avait eu le cabanon sur le vieux sentier de randonnée, ils étaient retournés une fois dans les environs pour se promener au calme. Il y avait eu cette virée au centre de la Nouvelle-Rome pour goûter ce fameux chocolat chaud et l'adoption de Bubulle qui en avait découlé. Aexis avait déjà fait trois fois du fish-sitting depuis cette journée-là. Mais l'aquarium avait survécu à toutes les autres fois où personne n'était resté pour le surveiller, ce qui tenait probablement du miracle. Il y avait eu une soirée où Erwin avait décrété qu'il faisait trop chaud dans le dortoir et était allé se poser à l'entrée du baraquement, enroulé dans une fine couverture, et où Alexis l'avait rejoint sans rien dire. Il y avait de la douceur, des rires, de la joie et de l'amour. Puis il y avait eu l'annonce de la mission pour s'aventurer à nouveau dans le Labyrinthe, le regard inquiet d'Alexis lorsqu'Erwin s'était porté volontaire, sa main dans la sienne, et le départ. Puis la suite.

Erwin inspira doucement, comme s'il digérait tout ça pour la première fois. Il avait tout vécu sur deux mois, pas sur dix secondes. Sa vie lui paraissait soudain beaucoup trop remplie pour être racontée et rendre la mémoire à la fille d'Arès prenait une ampleur terrifiante. Mais il n'avait rien à perdre à essayer.

"Ca fait environ deux mois qu'on a commencé à s'entraîner à se battre en duo. On a pas beaucoup beaucoup progressé, mais on est pas les pires, je pense... On a pris du temps pour nous, tu m'as emmené dans un café de la Nouvelle-Rome en te perdant plusieurs fois. Puis on est allés à l'animalerie, tu es devenue la belle-mère adoptive de Bubulle, le meilleur poisson rouge de la Terre (et tu es aussi devenue copine avec le chien du bénévole). On a fait plusieurs promenades, j'irai te remontrer les endroits qu'on a vus si tu veux et-
Erwin."

Le demi-dieu baissa les yeux vers Alexis. Son regard était rempli d'une incompréhension, d'une interrogation et d'une douleur étranges. Il ne comprenait pas ce qui se tramait à cet instant dans l'esprit de la sang-mêlé, peut-être avait-elle du mal à tout assimiler ou voulait-elle savoir un élément précis de leur passé. Il ne parvenait pas à le deviner, il devait lui demander.

"Oui ?"

Il eut comme un blanc, un instant de silence presque écrasant. Alexis n’osait pas regarder Erwin dans les yeux de peur d’y voir les réponses à ses questions. Avait-il croisé la route du Tortionnaire ? Pire ? Alexis posa ses mains contre le matelas afin de cacher leurs tremblements. Elle n’avait pas besoin de montrer ce genre d’émotion à Erwin. Elle devait être forte. Pour lui. Pour eux.

Après une éternité de calme, Erwin ouvrit la bouche. Au début, Alexis ne comprenait pas de quoi il parlait. Pourquoi repartait-il d’aussi loin ? S’était-il passé des choses dont elle ignorait l’existence durant cette période ? Les sourcils légèrement froncés, Alexis n’osa pas le couper. Pourtant, plus il parlait, plus il était évident que quelque chose n’allait pas : soit Erwin tournait autour du pot volontairement, soit il n’avait pas conscience de ce qu’il s’était passé les deux derniers mois.

La vérité se fit presque étouffante lorsqu’Alexis leva les yeux dans la direction d’Erwin. Avec plus de délicatesse qu’elle n’en avait jamais eu, elle prononça son nom. Ce dernier croisa alors enfin son regard et Alexis failli perdre pied. Dans ses iris, il n’y avait aucune crainte, seulement de la confusion. Erwin ne savait pas ce qu’il s’était passé pendant deux mois.

Pire.
Erwin ne savait pas qu’il s’était écoulé deux mois depuis qu’il était parti.

