Alexis avait pris une nouvelle routine au cours des derniers jours. Tous les matins, quand les rayons du soleil chatouillaient l’horizon, elle allait s’entraîner seule. Ses blessures, bien que cicatrisées, lui avaient laissée des séquelles difficile à guérir complètement. Sa jambe la tirait facilement. Son épaule ressentait plus facilement le poids d’une épée. Alors, la fille d’Arès pratiquait sa propre rééducation à coup d’entraînements solitaires lui arrachant les poumons et le cœur. À chaque fin d’entraînement, Alexis se retrouvait sur la crique du Zéphyr. Au début apaisée par ce lieu si familier, la fille d’Arès s’était vite retrouvée assaillie par ses propres émotions, ses propres souvenirs. Alors, décidée à effacer ses peines, elle s’était réfugiée sur la plage en contre-bas, là où elle n’était jamais allée, là où elle pouvait créer de nouveaux souvenirs.

Les journées d’Alexis s’articulaient autour d’une seule idée : elle ne devait pas craquer. Elle s’entraînait pour oublier la douleur dans son cœur. Elle se réfugiait derrière l’idée qu’elle ne devait pas montrer de signes de faiblesse devant Erwin, car il était celui qui souffrait le plus, afin de ne pas affronter ses propres émotions. Elle se cachait derrière des excuses toutes faites, reculant à chaque fois l’échéance où elle devrait faire face à elle-même. Et cela marchait bien, en général. L’entraînement physique était si douloureux qu’elle oubliait jusqu’à sa propre existence. Être avec Erwin l’apaisait d’une certaine façon, la rendant sourde à ses propres lamentations. Finalement, sans s’en rendre compte, Alexis glissa de nouveau dans cette tourmente où elle aimait tant s’enfoncer, celle où elle s’oubliait, laissant les émotions rugir dans son ventre plutôt que de les laisser s’exprimer.

La journée d’Alexis avait commencé comme toutes les autres. À peine le soleil s’était-il réveillé qu’elle était déjà en train de fendre l’air de la forêt, haletante. Puis, il eût l’appel avec Cal. Celui où elle se rappelait qu’Elliot ne s’était toujours pas réveillé. Celui où elle pouvait se remémorer sans cesse qu’elle l’avait abandonné. Qu’il avait failli mourir car elle n’était pas assez forte pour les protéger tous les deux. Cet appel où elle pouvait faire tomber un tout petit peu son masque car Cal souffrait tout autant qu’elle. Mais ils ne pouvaient pas pleurer, ils ne pouvaient qu’espérer. Alors, comme à chaque fois, leur appel se termina avec Alexis qui demandait à Cal s’il avait besoin qu’elle vienne. Et comme à chaque fois, il répondait que non. Qu’elle ne pouvait qu’attendre.

Alexis était alors restée immobile un moment, seule, devant le lac, le message-iris terminé. Elle avait senti la boule se former dans sa gorge. Elle avait senti son estomac se retourner. Elle aurait pu pleurer si facilement. Elle sentait que son corps entier qui tremblait à cette idée. Mais elle s’était contentée de se relever, d’ignorer cette douleur qui la rongeait de l’intérieur. Elle avait un programme. Elle devait respecter le programme. Alors, remettant son masque, elle était retournée au cœur de la Colonie.

La boule dans sa gorge ne s’était pas tue un seul instant. Telle une ombre au-dessus de sa tête, Alexis pouvait la sentir qui menaçait d’éclater à tout moment. Mais elle avait continué de sourire, d’hocher la tête, d’aider les autres. Elle avait évité quelques connaissances, esquivé des potentielles conversations. Elle avait préféré tourner en rond dans les écuries plutôt que de risquer de craquer. Elle s’était même proposée pour la cueillette de fraises, consciente qu’elle y serait seule. Là encore, elle aurait pu écouter son corps, elle aurait pu choisir de se laisser aller. Mais Alexis s’était contentée de se concentrer sur ces maudites fraises, sous la chaleur étouffante de l’été.

Vers la fin d’après-midi, le ciel s’était couvert, devenant presque noir. Plusieurs personnes parlaient déjà d’aller manger dans le réfectoire interne et d’annuler le match de volleyball. Le microclimat de la Colonie ne pouvait rien faire contre les pluies torrentielles qui se déversaient dans la région certains jours. Alors que tout le monde terminait ses corvées ou se rendait à l’intérieur de le Grande Maison, Alexis retourna près du lac. Comme prévu, il n’y avait personne. Après une longue hésitation, elle lança une drachme en l’air et attendit patiemment que son iris-message rejoigne sa destinataire. Finalement, les traits délicats d’une femme suédoise se dessinèrent et Alexis soupira de soulagement.

« Qu’est-ce que…, commença la femme en plissant des yeux. Oh ! Alexis ! Älskling !
‒ Hej, ma... »

Alexis sourit timidement, à la fois heureuse de voir sa mère et de lui parler, mais aussi complètement écrasée par le poids des sentiments qui lui revenaient en plein visage.

« Désolée, Ana travaille encore… Elle s’interrompit et fronça les sourcils. Qu’est-ce qu’il se passe, Alexis ? »

Les émotions dans la voix de sa mère eurent raison du masque d’Alexis qui céda complètement. La fille d’Arès explosa dans un sanglot douloureux, inondant son visage de larmes. Alexis tremblait, pleurait, le tout sous le regard impuissant de sa mère qui sentait son propre cœur se fendre. Après quelques minutes interminables, Alexis commença enfin à s’exprimer. Alternant entre le suédois et l’anglais, elle expliqua à sa mère tout ce qu’il s’était passé depuis le début. Le départ pour le Camp Jupiter. Le Labyrinthe. La mort. Erwin. Sa disparition. La colère. Le nouveau pouvoir. Le Labyrinthe, encore. Le minotaure. Erwin. Elliot.

