Le feu de camp traditionnel, porté quasiment tous les soirs par Apollon lui-même, était une tradition un peu floue pour June. Jusque-là, elle avait toujours refusé d’y mettre les pieds, tout simplement. Après tout, quel intérêt à se mélanger à la plèbe si elle refusait de faire partie de cette communauté ? Les événements des derniers mois avaient, évidemment, changé la donne à leurs façons. June s’impliquait davantage à la Colonie. Elle avait teint les cheveux de Korain. Elle avait entraîné Peter. Néanmoins, les feux de camp restaient hors-limites pour elle.

Ce soir faisait exception. Ces derniers jours, June avait observé de loin le feu de camp, perché sur un arbre comme un petit écureuil. Finalement, après avoir hésité pendant un long moment, elle avait décidé de se mélanger aux pensionnaires. Discrètement, elle se glissa sur le haut des marches de l’Amphithéâtre et écouta les chansons d’Apollon, tout en observant les autres. Certains pensionnaires chantaient en osmose avec le co-directeur alors que d’autres en profitaient pour parler un peu avec leurs amis. L’atmosphère était chaleureuse, si chaleureuse que June se laissa porter par elle. Bientôt, les yeux fermés, elle se laissait imprégner par la musique d’Apollon et les chuchotements des pensionnaires inattentifs.

Finalement, alors que 22h s’approchait, le temps de l’amusement était fini. Chacun, traînant la patte à sa façon, rejoignit son propre bungalow. Bientôt, il ne restait plus que quelques âmes vagabondes, surtout des romains et quelques chasseresses, qui profitaient du calme retrouvé. Le regard de June fut alors attiré par une chevelure qui reflétait parfaitement celle du feu de camp. Pour une raison qui lui était encore inconnue, June était incapable de détacher son regard de la rouquine. Elle lui semblait à la fois familier et… étranger. June plissa les yeux puis décida de descendre de ses marches pour s’approcher de l’inconnue – qui n’en était pas vraiment une.

Enfin, à la lumière de la lune et du feu, June put détailler les traits de la jeune femme. Il ne fallut que quelques secondes à la Chasseresse pour comprendre qu’il s’agissait de Rhylan. Ou d’une très bonne copie vieillie. Rhylan avait été une Chasseresse pendant quelques années. Elle avait rejoint les rangs d’Artémis lors d’une mission à laquelle June n’avait pas participé. Lorsque les groupes s’étaient rejoints, June avait dû prendre Rhylan sous son aile pour lui apprendre le maniement de l’arc. Loin d’être mauvaise, la rouquine avait même réussi à impressionner June lors de certains de leurs entraînements.

Même si elle était d’un naturel solitaire, June ne repoussait pas l’amitié des Chasseresses et Rhylan n’avait pas fait exception. Elles n’étaient pas devenues les meilleures amies du monde mais June avait apprécié chaque moment passé avec elle. Jusqu’au jour où, en revenant d’une mission, Rhylan avait quitté les Chasseresses. Cela avait peiné June plus que raison – elle s’en était remise, bien évidemment. June n’avait jamais pu lui dire au revoir, mais n’était-ce pas la cruauté de la vie, finalement ?

Le regard de la rouquine croisa celui de June et il y eu un instant de flottement. C’était comme revoir un bout du passé devant elle et, pour la première fois depuis qu’elle était arrivée à la Colonie, June ne savait pas quoi dire. Une seconde. Deux secondes. Trente secondes. Le silence était infini.

Finalement, June secoua la tête et plissa les yeux. Une seule question tournait en boucle dans sa tête et elle réussi enfin à reprendre assez le contrôle de son corps pour la prononcer à voix haute :

« Rhylan ? »

« June ! Par tous les Dieux ! »

Rhylan avait toujours été une jeune fille enjouée, dynamique – voire un peu trop. Comme son paternel, l’ancienne Chasseresse avait toujours été une pile électrique qu’il n’était pas facile de canaliser en-dehors des missions. Pourtant, June avait réussi – parfois – lors de différents entraînements. Dès qu’il s’agissait de gagner, Rhylan devenait intransigeante que ce soit avec elle-même ou les autres. C’était une qualité que June possédait aussi, ce qui en faisait une alliée parfaite. Néanmoins, en-dehors de ces circonstances-là, Rhylan redevenait une jeune fille intenable. June avait appris à vivre avec. Elle avait même appris à trouver ça mignon.

Pourtant, alors que la Rhylan du passé se superposait avec celle du présent, June se sentait gênée. D’autant plus lorsque l’ancienne Chasseresse passa ses bras autour de June. Un drôle de frisson remonta le long de l’échine de June qui, en plus de ne pas être spécialement tactile, était toujours coincée dans la surprise de voir Rhylan ici, adulte, vivante… et surtout, toujours pareil qu’avant. Ce mélange laissait un goût amer dans la bouche de June qui ne rendit pas son étreinte à la rouquine.