« Oui ? »

Alexis eut envie de rire. De hurler de rire. Pendant que tout le monde le pensait mort, Erwin était probablement coincé dans l’une de ces boucles temporelles qui ralentissait le temps autour de soi. L’amertume teinta les lèvres d’Alexis qui pouvait presque sentir la colère lui piquer les yeux. La colère, la rage, la haine… Puis tout ceci disparut. Alexis se blottit contre Erwin. De tous les scénarios possibles, celui-ci était le mieux, finalement.

Erwin n’avait rien.
Erwin n’avait jamais rien eu.
Erwin n’avait vécu que quelques instants dans le Labyrinthe.
Erwin allait bien.

Alexis pris une profonde inspiration. Elle se délecta de l’odeur qui se dégageait d’Erwin, qui la rassurait autant que ça lui donnait de la force. Puis, doucement, elle recula pour croiser de nouveau le regard du fils de Poséidon. De sa main droite, elle vint lui caresser la joue. Elle laissa courir ses doigts le long de sa tempe puis dans ses cheveux.

« Ne panique pas Erwin… »

Cette simple phrase pouvait faire paniquer n’importe qui, finalement. Elle le vit dès l’instant où ils quittèrent ses lèvres : une étincelle d’inquiétude se glissa dans les yeux d’Erwin. Elle ne pouvait néanmoins pas se taire maintenant alors elle continua malgré tout, essayant de trouver les mots justes.

« Je me souviens très bien de tout ce qu’il s’est passé à ce… à ce moment. Je me souviens de Bubulle. Des entraînements. Des balades. Cet été passé à tes côtés était fantastique, j’aurai bien du mal à l’oublier… »

Alexis laissa retomber sa main le long de son corps et chercha celle d’Erwin. Elle glissa ses doigts au creux des siens, cherchant comment formuler la suite sans être trop brusque. Finalement, les mots sortirent d’eux-mêmes :

« Mais Erwin… on est en automne. »

L’information, même avec toute la douceur du monde, claqua dans l’air comme un fouet. Le monde devint silencieux. Complètement silencieux. C’était à peine si Alexis pouvait entendre sa propre respiration ou ses propres battements de cœur. Elle chercha les yeux d’Erwin, ceux qui s’étaient perdus dans le vague. Elle pressa ses doigts contre sa main. Puis elle ajouta dans un souffle :

« La Grande quête… c’était il y a deux mois. »

Les secondes durant lesquelles Alexis resta silencieuse en fixant Erwin de son regard indéchiffrable décidèrent de s'arrêter. Le fils de Poseidon ne savait pas ce que la sang-mêlé voulait lui dire et il était partagé entre l'envie de savoir et l'envie de rester dans cette attente mise en pause, sans avoir de réponse. Puis Alexis se cala contre lui avec douceur. Que se passait-il dans sa tête ? Le temps avait cessé de s'écouler, il y avait seulement Alexis, sa main sur la joue d'Erwin, sa présence était la seule certitude qui ne commençait pas tout doucement à se transformer en poussière dans l'esprit du demi-dieu.

"Ne panique pas, Erwin..."

Il y avait sûrement très peu d'ordres plus difficiles à suivre que celui-là. Erwin s'efforça de ne pas paniquer. Il n'y avait pas de raison si Alexis le lui disait... mais pourquoi fallait-il le prévenir si rien n'était inquiétant ? La désagréable sensation d'un séisme à venir se faufila dans tout le corps d'Erwin. Et ces secondes qui ne voulaient pas avancer ! La douceur des caresses d'Alexis était la seule attache à laquelle le fils de Poseidon pouvait encore s'accrocher pour ne pas imaginer le pire.