Alexis n’aurait su dire quand, mais Ana était arrivée. À elles deux, avec sa mère, elles réussirent à calmer Alexis qui hoquetait de moins en moins. Elle put même calmer sa respiration et essuya grossièrement ses larmes, consciente qu’elle ne faisait qu’inquiéter ses mères en ayant un tel comportement.

« Älskling, ça va aller. Elliot va s’en sortir. Erwin va s’en sortir.
‒ Si j’avais été plus forte, ils auraient pas eu à s’en sortir, ils auraient été bien dès le début ! »

Alexis hurla presque cette phrase, les larmes coulant de nouveau sur son visage. Puis, lessivée par toutes ses émotions, Alexis se laissa tomber en arrière, s’appuyant contre un arbre.

« Je me sens si faible…
‒ Alexis. La voix de sa mère était froide. Arrête de porter le monde sur tes épaules. Rien n’est de ta faute. Puis, elle s’adoucie. Ce n’est pas ta faute. Tu n’es pas faible. Tu ne l’as jamais été. »

Alexis pouffa de rire au moment où l’orage gronda. Un éclair zébra le ciel et Alexis dû mettre fin l’appel, promettant de rappeler le lendemain, expliquant qu’elle devait se mettre à l’abris. Mais une fois l’iris-message terminé, Alexis ne bougea pas. Elle se replia complètement sur elle-même et éclata de nouveau en sanglot. Elle était faible. Trop faible. Tout était de sa faute.

Au début, Alexis hésita avant de rester pour la nuit, lorsqu'elle restait tard dans la chambre d'Erwin. Puis elle sembla moins gênée à cette idée. Erwin faisait beaucoup de cauchemars, mais lorsque la fille d'Arès était là, elle ne tardait pas à l'entourer de sa voix endormie pour le rassurer et les mots étaient comme une berceuse pour le demi-dieu qui se rendormait aussitôt. Ces nuits un peu moins agitées que les autres devinrent presque une habitude. Parfois, Alexis ne venait faire sa visite que tard le soir pour rester jusqu'au lendemain matin.

Il n'y avait jamais eu de questions sur cette nouvelle routine, les deux demi-dieux ne parlaient que rarement de leurs nuits. Ils profitaient du moment, d'être ensemble. Et ça suffisait à Erwin pour se sentir de mieux en mieux. Tant qu'Alexis était là, les moments de doute se faisaient de plus en plus rares. Seuls les cauchemars se répétaient encore et encore sans relâche. Mais il espérait que, tout comme les blessures et les pensées sombres, ils finiraient par s'effacer peu à peu.

Alexis venait presque tous les jours. Lorsqu'elle ne donnait pas signe de vie, Erwin se disait qu'elle devait être au chevet d'Elliot. Il n'était pas allé le voir, mais il savait qu'il était toujours dans le coma. L'idée de se rendre auprès de lui avait déjà traversé plusieurs fois l'esprit du fils de Poseidon, mais quelque chose le retenait. Comme s'il avait peur d'être soudainement rattrapé par les horreurs du labyrinthe et de la bataille. Il tentait de s'informer comme il pouvait, mais il n'osait pas aborder ce sujet avec Alexis.

Ayant un peu plus de temps pour lui et se sentant un peu mieux, Erwin cherchait à occuper ses journées. Lorsqu'il ne noircissait pas frénétiquement les pages de son carnet pour les déchirer ensuite et les jeter au sol, il sortait de sa chambre. Le camp lui paraissait nouveau, comme s'il s'était absenté des années entières. Tout autour de lui semblait reprendre vie, suivre son cours, tandis qu'il avait l'impression d'être enfermé dans ses souvenirs.

Le fils de Poseidon avait évité soigneusement les entraînements. Il ne voulait plus se mesurer à Alexis et n'avait pas cherché de nouvel adversaire sur le terrain. En revanche, les journées du camp Jupiter lui manquant, il se mit à courir de temps en temps. Il avait du mal à accrocher, il ne trouvait pas de but à ce qu'il faisait, il courait près du lac pour être tranquille mais il n'avait pas de point précis à atteindre. Le jogging resta donc optionnel dans ses journées. Le détour par le lac, lui, occupa beaucoup de temps.

Le dessin, les passages au lac et la course. A cela s'ajoutèrent de longs moments de contemplation à la fenêtre de sa chambre lorsqu'Alexis se faisait attendre. Les jours de pluie étaient les plus longs. Et pourtant, Erwin ne s'ennuyait pas. Regarder les gouttes glisser sur la fenêtre le détendait, le bruit de l'averse le calmait.

Ce jour-là, le demi-dieu regardait la pluie. Le soir tombait, Alexis n'était pas encore là et les gouttes que déversaient les nuages étaient la seule animation dont Erwin profitait. Un petite sourire illumina le visage du fils de Poseidon lorsqu'il distingua un flash au loin. Un éclair. Bientôt, le tonnerre gronda. Rien n'aurait pu faire plus plaisir à Erwin qu'un orage. Il adorait ça. Il regarda les éclaires zébrer le ciel en attendant Alexis. Mais elle ne vint pas. Peut-être qu'elle n'avait pas envie de venir ce soir. Peut-être qu'elle viendrait dans une demi-heure, dans une heure, ou deux...

En sortant de sa chambre, Erwin ne verrouilla pas la porte. Alexis pourrait entrer si elle voulait. Il n'en aurait pas pour longtemps, il voulait juste sortir, se promener, profiter de l'orage. Il irait au lac, Alexis savait qu'il aimait cet endroit et elle pourrait toujours le retrouver si elle le cherchait. Sans rien de plus chaud qu'une chemise, Erwin quitta la Grande Maison et se dirigea vers le lac.