Enfin, Rhylan recula. Elle souriait toujours. Elle débordait toujours d’énergie. Elle était toujours la même. Mais différente. June avait dû mal avec tout ça. Elle avait perdu Rhylan si brutalement et elle la retrouvait avec autant de violence. Finalement, à l’image de la foudre qui déchire le ciel sans crier gare, Rhylan allait et venait dans la vie de June sans prévenir.

« Par la déesse, qu’est-ce que tu fais ici ? Où est-ce que tu te cachais pendant tout ce temps, petite cachottière ! »

June ouvrit la bouche comme pour parler alors qu’une moue boudeuse se dessinait sur les lèvres de Rhylan. Une partie de June avait envie de lui crier dessus, de lui en vouloir de n’avoir jamais dit au revoir, d’être partie sur un coup de tête sans prévenir… Mais la partie plus raisonnée de June se contentait juste d’être déçue, d’être triste. Qu’attendre d’autre d’une fille de Jupiter ?

« Je fais comme les autres Chasseresses, je reste ici pour surveiller qu’Apollon n’aggrave pas son cas. »

June, bien que froide, ne pouvait s’empêcher de sentir une étincelle de chaleur dans son cœur. Il s’agissait de Rhylan ! Elle lui avait appris le tir à l’arc, elle l’avait vu grandir – métaphoriquement parlant, évidemment – et elle l’avait considérée comme sa sœur… June ajouta alors :

« Et toi ? Qu’est-ce que tu fais ici ? »

Cette fois, June avait été un peu moins froide, un peu moins distante. Il y avait toujours cette légère tension dans sa voix mais rien de dramatique. Ce n’était pas comme si June était connue pour sa chaleur dans tous les cas…

Un court instant de silence se glissa entre les deux guerrières. Ce silence permit à June de remettre de l’ordre dans ses idées. Elle avait envie d’ausculter Rhylan sous les coutures, comme pour s’assurer qu’elle avait bien la vraie devant ses yeux. Elle avait envie de comprendre comment ce corps figé dans le temps avait pu reprendre si naturellement le cours de sa croissance, comment tout cela fonctionnait. Quelque part, June avait cette peur irréelle qu’un jour, si elle redevenait mortelle, son corps compenserait la perte d’immortalité en se transformant en poussière – c’est-à-dire, l’état dans lequel June aurait dû se trouver aujourd’hui. Un frisson glacial remonta l’échine de la Chasseresse à cette pensée.

Enfin, la voix de Rhylan ancra de nouveau June dans la réalité. Ce n’était ni le moment de se questionner sur l’immortalité des Chasseresses, ni le moment d’ausculter Rhylan. L’Amazone qui se dressait devant June était indéniablement la même Chasseresse qui était partie du jour au lendemain sans explication.

« Ma curiosité m’a poussé jusqu’ici. »

June dû se faire violence pour ne pas laisser un sourire crispé se dessiner sur ses lèvres. Évidemment que c’était la curiosité qui l’avait attiré ici, tout comme c’était ça qui lui avait fait rompre le Serment. Quoi d’autre ? Rhylan avait toujours été une enfant impulsive et rongée par le défaut de Pandore. C’était un miracle qu’elle ne soit capable de rester à la Colonie plutôt que d’explorer les ruines mayas d’Amérique du Sud.

« Je n’ai connu que le Camp Jupiter à l’origine. Et puis on a eu du changement chez les Amazones, c’est comme ça que j’ai entendu parler de la Colonie ! »

June haussa légèrement un sourcil de surprise. Elle avait complètement effacé de sa mémoire que Rhylan était romaine avant tout – bien que tout ce concept-là lui échappe. Le fait que toute cette Colonie soit nouveau pour l’ancienne Chasseresse expliquait pourquoi elle était toujours ici plutôt que dans des pyramides mayas. Le regard que Rhylan lançait autour d’elle rappelait à June la jeune légionnaire qu’elle avait recueilli des années plus tôt. Un regard qui brillait d’excitation et d’impatience. Ce même regard qu’elle avait dû afficher en rejoignant les Amazones. June avait bien dû mal à dissimuler l’amertume qui la rongeait.

« Mais du coup, je fais aussi des rapports aux Amazones. Tout le monde y gagne quelque chose finalement. »

June hoche la tête d’un air entendu. Rhylan n’était pas la seule à être à la Colonie pour faire de la reconnaissance. June était dans le même bateau, à la différence près qu’elle n’éprouvait aucune excitation à l’idée d’être là. Elle s’était, bien entendu, faite à l’idée, à force de temps et de rencontres, mais cela ne changeait pas les faits : si June avait eu le choix, elle n’aurait jamais mis les pieds ici.