"Je me souviens très bien de tout ce qu'il s'est passé à ce… à ce moment. Je me souviens de Bubulle. Des entraînements. Des balades. Cet été passé à tes côtés était fantastique, j'aurais bien du mal à l'oublier…"

La sensation ne disparut pas. Pourquoi tant de précautions s'il n'y avait que ça à annoncer ? Erwin se crispa légèrement, comme préparé à subir le choc d'un coup imprévu. Mais ?

"Mais Erwin… on est en automne."

Le monde s'effondra. Erwin tourna la tête. La fenêtre de la chambre devint soudain une porte vers cette réalité qui lui avait échappé entre son séjour en infirmerie et son arrivée dans la Grande Maison. La lumière éclatante qu'il avait perçue après son aventure dans la grotte n'était que le reflet d'un soleil bas sur des feuilles orangées. Les arbres étaient déjà presque entièrement dénudés dehors, derrière cette vitre froide. Un vent qui sifflait comme le font les bises froides d'hiver agitait leurs branches grises. Un groupe d'oiseaux passa dans le ciel, formant un V : des oiseaux migrateurs s'en allant vers des régions plus chaudes. Cette réalité morne explosait au visage d'Erwin.

"La Grande quête… c'était il y a deux mois."

Deux mois. Les mots claquèrent dans l'air. Deux mois ? Non, pas deux mois, quatre, cinq, huit jours peut-être. Pas deux mois !
Deux mois qu'il était parti du Camp Jupiter. Deux mois qu'il avait été séparé d'Alexis. Qu'elle avait été séparée de lui. Depuis combien de temps était-elle revenue ? Combien de temps l'avait-elle attendu ? Lorsqu'Elliot lui avait dit que la fille d'Arès le croyait mort, Erwin aurait pu en rire. L'idée lui paraissait hâtive, exagérée. Plus maintenant. Alexis n'avait pas eu de nouvelles de lui alors qu'elle, comme certainement d'autres demi-dieux, était sortie du Labyrinthe. Personne n'avait eu de nouvelles.

La situation se retrouvait inversée. Erwin pensait qu'Alexis avait oublié les deux derniers mois, mais c'était lui qui n'en avait aucun souvenir. De tous les dangers, tous les pièges qu'il avait envisagés dans le Labyrinthe, le fils de Poseidon n'avait pas pensé à celui-là. Le ralentissement du temps. Il avait l'impression qu'on lui avait injustement volé du temps et des souvenirs. Que devait penser Alexis ? C'était comme lui imposer ces deux mois interminables, la forcer à avancer alors qu'Erwin était resté derrière, dans ses heures, ses journées tout au plus, qui s'étiraient indéfiniment.

"Alors ça fait deux mois que tu crois... que..."

Le regard d'Erwin se perdit dans une brume qui lui cacha la vision de la fenêtre, ses mots s'évanouirent dans le silence. Le sang-mêlé sentait le monde tourner autour de lui. Et au centre, il y avait Alexis. Alexis toujours contre lui, qui le retrouvait enfin après une douleur sans fin. Le fils de Poseidon referma ses bras autour d'elle avec force, enfouit son visage dans ses cheveux.

"Désolé Alexis. Je suis désolé, pardon. J'ai cru que tu t'étais inquiétée sans raison, pardon. J'avais pas conscience de tout ce temps, je suis resté enfermé deux jours dans une grotte, je pensais pas que c'était... Pardon, pardon, pardon !"

Les mains d'Alexis déversèrent encore leur douceur sur le fils de Poseidon qui s'y raccrochait comme si son corps avait soudain conscience d'avoir manqué de contact durant deux mois. Le demi-dieu posa son front contre celui de la fille d'Arès.

"Je ne te laisserai plus jamais attendre deux mois, je te le promets."

Le silence qui fit écho aux paroles d’Alexis était étouffant. La fille d’Arès se sentait presque de trop dans cette atmosphère pesante. Elle ne savait pas quoi faire de ses mains, de ses yeux, de son corps. Elle avait envie de rassurer Erwin, de lui dire que c’était pas grave, mais aucun mot ne se glissait en-dehors de ses lèvres. De toute façon, quel bien Alexis aurait pu faire après cet aveu ? Erwin avait besoin de réfléchir, pas qu’on le noie sous des mots inutiles.