L'étendue d'eau était calme, seules les lourdes gouttes tombées des nuages venaient crever cette surface, y dessinant des ronds qui s'étendaient puis s'effaçaient pour laisser la place aux suivants. Les feuilles des arbres chantaient au rythme de la pluie, accompagnant les grondements du ciel. Les éclairs se reflétaient sur le lac en illuminant le décor tout entier. Erwin regardait tout, écoutait tout, profitait de tout. Il n'était plus sorti en plein orage depuis longtemps. C'était si agréable.

Un éclair. Erwin aperçut une tache colorée qui n'avait rien à voir avec le brun des troncs ou le vert des feuilles. Mais l'obscurité l'engloutit aussi vite. Le demi-dieu attendit. Un nouvel éclair. Un t-shirt. Erwin s'approcha. Au milieu du crépitement de la pluie sur les feuilles, il crut entendre quelque chose d'autre. Il s'approcha encore, contourna l'arbre derrière lequel il avait vu ce t-shirt. Un éclair brisa l'obscurité. Erwin s'agenouilla immédiatement face à ce visage qu'il découvrit, rougit et mouillé.

"Alexis ? Alexis, qu'est-ce que tu fais là ?"

Un reniflement. Un regard détourné. Erwin n'était pas dupe.

"Tu as pleuré. Depuis combien de temps ?"

Alexis avait l’impression de vivre un cauchemar éveillé. Elle revoyait Erwin, affaibli, dans sa prison. Elle le revoyait, en train de lutter entre ce qui était réel et ce qu’il ne l’était pas. Elle le revoyait, tétanisé, par la présence du minotaure. Elle revoyait le minotaure en train de balancer Erwin comme un vulgaire pantin. Elle se revoyait incapable de le défendre correctement. Puis, elle revoyait Elliot se faire empaler sans qu’elle ne puisse rien faire. Elle se revoyait elle, incapable, inutile, faible, trop faible. Son meilleur ami, son frère, Elliot, qu’elle avait été incapable de défendre. Qu’elle avait laissé presque mourir.

La foudre avait beau déchirer le ciel dans tous les sens, rien n’était plus en miette que le cœur d’Alexis en cet instant. L’orage grondait, la pluie se déchainait et Alexis était prisonnière de cette tristesse qu’elle avait enfouie pendant trop longtemps. Les larmes coulaient sans qu’elle ne puisse les arrêter. Elle avait envie de hurler, de hurler sa peine et sa rancœur. Mais à quoi bon ? Tout ce qu’elle détestait était en elle. Crier n’aurait servi à rien. Ce fut alors en silence qu’elle continua de noyer sa peine, hurlant silencieusement ces émotions qu’elle peinait à nommer.

Le temps s’étira mais Alexis ne le vit pas. Elle était coincée dans cet espace-temps où rien d’autre que la douleur et la haine existaient. Elle aurait donné cher pour faire marche-arrière et être plus forte, assez forte pour protéger ceux qu’elle aimait. Elle aurait sûrement donné sa propre vie si ça permettait de les épargner. Mais non, elle était coincée dans cet univers où tout allait de travers, où rien n’était plus comme avant. À quoi bon, à quoi bon, se répétait-elle en boucle. Elle était déchirée, déchirée par tout ce qu’elle ressentait, par le passé envolé à jamais et par le futur incertain qu’elle avait causé par son incapacité à être assez forte, assez présente, assez tout.

Petit à petit, Alexis se vida de ses larmes. Elle n’en avait plus assez pour inonder son visage que la pluie avait déjà bien assez noyé. Alors elle resta là, immobile, impassible, la tête enfouie dans ses genoux, à attendre que le temps passe. Peut-être que si elle priait assez fort, elle pourrait disparaître. Être ailleurs. Être quelque part où elle n’aurait pas abandonné ses amis… Alexis ferma les yeux, imaginant un univers où Elliot allait bien, où Erwin allait bien, où tout le monde allait bien. Mais Alexis pouvait entendre l’orage qui grondait. Elle pouvait voir, même les yeux fermés, les éclairs qui zébraient le ciel, la ramenant inlassablement dans cette réalité dont elle ne voulait pas.

Un mouvement à côté d’elle acheva de la ramener au moment présent. Elle frotta brièvement ses joues sur ses avant-bras avant de relever la tête. Alexis ? Alexis, qu’est-ce que tu fais là ? Erwin. Alexis senti de nouveau l’envie de hurler qui lui chatouilla la gorge. De tous les pensionnaires de cette colonie, il fallait que ce soit Erwin qui la découvre là, maintenant ? Alexis renifla et détourna le regard. Elle aurait préféré qu’il parte ou qu’il ne vienne jamais. Tu as pleuré. Depuis combien de temps ? Alexis n’avait qu’une envie : le repousser. Le faire partir. Pourquoi est-ce qu’il était là ? Pourquoi ?

Alexis garda le silence, perdant son regard loin d’Erwin. Elle ferma les yeux, serrant les poings si fort qu’elle sentait ses jointures lui faire du mal. Elle se concentra sur l’eau qui imbibait ses vêtements et ses cheveux. Elle écouta son cœur battre lentement. Elle sentit les frissons de froid parcourir son corps. Depuis combien de temps était-elle immobile sous la pluie ? Peu importait les vagabondages de son esprit, elle pouvait sentir qu’Erwin était toujours là, à attendre une réponse. Alors, elle tenta de remettre ce masque brisé qu’elle portait si bien. Elle tourna la tête lentement vers lui… mais son regard suffit à achever son masque. Elle ne pouvait pas lui mentir. Elle ne pouvait pas faire semblant.

« Depuis quand est-ce qu’il pleut ? »

Alexis se frotta les yeux mais ses mains étaient mouillées alors ses joues le restèrent. Alexis leva les yeux au ciel au moment où un éclair fit son apparition. Elle secoua la tête, comme vaincue. Elle balaya l’air d’un mouvement las de la main.