« Et ça va avec Apollon, il ne vous file pas trop souvent entre les doigts ? »

June haussa les épaules. Apollon était plutôt sage. Évidemment, il devait de temps en temps être rappelé à l’ordre car il agissait avec arrogance et narcissisme avec certains pensionnaires et le favoritisme envers ses enfants était mal vu, mais il avait appris, comme June, à se faire à la Colonie.

« Je pense qu’il devait être plus imbuvable la première année. Il a appris, comme tout le monde, à se plier aux règles de la Colonie. On raconte même que Chiron lui laisserait prendre certaines décisions, alors t’imagine bien que le progrès est là… »

Un demi-sourire amusé s’était dessiné sur les lèvres de June qui, pendant un instant, se retrouvait réellement avec la Rhylan qu’elle connaissait. Ce sourire s’évapora aussi vite que la réalité lui revint à l’esprit. June retrouva son air froid de d’habitude.

« Enfin bon, ce n’est plus vraiment Apollon la cible numéro une. Il est évidemment dans les priorités, mais Artemis – comme tes supérieures je pense – nous demande plutôt de regarder… d’autres choses. »

Le Tortionnaire par exemple. L’état de santé des anciens kidnappés. Pour ce dernier point, June n’était évidemment pas concernée. Elle ne s’approcherait pas de quelqu’un qui a été potentiellement lobotomisé alors que ses connaissances en médecine étaient aussi médiocres.

« Il y a un peu de ça oui... Mon petit côté fouineuse peu parfois se révéler utile, on ne va pas se le cacher. »

June ne put s’empêcher de pouffer de rire. Effectivement, la curiosité de Rhylan était un atout indéniable dans la traque du Tortionnaire. Pour peu qu’elle soit arrivée ici sans aucune connaissance du sujet et qu’elle en soit au même point que June, qui avait été briefée en amont, ne serait surprenant pour personne. Le tout en l’espace de seulement quelques jours, évidemment, Rhylan n’était pas une amateure.

Un court silence enveloppa les deux jeunes filles. June se surprit à se demander ce qu’il se serait passé si Rhylan était restée parmi les Chasseresses. Elle serait venue à la Colonie, comme toutes. Aurait-elle été kidnappée comme Sasha ? Aurait-elle été mortellement blessée comme Morrigan ? L’idée même que ses sœurs aient souffert broyait le cœur de June. Aurait-elle supporté de perdre Rhylan ? June soupira une nouvelle fois. Ce n’était pas avec des « si » qu’elle arriverait à effacer toute l’étrangeté de la situation.

« Je suppose que tu es ici depuis plus longtemps que moi. Tu as déjà remarqué certaines choses ? Un lien entre toutes les victimes peut-être ? »

Un éclair passa dans le regard de June. Elle invita Rhylan à s’assoir avec elle sur les marches de l’amphithéâtre. Cette conversation allait s’avérer plus longue que prévue… au grand bonheur de June qui ne pouvait nier que son affection Rhylan n’avait jamais vraiment disparue. L’idée de faire équipe avec elle, ne serait-ce quelques heures, dans la traque contre le Tortionnaire enchantait grandement la Chasseresse.

« J’ai cru remarquer un certain pattern chez les survivants. En tout cas, certains. De ce que j’ai compris, le Tortionnaire attrapait ses victimes quand elles étaient seules et loin de tous. Rhylan hocha la tête, confirmant à June qu’elle savait déjà tout ça, alors elle enchaîna : Il y a aussi un facteur puissance. Ou en tout cas, intérêt dans la personne. À part quelques exceptions, les victimes survivantes ont toute un aspect… qui peut s’avérer intéressant. Le mot brûlait presque la bouche de June tant il était mal choisi. Que ce soit par les pouvoirs ou la capacité à combattre, il ne semble pas avoir choisi toutes ses victimes par hasard. »

June laissa ses mots flotter dans l’air. Elles étaient maintenant quasiment seules autour du feu de camp. La plupart des pensionnaires étaient retournés à leur bungalow, les harpies ne leur accordaient pas la moindre attention, et seuls quelques romains traînaient encore plus loin. June soupira et s’appuya contre les marches derrière elle :

« Sinon, pour les autres, il semble avoir vraiment agi sans pattern en particulier. Il prenait ce qu’il trouvait, faisait ses tests à la con, et voyait qui survivait ou non. C’est un dérangé. Ses motivations sont assez floues jusque-là. Pourquoi faire des tests ? Pourquoi lobotomiser ? Pourquoi monter les sang-mêlé les uns contre les autres ? Sans distinction grecs-romains, en plus. »