Au bout d’une éternité, Alexis osa lever son regard vers Erwin. Ce dernier fixait la fenêtre comme s’il espérait avoir des réponses à toutes les questions qui tournaient dans son esprit. De nouveau, Alexis eut cette envie impulsive de le protéger du reste du monde. Elle avait envie de se lever, de tirer les rideaux, de s’enfermer dans le noir avec Erwin et de ne plus jamais voir le monde extérieur.

« Alors ça fait deux mois que tu crois... que... »

Alexis se mordit la lèvre, seul moyen qu’elle possédait pour s’empêcher de fondre en larme. Elle prit une profonde inspiration, puis elle expira longuement en fixant la main droite d’Erwin. Elle posa son front contre l’épaule du fils de Poséidon et tenta de calmer les battements de son cœur. Ce n’était pas le moment de faiblir, vraiment pas.

Les bras d’Erwin se renfermèrent soudainement sur elle, la plaquant encore plus contre lui. Maladroitement, elle tenta de lui rendre son étreinte mais Erwin la serrait si fort et – paradoxalement – avec tant de fragilité qu’elle osait à peine respirer.

« Désolé Alexis. Je suis désolé, pardon. J'ai cru que tu t'étais inquiétée sans raison, pardon. J'avais pas conscience de tout ce temps, je suis resté enfermé deux jours dans une grotte, je pensais pas que c'était... Pardon, pardon, pardon ! »

Les mots qu’Alexis auraient pu prononcer se perdirent dans sa gorge. Incapable de savoir quoi dire pour soulager la peine qui submergeait le fils de Poséidon, Alexis caressa distraitement son dos. C’est pas grave, hurlait ce geste, c’est passé. Erwin recula alors légèrement et posa son front contre celui d’Alexis.

« Je ne te laisserai plus jamais attendre deux mois, je te le promets. »

Alexis ferma les yeux pour se délecter de cette promesse qu’elle savait impossible à tenir. Ils étaient des demi-dieux après tout. Si cette expérience avait rappelé à Alexis une chose, c’était que la vie des sang-mêlé était aussi éphémère que l’était la mort des monstres. Pourtant, pendant un court instant, elle se laissa convaincre par Erwin. Je ne te laisserai plus jamais attendre deux mois, je te le promets.

Alexis décida de chasser les larmes qui se formaient sous ses paupières closes et, lorsqu’elle rouvrit les yeux, il était presque impossible de lire toute la tristesse qui y avait élu domicile quelques minutes plus tôt. Au lieu de ça, Alexis laissa d’autres émotions éclater : la douceur, l’empathie, l’amour.

« Tout ce qui compte, c’est que tu sois là maintenant. Le reste, je m’en fiche. »

Alexis préféra taire son passage à l’infirmerie et ses blessures quasi-mortelles. Ce n’était pas le moment de remuer le couteau dans la plaie. Alexis afficha donc un sourire sincère et tendre avant de déposer ses lèvres sur celles d’Erwin. Le baiser ne dura qu’un instant mais une vague de chaleur s’empara du corps d’Alexis. Lorsqu’elle recula, elle planta son regard dans celui d’Erwin avec une étincelle de malice.

« Je pense qu’il y a encore une personne que tu dois voir. Et il se trouve dans ton bungalow. »

Alexis n’était pas persuadée que Bubulle reconnaisse Erwin mais au moins peut-être que cela remontra le moral au fils de Poséidon.

"Tout ce qui compte, c'est que tu sois là maintenant. Le reste, je m'en fiche."