« Peu importe. J’avais juste besoin d’être seule. Tu peux… faire… tes trucs. »

Sa voix était lente, fatiguée. Alexis détourna une nouvelle fois le regard, enfonçant la moitié de son visage dans ses genoux. Elle n’avait pas vécu le Labyrinthe. Elle n’avait pas vécu de graves blessures. Erwin méritait qu’on le laisse tranquille. Il méritait de guérir ce qu’Alexis n’avait pas été capable de protéger. Il ne méritait pas de se retrouver avec les sentiments d’Alexis sur les épaules. Il avait bien assez à gérer tout seul. À commencer par « l’autre Alexis » qui hantait ses cauchemars.

Alexis ferma les yeux. Erwin crut qu'elle allait garder le silence jusqu'au bout de la nuit et que cette boîte à sentiments qu'elle était resterait fermée à double tour. Quand elle rouvrit les yeux, le fils de Poseidon crut qu'elle allait inventer quelque chose, une défense inutile pour dire qu'elle n'avait pas pleuré et qu'il se faisait des idées. Sauf qu'il savait très bien que ce n'était pas vrai, ce visage fatigué et ravagé ne pouvait tromper personne. Même la pluie ne suffisait pas à dissimuler le passage des larmes sur les joues de la fille d'Arès.

"Depuis quand est-ce qu'il pleut ?"

Un éclair illumina les yeux d'Alexis, levés vers le ciel. Erwin ne réagit pas à sa réplique. Il attendait. Il savait désormais qu'attendre était la seule chose qu'il pouvait faire, dans un premier temps, pour que la demi-déesse se confie. Il la regarda dans l'obscurité, écoutant les feuilles chanter et sentant les gouttes couler dans son dos. Il avait envie qu'Alexis soit apaisée par l'orage tout comme il l'était.

"Peu importe. J'avais juste besoin d'être seule. Tu peux… faire… tes trucs."

Erwin vit la Grecque se recroqueviller un peu plus sur elle-même. Elle semblait un peu perdue, timide et épuisée. Elle faisait peine à voir. Elle devait garder tant de choses au fond d'elle pour finir sous un arbre un soir de pluie avec cet air affligé. Pour la première fois depuis qu'il était sorti de l'infirmerie, Erwin se demanda tout ce qui pouvait peser sur les épaules d'Alexis.

Il savait déjà qu'il y avait Elliot. Même si elle n'en parlait jamais et qu'il ne tentait pas non plus d'aborder le sujet, il savait que ce qui était arrivé à son meilleur ami ne pouvait que blesser Alexis. C'était évident, ça sautait aux yeux. Peut-être qu'elle était également frustrée par son état physique après avoir été blessée dans la bataille ?

Erwin s'assit face à Alexis, déterminé à ne pas la laisser sombrer toute seule dans ses pensées comme il avait lui-même eu l'occasion de le faire. Malgré ce qu'elle avait dit, elle ne devait pas rester seule. Elle aurait alors toute la liberté de ruminer et ce n'était certainement pas le meilleur moyen de calmer son esprit. Le menton sur les genoux, le fils de Poseidon fixait Alexis avec des yeux d'enfant. Il avait de la peine pour elle et il ne savait pas quoi faire pour l'aider, à part tenter de comprendre ce qu'elle avait.

"Est-ce que c'est à cause d'Elliot ?"

Les yeux d'Alexis se mirent à briller tandis que son visage s'enfonçait un peu plus sous son masque de brouillard. Elle n'avait pas besoin de mots pour qu'Erwin lise dans son regard toute la douleur que lui procurait la mention d'Elliot. Il s'en voulut même d'avoir prononcé ce nom. Il ne savait pas s'il avait bien fait de soulever le sujet ou s'il aurait dû laisser la sang-mêlé l'aborder d'elle-même. Mais l'aurait-elle fait un jour, s'il avait attendu ?

Face à ce silence qui en disait long, Erwin détourna le regard. Il fixa le lac derrière lui, il leva les yeux vers les branches qui dansaient au-dessus de lui au bon vouloir du vent, il attendit qu'un nouvel éclair déchire les nuages. Lorsqu'il regarda à nouveau Alexis, elle avait le visage entièrement enfoui au creux de ses bras, posés sur ses genoux. Erwin avait envie de la serrer contre lui. Il sentait une boule se former dans sa gorge à se voir ainsi inutile. Il se mordit l'intérieur de la joue.

Distraitement, ses doigts se glissèrent dans les cheveux mouillés d'Alexis. Il remonta une mèche pour dégager son visage et caressa maladroitement la joue de la Grecque au passage. Elle releva légèrement la tête et jeta un regard embué vers lui. Qu'est-ce qu'elle cachait derrière ces larmes retenues ? Erwin écarta une seconde mèche de cheveux emmêlés par la pluie et ramena sa main sur son genou.

"Qu'est-ce qu'il y a d'autre ? Tu as l'air complètement dévastée, Alexis."

Le fils de Poseidon avait l'impression que ses mots étaient vains d'avance. Il ne laissa pas le silence s'installer à nouveau, seul un éclair eut le temps de réagir au son de sa voix. Erwin baissa les yeux vers les doigts d'Alexis et y mêla lentement les siens. Il évita le regard de la fille d'Arès, ne sachant si c'était le bon moment pour ce genre de geste ou pas. D'une voix que la pluie cachait peut-être, il lui glissa quelques mots de plus.

"Dis-moi ce que tu as. Dis-moi tout. Tu m'as écouté quand il fallait, c'est le moment d'échanger les rôles."