La frustration se lisait sur les traits de June. Il y avait trop de questions sur ce Tortionnaire et si peu de réponse. June soupira de nouveau avant de tourner la tête vers Rhylan :

« Il n’a commis qu’une seule erreur jusque-là et ça été de kidnapper quelqu’un alors qu’une deuxième personne se trouvait dans les alentours. Seuls Apollon et Chiron semblent savoir qui est cette personne et refuse d’ébruiter son nom au cas où il y ait des répercussions. »

… ou des curieux. June n’imaginait sans difficulté que le pensionnaire témoin avait été légèrement traumatisé par les événements. De plus, si les sources de June étaient bonnes, la personne kidnappée n’était très pas très saine d’esprit à la base. Si le nom du témoin était révélé, peut-être que le kidnappé voudrait une vengeance ? Il y avait beaucoup trop d’inconnues dans cette équation et June en était dépitée.

Un court silence s’installa entre les deux guerrières. Chacune plongée dans ses pensées, June en oublia un instant leurs propres différences, trop concentrée sur ce témoin potentiel. Peut-être qu’avec les bons outils ou la bonne personne, quelqu’un pourrait plonger dans les souvenirs du témoin pour en extraire l’image du Tortionnaire ? Certes, toutes les victimes avaient donné une jolie description de la bête, mais peut-être qu’il y avait un détail qui changeait tout et que personne n’avait remarqué, trop obsédé par leur propre terreur ?

« Et si même les plus faibles n'avaient pas été choisi au hasard finalement ? »

June porta sur Rhylan un regard intrigué. Les sourcils légèrement froncés, elle invita silencieusement l’ancienne chasseresse à continuer sur sa lancée. Pourquoi le Tortionnaire aurait-il choisi volontairement des gens plus faibles ? Avant même que Rhylan n’ouvre la bouche, June avait déjà compris son cheminement de pensées et un sourire satisfait se dessina sur ses lèvres.

« Il a peut-être juste voulu comparer les résultats. Quant au témoin, il compte peut-être justement sur les représailles et la curiosité. Histoire de foutre encore le bazar. »

June plongea un peu plus dans ses pensées pendant que Rhylan soupira, sûrement tout aussi dépitée que son ex-collègue par les inconnues dans cette histoire. June avait toujours considéré le Tortionnaire comme un simple fou furieux avec un plan machiavélique encore inconnu. La piste de réflexion de Rhylan offrait une autre perspective. Peut-être que le Tortionnaire voyait les sang-mêlé comme du simple bétail pour des tests allant au-delà d’un simple plan de destruction ?

« J'ai un peu plus de mal à comprendre pourquoi il les monte les uns contre les autres par contre... De ce que j'ai cru comprendre, les relations ne sont pas forcément au beau fixe pour tout le monde entre les grecs et les romains... ça aurait été totalement impensable quand j'étais encore au Camp Jupiter, on aurait jamais pu imaginer que les Dieux jouaient de leur deux facettes ! »

Nouvelle piste de réflexion. Est-ce que le Tortionnaire faisait tout ça pour monter le Camp Jupiter et la Colonie des sang-mêlé les uns contre les autres ? Cela ne ferait aucun sens. Qu’est-ce qu’il y avait à gagner si les grecs et les romains se détestaient ? Le regard de June s’illumina soudainement. Peut-être que la question, au fond, était plutôt de savoir ce qu’il y avait de terrifiant à ce que les grecs et les romains s’entendent si bien…

« Certains ont encore du mal avec le concept greco-romain… Peut-être qu’il essayait de jouer au début sur ça pour répandre le conflit ? »

June fixait le feu de camp qui continuait de brûler, les sourcils froncés. La frustration se lisait sur son visage avec facilité. Il y avait tellement d’inconnue à cette histoire ! June ne savait plus où donner de la tête. Un soupir s’échappa de ses lèvres lorsqu’elle étendit ses jambes devant elle.

« Les motivations ou la personne derrière le masque, tout est flou. Il brouille les pistes, c’est impossible de comprendre ses véritables motivations. Le conflit ? Le chaos ? La domination du monde ? »

June secoua la tête. Tout ceci aurait pu facilement lui donner la migraine. Elle soupira de nouveau avant de reporter son regard sur Rhylan qui semblait toujours plongée dans ses pensées. Un sourire amusé se dessina sur les lèvres de June :

« Je suis sûre qu’il y a de meilleurs repas que ton pouce, tu sais. »

Rhylan avait de nombreux tics quand il s’agissait de se plonger dans ses réflexions, mais son mordillage de pouce restait celui qui amusait le plus June.