Erwin se serra un peu plus contre Alexis comme pour s'attacher à elle pour toujours. Il y eut un silence. Un très court silence pendant lequel le fils de Poseidon profita simplement du contact d'Alexis contre lui, oubliant tout le reste. Il aurait pu s'écouler des heures ainsi. Mais les lèvres de la fille d'Arès le ramenèrent à la réalité en se posant sur les siennes. Un frisson de plaisir le traversa d'un seul coup et son regard croisa celui d'Alexis, qui pétillait pour une raison inconnue.

"Je pense qu'il y a encore une personne que tu dois voir. Et il se trouve dans ton bungalow."

Erwin fut surpris. Les occupants de son bungalow qui avaient eu envie de le voir étaient passés la veille, bien que pas très longtemps. Et ceux qui n'étaient pas venus... Il n'y avait plus Alex. Il n'y avait plus Aqua. A moins qu'un nouveau descendant de Poseidon rêvant de faire la connaissance d'un demi-frère ne soit arrivé à la Colonie, Erwin ne voyait pas de qui Alexis pouvait bien parler.

"J'ai déjà vu les autres, tu sais..."

La fille d'Arès ne quitta pas Erwin des yeux. Sans cesser de sourire, elle se leva. Silencieusement. Erwin la suivit, se prêtant au jeu. Les demi-dieux sortirent de l'infirmerie, passant sous le regard inquisiteur d'un soignant qui ne posa pourtant aucune question, puis de la Grande Maison. Alexis marchait d'un pas légèrement hésitant, plus lent qu'avant. Le fils de Poseidon allait au même rythme qu'elle. Elle avait dû prendre de sacrés coups aux jambes pour être encore si affaiblie...

En entrant dans le bungalow des enfants de Poseidon, Erwin vit tout de suite de qui Alexis voulait parler. Il la planta dans l'encadrement de la porte pour se précipiter vers le coin où était son lit et

"BUBULLE !"

Le minuscule poisson rouge était en train de fouiller le dessous d'une plante dans son aquarium. Il releva les yeux et laissa échapper trois bulles de sa bouche ronde lorsqu'Erwin se pencha vers lui. Le demi-dieu n'avait aucune idée de qui avait pensé à déplacer le poisson du baraquement romain à la Colonie, mais il n'avait aucun doute sur le fait que les autres occupants du bungalow s'étaient bien occupés de lui. L'aquarium était plus grand le fond était garni de cailloux et coquillages, quelques plantes - des vraies apparemment - donnaient un peu de couleur à l'environnement de Bubulle et la petite commode sur laquelle était posé ce bocal était aussi décorée qu'un autel divin. Quoi de mieux pour un poisson que de se retrouver entouré d'enfants de la mer ?

Erwin s'assit sur le lit vide pour faire des papouilles à son poisson à travers la vitre de l'aquarium. Alexis vint le rejoindre et se laissa tomber sur le matelas. Le fils de Poseidon s'extasia durant plusieurs minutes de tout le bonheur qu'avait dû vivre Bubulle dans sa nouvelle maison et du fait que c'était tout de même incroyable qu'il n'ait pas changé en deux mois et qu'il avait l'air d'être bien nourri et que ç'avait été une merveilleuse idée de l'amener ici et... Au bout d'un moment, ses pensées cessèrent de tourner autour de son petit poisson qui le fixait d'un air que sa tache sombre au-dessus de l'oeil rendait perplexe. Il n'avait pas changé en deux mois. Deux mois, toujours ces deux mois.

Le sang-mêlé se redressa et glissa un bras le long des épaules d'Alexis pour la rapprocher de lui. Du bout des doigts, il caressait le haut de son bras. Elle lui semblait beaucoup plus mince qu'avant. Peut-être pas comme si elle avait été mal nourrie, peut-être pas comme si elle avait été maltraitée durant des jours et des jours. Plutôt comme si elle avait cessé tout entraînement depuis... C'était ça qu'il lui manquait pour coller à l'image de l'Alexis d'avant. Des muscles. Est-ce qu'elle était donc restée inactive depuis qu'elle était rentrée du Labyrinthe ? Comment était-ce possible qu'elle n'ait toujours pas retrouvé sa forme d'origine ?