Erwin bougea. Alexis ne savait pas si elle était soulagée ou frustrée de savoir qu’il allait partir. C'était comme si son corps entier ne cessait de réclamer des choses opposées tant bien même elle n’en voulait aucune. Puis le fils de Poséidon s’installa en face d’elle et encore une fois elle ne su pas très bien ce qu’elle ressentait. Elle avait toujours mal partout. Elle était toujours épuisée. Elle aurait toujours préféré qu’il parte, pour ne pas avoir à la supporter dans cet état. Mais quelque part, une infime partie d’elle était reconnaissante.

Est-ce que c’est à cause d’Elliot ? Alexis ne saurait dire si ce furent ces mots ou le regard empli de pitié d’Erwin qui eut raison d’elle. De nouveau, les larmes lui montèrent aux yeux et une boule se forma dans sa gorge. Elle se mordit l’intérieur de la joue si fort qu’un goût métallique lui chatouilla la langue. Puis Erwin détourna les yeux et Alexis enfonça son visage entre ses bras, incapable de retenir cette tristesse qui la dévorait de l’intérieur. Pourquoi tout devait être douloureux ? Pourquoi ne pouvait-elle pas tout simplement effacer tout ce qu’elle ressentait pour ne plus rien laisser ? Alexis se répétait en boucle ces questions alors qu’elle pleurait silencieusement, étouffant les sanglots les plus bruyants.

La pluie continuait de tomber, l’orage continuait de gronder, la foudre continuait de déchirer le ciel, et Alexis continuait de pleurer. Elle aurait aimé que le temps s’arrête pour qu’elle puisse se débarrasser de cette douleur, mais c’était peine perdue. Elle s’était trop retenue, elle avait trop encaissé. Son corps réclamait le temps qu’il avait perdu et Alexis le détestait pour ça. La main d’Erwin éloigna Alexis de ses pensées morbides, juste quelques instants. Elle releva légèrement la tête alors que le fils de Poséidon lui effleura la joue dans une caresse délicate. Pendant une fraction de seconde, elle croisa son regard. Il était réellement inquiet. Alexis se détestait de lui infliger ça. Elle se mordit la langue, priant pour ne pas éclater dans un nouveau sanglot.

Qu’est-ce qu’il y a d’autre ? Tu as l’air complètement dévastée, Alexis. La fille d’Arès n’avait pas envie de répondre. Elle avait envie d’enfouir sa tête dans ses genoux et d’ignorer Erwin. Elle ne voulait pas lui partager ses émotions. Elle ne voulait pas qu’il l’aide à porter ses peines. Il avait assez des siennes. Un nouvel éclair illumina le regard d’Erwin et Alexis préféra détourner le regard. Pas assez rapidement pour ignorer le maelstrom d’émotions qu’elle put y déceler. Il était déjà impliqué. Elle l’avait déjà impliqué. C’était trop tard. Alexis se détestait.

La main d’Erwin vint chercher la sienne, presque timidement. Alexis fixa ce geste, ravalant quelques sanglots coincés dans sa gorge. Dis-moi ce que tu as. Dis-moi tout. Tu m’as écoutée quand il fallait, c’est le moment d’échanger les rôles. Alexis releva la tête et croisa le regard d’Erwin. Un court silence s’installa entre eux. Erwin était déterminé. Erwin était inquiet. Alexis poussa un soupir douloureux et décida d’ouvrir un peu son cœur. Elle posa sa tête sur ses genoux, légèrement sur le côté, et perdit son regard sur les arbres environnants.

« Oui, Elliot est concerné. »

Alexis ferma les yeux, se concentrant sur les battements irréguliers de son cœur, sur son estomac douloureux, sur ses jambes tremblantes. Alexis ne savait pas s’exprimer avec des mots. Elle ne savait pas s’exprimer tout court.

« Ça aurait dû être moi à sa place. »

Alexis rouvrit les yeux sans pour autant les tourner vers Erwin. Son corps entier tremblait de rage, de peur, de tristesse.

« Mais j’ai pas pu le protéger. J’ai pas pu te protéger. J’ai pu protéger personne. Parce que je suis faible. Et s’il meurt, c’est de ma faute. Si tu fais des cauchemars tout le temps, c’est de ma faute. Si Cal est seul à la Nouvelle-Rome au chevet d’Elliot, c’est de ma faute. Tout est de ma faute. »

Je me déteste avait-elle envie de rajouter. Au lieu de ça, elle se releva brusquement. Les larmes avaient repris leur chemin sur ses joues alors elle se les essuya violemment. La tristesse avait lentement été remplacé par la colère, par la rancœur. Elle avait de nouveau envie de voir le monde exploser. Alors elle tenta de se concentrer pour calmer le monstre qui grognait dans son ventre. Mais comment pouvait-elle réussir quand deux personnes sur les quatre qui l’aidaient à se contenir étaient en piteux état à cause d’elle ? Alexis glissa son regard sur le lac. Elle ne voulait pas utiliser son pouvoir. Elle ne voulait pas. Surtout pas chez les naïades qui n’avaient rien demandé. Et pourtant, une explosion rugit à l’intérieur de lac, faisait exploser l’eau dans tous les sens. Alexis tourna le dos à Erwin. Elle n’avait rien de plus à dire. Elle pouvait juste se perdre encore plus dans la forêt et espérer que personne ne la trouve.

"Oui, Elliot est concerné."

Erwin ne dit rien. Il regarda Alexis qui semblait se concentrer pour mettre de l'ordre dans ses idées. Il la laissa prendre le temps qu'il lui fallait. Il savait comme calmer un esprit ravagé par la bataille était difficile. Chacun avait eu droit à ses dégâts personnels...

"Ça aurait dû être moi à sa place."

Le fils de Poseidon frissonna. Est-ce qu'elle le pensait vraiment ? Est-ce qu'Alexis pensait réellement qu'une telle situation aurait réglé le problème ? En imaginant la fille d'Arès percée d'une lance comme l'avait été Elliot, le demi-dieu eut la nausée. Il l'avait vue suffisamment de fois se faire disloquer par un monstre, il ne savait pas s'il aurait survécu en la perdant pour de vrai. Il fallait éviter d'y penser.

D'un mouvement de la tête, Erwin fit disparaître ces images d'horreur qui lui venaient. Un autre sentiment prit la place de la peur : la culpabilité. Avait-il bien fait de retenir Alexis contre lui ? Une voix au fond de sa tête lui assurait que oui. Une autre se demandait si la demi-déesse n'aurait pas pu aider Elliot malgré tout.

"Mais j'ai pas pu le protéger. J'ai pas pu te protéger. J'ai pu protéger personne. Parce que je suis faible. Et s'il meurt, c'est de ma faute. Si tu fais des cauchemars tout le temps, c'est de ma faute. Si Cal est seul à la Nouvelle-Rome au chevet d'Elliot, c'est de ma faute. Tout est de ma faute."

Erwin aurait voulu assurer à Alexis qu'elle n'était coupable de rien. Qu'aurait-elle pu faire pour l'empêcher de se faire enlever ? Qu'aurait-elle pu faire pour empêcher Elliot de se faire blesser à l'autre bout du champ de bataille ? Il aurait voulu lui dire qu'elle n'était pas faible, qu'elle était la personne la plus forte qu'il connaissait et qu'elle n'avait rien à se reprocher. Mais il n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche. Alexis se leva d'un seul coup. Erwin l'imita, plus lentement, pour la suivre si elle décidait de s'évanouir dans le noir.

Au lieu de disparaître comme il s'y attendait, Alexis resta là, avec l'air de bouillonner à l'intérieur d'elle-même. Erwin ne bougea pas, immobile sous la pluie, ne sachant pas s'il devait s'approcher d'elle ou non. Puis soudain, un bruit sourd détonna. Erwin aurait cru entendre le tonnerre s'il avait vu un éclair précéder le grondement. Mais aucune lumière dans le ciel. En se retournant immédiatement, il vit une gerbe d'eau immense retomber à la surface du lac.

Il se tourna à nouveau vers Alexis. Il n'y avait qu'elle comme explication à une telle explosion. Elle devait être énervée. Contre le monde ou contre elle ? Erwin ne le savait pas vraiment. Il s'approcha doucement d'elle et put apercevoir dans la nuit le reflet des larmes sur ses joues. Il s'en voulut de ne pas avoir remarqué que la fille d'Arès allait si mal depuis leurs retrouvailles. Il se doutait que tout n'était as rose pour elle, mais il n'avait jamais soupçonné qu'elle pouvait renfermer tant de tristesse et de rancoeur.

Avançant silencieusement vers elle, Erwin tendit les doigts vers le bras d'Alexis. Sa main se posa sur la peau froide et mouillée de la sang-mêlé. Elle releva les yeux vers lui. Son regard était brillant, rempli de larmes qu'elle retenait comme elle pouvait. Erwin s'approcha davantage et posa son autre main sur le bras d'Alexis. Face à elle, tout doucement, il caressa la peau de la demi-déesse. Ses doigts montaient et descendaient sur les bras d'Alexis à un rythme lent, régulier. Même si le contact n'était pas la spécialité de la fille d'Arès, il espérait que ce geste la calme un peu.

"Rien n'est ta faute."

Erwin hésita quelques secondes avant de passer une main derrière la tête d'Alexis pour la rapprocher de lui. Il posa ses lèvres sur son front comme si le temps s'était arrêté, immobilisant un baiser. Il garda Alexis contre lui, la serrant suffisamment fort pour lui faire ressentir l'importance qu'elle avait à ses yeux, pas trop fort pour qu'elle ne se sente pas emprisonnée de ses bras. Erwin la laisserait partir si elle le voulait vraiment.

Jusque là, il profitait du fait qu'elle ne l'ait pas repoussé pour espérer lui transmettre un peu de chaleur, un peu de lumière. Un éclair illumina le ciel. Le fils de Poseidon battit des cils pour chasser quelques gouttes de pluie qui s'étaient perdues au bord de ses yeux. Puis il reporta toute son attention sur Alexis qu'il sentait frissonner contre lui.

"Tu es forte, Alexis. Tu portes juste trop de choses toute seule. T'as pas à te sentir responsable de tout ce qui est arrivé. Tu peux pas protéger tout le monde alors que tu dois te protéger d'abord. Si Elliot se réveille, je suis sûr qu'il te dira la même chose. Et Cal ne t'en veut certainement pas d'être ailleurs qu'avec lui. Tu penses toujours aux autres mais les autres pensent aussi à toi, Alexis, t'es pas toute seule."

Erwin se laissa interrompre par un coup de tonnerre puissant et serra Alexis un peu plus contre lui. Est-ce qu'elle était secouée de sanglots ou bien tremblait-elle de froid sous la pluie ? Le demi-dieu se remit à effleurer doucement le bras de la fille d'Arès.

"Arrête de porter le monde entier sur tes épaules. T'as pas besoin de garder tout ça pour toi, je sais que ce qui s'est passé ne peut être facile pour personne."

Alors que les battements de son coeur étaient camouflés par la mélodie de la pluie, Erwin embrassa la joue d'Alexis. Il y trouva un goût de sel à peine effacé par les gouttes qui tombaient dans la nuit. Il détestait ce goût de larmes, il détestait voir Alexis dans un tel état. Il voulait lui faire retrouver ce sourire qui le rendait un peu plus amoureux à chaque fois.