"Dis, Alexis..."

Erwin se racla la gorge. Elle était sèche, comme s'il avait épuisé toute sa réserve de parole en parlant de Bubulle.

"Ca fait deux mois que tu es à l'infirmerie ?"

Et la seule réponse qu'il avait envie d'entendre, c'était non. Il voulait savoir que non, qu'Alexis avait été en pleine forme et se retrouvait dans une chambre, sur un lit, entourée de médecins juste à cause d'un événement récent. Qu'elle n'avait eu aucune blessure, aucun traumatisme, aucune douleur et aucune peur. Mais elle revenait du Labyrinthe, elle aussi...

Erwin se rapprocha encore d'elle en continuant d'espérer qu'elle dirait non.

« BUBULE ! »

Le cri d’Erwin perça douloureusement les tympans d’Alexis mais le bonheur d’Erwin le valait bien. Le petit poisson, quant à lui, semblait peu sensible aux émois de son maître. Ce dernier se dandinait de partout en admirant le travail de ses frères et sœurs pour honorer ce brave petit poisson rouge. En effet, depuis son arrivée à la Colonie – supposément conduit par Elliot –, Bubulle avait été choyé. Il avait reçu un aquarium bien plus grand, lui permettant de nager à sa guise, des véritables plantes décoratives et un régime alimentaire des plus stricts pour le maintenir en forme. De plus, il avait été posé sur une commode qui avait plus du mini-Temple que de la simple armoire. Bubulle était sûrement plus vénéré ici qu’Apollon dans certains Bungalows.

Malgré le poids imposant de l’aquarium, Erwin n’eut aucun mal à le déplacer sur ses genoux pour faire des papouilles à l’animal à travers la vitre. Alexis, quant à elle, se laissa tomber sur le matelas avec à peu près autant de grâce qu’une baleine échouée sur la plage. Malgré ses exercices quotidiens pour reprendre le contrôle sur son corps meurtri, Alexis peinait encore à faire quelques mouvements basiques. Marcher de la Grande Maison jusqu’au Bungalow des Poséidon à un rythme décent faisait partie des choses qui lui étaient devenues difficiles. Une pause était plus que bienvenue.

Au bout de plusieurs minutes d’intense conversation silencieuse entre Bubulle et Erwin, ce dernier se décida à reposer son animal préféré. Doucement, il glissa un bras sous l’épaule d’Alexis pour l’attirer vers lui. La fille d’Arès ne fit aucun effort pour l’en empêcher et une moue presque triste se dessina furtivement sur ses lèvres quand elle se rendit compte de la facilité avec laquelle Erwin venait de la déplacer. Il fallait vraiment qu’elle reprenne ses exercices de musculation… Jamais Alexis n’avait eu autant l’impression d’être un pantin que maintenant. Elle détestait ça.

« Dis Alexis… »

La voix d’Erwin ancra Alexis au présent. Elle leva des yeux interrogatifs vers Erwin, lâcha un faible « Hm ? » pour le pousser à continuer sur sa lancée. Le fils de Poséidon se racla la gorge puis continua sur sa lancée, une étincelle de tristesse constellant ses iris.

« Ça fait deux mois que tu es à l'infirmerie ? »

La respiration qu’Alexis était en train de prendre se bloqua dans sa gorge. Pendant une longue seconde, elle fut tentée de mentir, de dissimuler la vérité. Pour autant, alors que les yeux d’Erwin se perdaient dans les siens, une supplication muette dessinée sur ses lèvres. Alexis ouvrit la bouche puis la referma avant de détourner son regard sur Bubulle. Le petit poisson continuait de tourner en rond dans son aquarium, insensible aux émotions qui se déchaînaient autour de lui. Alexis reporta son attention sur Erwin.