Erwin ne laissa pas Alexis se faire avaler par la nuit comme elle avait prévu. Il s’approcha d’elle doucement, lentement puis tendit une main vers elle. La fille d’Arès ne bougea pas, fixant un point invisible par terre, ignorant le regard qui devait peser sur elle. Pourquoi est-ce qu’il restait ? Pourquoi est-ce qu’il ne partait pas ? Alexis était tiraillée entre tant d’émotions qu’elle ne savait même plus ce qu’elle voulait. Erwin s’avança encore, laissant ses doigts parcourir les bras d’Alexis. Elle ferma alors les yeux quelques secondes pour se concentrer uniquement sur ce geste. La pluie n’existait plus. Le tonnerre n’existait plus. Il n’y avait qu’Erwin. Et la nouvelle mélodie que son cœur entamait.

Rien n’est de ta faute. Les mots du fils de Poséidon la ramenèrent à la réalité. De nouveau, la pluie se mélangeait à ses larmes. De nouveau l’orage grondait. De nouveau la douleur fit battre le cœur d’Alexis. Erwin remonta sa main pour la passer derrière la tête d’Alexis, presque hésitant. Alexis rouvrit les yeux mais ne bougea pas, le laissant faire. Elle sentit les lèvres du fils de Poséidon pressés contre son front et une vague de chaleur, discrète, rapide, l’enveloppa. Les bras d’Erwin l’entourèrent et jamais Alexis ne s’était sentie à la fois si protégée et si vulnérable. Son corps entier était parcouru de tremblements. Pourrait-elle seulement tenir debout si Erwin s’en allait maintenant ?  

« Tu es forte, Alexis. Tu portes juste trop de choses toute seule. T'as pas à te sentir responsable de tout ce qui est arrivé. Tu peux pas protéger tout le monde alors que tu dois te protéger d'abord. Si Elliot se réveille, je suis sûr qu'il te dira la même chose. Et Cal ne t'en veux certainement pas d'être ailleurs qu'avec lui. Tu penses toujours aux autres mais les autres pensent aussi à toi, Alexis, t'es pas toute seule. »

Alexis était maintenant secouée de sanglots qu’elle tentait vainement de ravaler. Une partie d’elle-même savait qu’il avait raison mais l’autre, celle qui était plus forte, plus bruyante, ne cessait de hurler que des belles paroles ne changeaient pas la réalité. Tout était sa faute d’une certaine manière. Si elle avait été plus forte, elle n’aurait pas été blessée gravement par le minotaure. Elle aurait pu se battre sur le champ de bataille aux côtés d’Elliot. Elle l’aurait protégé.

« Arrête de porter le monde entier sur tes épaules. T'as pas besoin de garder tout ça pour toi, je sais que ce qui s'est passé ne peut être facile pour personne. »

Que ce soit grâce à ses mots, le baiser qui suivit ou juste la fatigue, Erwin réussit à convaincre Alexis. Ne serait-ce que pour quelques secondes. Elle remonta à son tour ses bras pour entourer le corps d’Erwin. Elle le serra un peu plus fort, s’agrippant à son t-shirt. Elle enfouit sa tête dans sa nuque et laissa les sanglots prendre le contrôle de son corps. De temps en temps, le tonnerre couvrait les plaintes douloureuses qu’Alexis laissait s’échapper. Erwin aurait pu partir à n’importe quel moment. En avoir marre d’être debout sous la pluie, à serrer dans ses bras une incapable qui pleurait. Mais il resta aussi longtemps qu’il le fallait. Et cela apaisa Alexis autant que ça la rongeait de culpabilité.

« Pardon, pardon, pardon. »

Alexis répéta cette phrase un nombre incalculable de fois. En anglais. En suédois. Parfois même en français. Souvent avec des variantes. Dès qu’elle avait un moment de répit entre ses larmes, elle soufflait ça à l’attention d’Erwin. Pardon d’être une incapable. Pardon de pleurer. Pardon de te causer des cauchemars. Pardon d’être un fardeau. Pardon de pas avoir été là quand il fallait. Pardon d’être moi. Pardon. Pardon. Pardon.

Au bout d’un moment, Alexis arrêta de pleurer. Son corps tressautait de temps en temps, comme le souvenir fantôme de tout ce qu’elle venait de lâcher, mais les larmes ne coulaient plus. Plus aucun son n’émanait d’elle si ce n’était quelques reniflements discrets. Elle desserra son étreinte d’Erwin sans pour autant le lâcher complètement, la tête toujours reposée sur son épaule. Pourrait-elle tenir debout si elle le lâchait maintenant ? Son corps était si las, si épuisé. Alexis se sentait vidée de tout énergie, comme si on la lui avait aspirée.

Alexis pouvait sentir l’eau couler sur absolument chaque partie de son corps. Ses cheveux étaient trempés. Ses vêtements dégoulinaient. Même ses pieds, pourtant enfermés dans des baskets, nageaient dans leur propre marre d’eau. Elle était dans un état misérable et elle avait entraîné Erwin là-dedans.

« Tu vas tomber malade à cause de moi… »

Si Alexis n’avait pas été si proche d’Erwin, il ne l’aurait probablement pas entendue. Ses mots étaient étouffés dans le t-shirt d’Erwin et sa voix était à peine audible, comme rouillée de tout l’effort fait avant. Un nouvel éclair déchira le ciel alors qu’Alexis laissa retomber doucement ses bras, libérant Erwin de son étreinte sûrement étouffante.

Erwin sentit Alexis l'agripper un peu plus fort. Elle cacha son visage dans son cou et le fils de Poseidon sentit qu'elle était remuée par des sanglots. Il ne bougea pas et espéra la réconforter un minimum en gardant le silence. Puis Alexis se mit à s'excuser. Erwin ne savait pas pourquoi, mais elle s'excusa encore et encore, comme un vieux disque qui aurait déraillé.