« Seulement un mois et demi. Courte pause. Je suis revenue au bout de quinze jours. »

Le silence ne trouva d’écho que dans les battements du cœur d’Alexis. Elle pouvait sentir l’inquiétude d’Erwin dans son souffle, dans ses bras qui se resserrèrent un peu plus, dans sa poitrine qui se soulevait avec douleur. Alexis n’avait jamais été douée pour réconforter les gens, et encore moins ceux qu’elle aimait. Alors elle se contenta de faire ce qu’elle savait faire plus ou moins. Elle resserra ses doigts autour de ceux d’Erwin et tenta d’effacer le passé :

« Ça va mieux maintenant alors c’est pas grave, tu sais. C’est le présent qui compte. Tu es là. Je suis là. Le reste importe peu. »

Le silence semblait peser des tonnes, avalait le moindre son de respiration, s'insérait dans chaque millimètre d'air vide autour d'Erwin.

"Seulement un mois et demi."

Les mots avaient réussi à crever le brouillard pour se frayer un chemin jusqu'aux tympans du demi-dieu. "Seulement" et "un mois et demi" n'allaient pas ensemble. Ils se tenaient la main sans avoir rien à faire ensemble. Erwin ne voulait pas les croire tous les deux. Il voulait bien écouter le premier et l'assembler avec autre chose comme "seulement deux jours", "seulement une heure"...

"Je suis revenue au bout de quinze jours."

Ces paroles finirent d'ancrer le fils de Poseidon dans la dure vérité qui s'exposait à lui. Alexis avait passé deux semaines à probablement souffrir dans le Labyrinthe, et elle était revenue suffisamment amochée pour être consignée à un lit d'infirmerie pendant plus d'un mois. Cette idée était à la fois horriblement douloureuse et terriblement inimaginable. Des images défilaient devant lui, des images de monstres, de pièges, de blessures. Les images défilaient sans qu'il tente d'en attraper une seule. Il ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui était arrivé à Alexis durant les deux premières semaines, mais il ne voulait pas le savoir. Il ressentait pourtant ce besoin de le demander.

Alexis était tombée dans un piège avec Poppy. Erwin n'avait pas eu de nouvelles de Poppy, il n'en avait pas vraiment demandé, d'ailleurs. Elle était revenue, elle aussi, c'était à peu près tout ce qu'il savait. Est-ce qu'elle avait eu droit à un passage prolongé par l'infirmerie, elle aussi ? En imaginant les deux demi-déesses entourées de médecins jour et nuit pendant un mois, le fils de Poseidon s'estima presque heureux d'avoir seulement subi l'exploration de la grotte en compagnie de Solan. Si c'était lui, le pire désagrément que le Labyrinthe lui ait offert, il pouvait bien reconnaitre qu'il avait de la chance. Une chance qui aurait pu lui épargner un chien des Enfers, mais ç'aurait été trop beau...

Les doigts d'Alexis se resserrent autour de ceux d'Erwin.

"Ça va mieux maintenant alors c'est pas grave, tu sais. C'est le présent qui compte. Tu es là. Je suis là. Le reste importe peu."

Le sang-mêlé n'était pas d'accord. Une fois de plus, il avait l'impression que le passé lui échappait, qu'on le lui volait, qu'on le lui arrachait des mains. Il devait combler un vide de deux mois dans ses souvenirs, dans sa vie. Il devait se faire à l'idée que des choses s'étaient passées sans qu'il en ait eu connaissance, comme s'il était amnésique et qu'il regardait le monde évoquer des choses qu'il était censé savoir.

Peut-être qu'il pouvait justement essayer. Tenter de récupérer quelques moments déserteurs de la vie qui l'entourait. Mine de rien.

Serré contre Alexis, le nez enfoui dans son cou, son coeur près du sien, Erwin inspira plus calmement. Il laissa son pouce former des petits cercles de douceur sur la peau de la fille d'Arès, le regard perdu sur un point invisible des draps du lit.

"Qu'est-ce que j'ai raté, pendant deux mois ?"

Elle avait le choix. Il espérait qu'elle lui explique ce qui s'était passé au tout début, avant même qu'elle ressorte du Labyrinthe. Mais elle pouvait choisir. Il voulait aussi savoir que la vie avait repris son cours normalement à la Colonie, que des demi-dieux avaient continué à vivre leurs journées habituelles. Elle avait le choix de ce qu'elle allait lui dire du moment qu'elle lui donnait l'impression d'avoir des souvenirs.

Avait-elle fait le bon choix en faisant celui d’effacer le passé ? Alexis sentit le corps d’Erwin se presser un peu plus sur le sien, comme s’il voulait s’assurer qu’elle était bien là. Est-ce qu’il souffrait plus de ce qu’il avait manqué ou du silence d’Alexis sur ce qu’il s’était passé ? La fille d’Arès était incapable de le dire, incapable de le savoir. Quelque part, elle aurait aimé être dans la tête d’Erwin juste pour comprendre ce qu’il ressentait. Était-ce un ouragan de culpabilité, un syphon de tristesse ou une brise de soulagement de voir que tout allait bien ?

« Qu’est-ce que j’ai raté pendant deux mois ? »

Le cœur d’Alexis se serra. Pourquoi Erwin ne pouvait-il pas se contenter du présent, ce qu’il y avait maintenant ? Pourquoi voulait-il remuer le passé au point de s’en faire mal ? Alexis aurait aimé le serrer si fort dans ses bras qu’il en oublierait le reste. Malheureusement, ce n’était pas possible alors elle tenta une autre approche.

« Il y a eu du changement chez les Chasseresses. Les Athéna ont perdu pour la première fois Capture l’étendard depuis des mois. Et– »

Alexis sentit que ce n’était pas la bonne approche. Elle le sentait sans le voir, alors qu’Erwin restait immobile, ne réagissant pas vraiment à ce qu’elle disait. Est-ce qu’il l’écoutait attentivement ? Est-ce qu’il espérait autre chose ? Alexis se mordit la lèvre et tenta une nouvelle tactique :

« C’est Artemisia qui a ramené Bubulle. Quand elle a remarqué que tu revenais pas, elle a voulu retourner dans le Labyrinthe elle-même malgré ses blessures. Plutôt que de faire ça, elle a ramené Bubulle et a investi dans un meilleur aquarium en précisant que t’étais vraiment nul de l’avoir laissé dans un truc aussi petit. Elle a coaché plusieurs personnes pour s’occuper de Bubule de façon décente puis a fait jurer à tout le monde de ne jamais parler de son implication dans l’éducation de ton poisson rouge. »

Cette fois, Erwin était plus attentif. Il avait relevé la tête et fixait Alexis. Un sourire amusé s’étira d’ailleurs sur les lèvres de la sang-mêlé devant la question muette d’Erwin :

« Je faisais pas partie des gens à qui elle a fait jurer quoique ce soit, donc je peux en parler librement. Et puis… comparé aux autres, elle me fait pas peur alors c’est pas grave si elle sait que j’ai balancé. »

Alexis haussa les épaules, comme si la perspective du courroux d’Artemisia ne l’affectait pas. En réalité, les deux jeunes filles avaient une relation si particulière qu’il n’y avait aucune raison pour que la fille d’Athéna vienne voir celle d’Arès, d’autant plus pour l’engueuler pour une histoire de poisson rouge. Non, dans tous les cas, Artemisia avait d’autres chats à fouetter à commencer par celui dénommé Kyle.

« De toute façon, je tiens l’information d’Elliot et il est intouchable. Tout le monde l’aime beaucoup trop, même Artemisia au cœur de pierre. »