Le demi-dieu avait envie de la faire taire, de lui dire qu'elle n'avait pas à s'excuser pour quoi que ce soit. Mais elle semblait ne plus vraiment réfléchir, elle demandait pardon comme si c'était devenu un automatisme. Quoi qu'il puisse dire, Erwin savait qu'elle n'écouterait pas ou qu'elle n'en croirait pas un mot. Alors il se contenta de la tenir contre lui, attendant qu'elle se calme d'elle-même.

Visiblement, la fille d'Arès parvint très bien à se calmer comme espéré. Ses excuses s'espacèrent puis s'évanouirent dans le bruit de la pluie. Si Erwin la sentait toujours frémir de temps en temps, Alexis ne sanglotait plus. Elle desserra légèrement ses bras autour du demi-dieu mais elle resta immobile, comme si le désir de partir et d'être seule n'était pas assez puissant pour l'écarter de lui. Au fond de son esprit, Erwin sourit à cette pensée.

"Tu vas tomber malade à cause de moi…"

La voix enrouée d'Alexis laissait penser que c'était plutôt elle qui allait tomber malade. Erwin, en la serrant un peu plus contre lui, eut l'impression de tordre un linge trempé. Elle dégoulinait sous la pluie, ses cheveux laissant tomber des filets d'eau donnaient l'illusion qu'Alexis était bien plus mouillée qu'Erwin. Il se retint de rire en entendant ses mots.

"J'ai l'habitude d'être trempé le soir. Y a pas d'heure pour nager. Et je ne tombe même pas malade, mademoiselle."

Un éclair fit apparaître les nuages dans le ciel noir de la nuit. Le coup de tonnerre qui suivit mit un peu plus de temps à venir. L'orage s'éloignait peu à peu. La pluie, elle, ne semblait pas se fatiguer. Les gouttes de pluie tambourinaient toujours sur les feuilles comme des petites étoiles tombées du ciel pour admirer le spectacle d'un peu plus près avant de s'écraser dans les arbres ou sur le sol. Les plus chanceuses rencontraient le lac et continuaient à dessiner leurs petits ronds à sa surface.

Erwin écoutait la musique, admirait les reflets éphémères qui l'entouraient. Il ne disait plus rien, ne bougeait plus, pas plus qu'Alexis. Puis finalement, il se dit qu'il était tard, que rester dehors par un temps pareil, même s'il le trouvait agréable, n'était pas un choix judicieux. Il se résigna à s'écarter d'Alexis qui chancela d'abord, sans doute surprise par ce geste, puis le regarda un instant.

"On devrait rentrer."

Le fils de Poseidon fit quelques pas en direction du camp. Malgré le son de la pluie autour de lui, il remarqua qu'il manquait un bruit de pas à sa suite. Il se retourna et vit qu'Alexis n'avait pas bougé. Elle regardait autour d'elle avec un regard perdu et toujours rougi par ses pleurs. Elle n'avait pas l'air de vouloir rentrer. Erwin se rapprocha d'elle et lui offrit une esquisse de sourire. Il l'avait suffisamment envahie.

"Si tu veux rester seule un moment, pas de problème. Traîne pas trop, tu vas te transformer en flaque d'eau. Je laisserai la porte de ma chambre ouverte."

Les derniers mots d'Erwin restèrent coincés dans sa gorge. Quelques lettres, des syllabes brûlantes qui résumaient tout et qui, pourtant, restaient compliquées à exprimer. Quelques lettres, quelques syllabes qui étaient dures à prononcer la première fois, mais d'autant plus dures à prononcer cette fois-ci. Quelques lettres, quelques syllabes. Je t'aime.

Contrairement à elle, Erwin ne relâcha pas son étreinte. Il fit même l’inverse. Le cœur d’Alexis, pourtant épuisé par tous les émois qu’il avait traversés, trouva encore la force de battre un peu plus vite, un plus fort. En temps normal, elle aurait été agacée par cette réaction, mais avec toutes les larmes qu’elle venait de faire couler, Alexis trouvait ça réconfortant, presque agréable. Malgré tout, elle continuait de fonctionner normalement. Malgré tout, Erwin continuait d’être là. Et malgré tout, elle continuait d’éprouver les mêmes sentiments. Inlassablement.

J'ai l'habitude d'être trempé le soir. Y a pas d'heure pour nager. Et je ne tombe même pas malade, mademoiselle. Un sourire amusé se dessina sur les lèvres d’Alexis qui enfouit sa tête un peu plus sur l’épaule d’Erwin. Elle aurait aimé que ce simple contact suffise à traduire toutes les émotions qu’elle éprouvait à son égard. De la gratitude, de la reconnaissance, de l’affection, de l’amour. Elle aurait aimé qu’il comprenne en un clin d’œil à quel point elle appréciait tout ce qu’il représentait, tout ce qu’il faisait.

Alexis se laissa bercer par l’orage qui s’éloignait. Le tonnerre grondait moins fort. La foudre s’abattait moins souvent. D’un mouvement imperceptible, elle remonta ses mains pour reprendre discrètement l’étreinte qu’elle avait abandonnée quelques instants plus tôt. Elle pouvait sentir la peau d’Erwin contre son front, elle pouvait entendre sa respiration près de son oreille, elle pouvait même sentir cette odeur si caractéristique qui le suivait partout où il allait.

Alexis pouvait sentir des mots se former dans sa gorge, brûler sa langue. Jamais elle n’aurait songé un jour vouloir les laisser s’échapper. Peut-être était-ce la fatigue ou peut-être était-ce tout simplement parce qu’elle se rendait enfin compte de tout ce qu’Erwin lui apportait, mais Alexis avait l’envie irrépressible de laisser sortir ces quelques syllabes qu’elle retenait prisonnière. Alors qu’elle ouvrit la bouche pour les murmurer, Erwin relâcha son étreinte et recula.

On devrait rentrer. La réalité revint autour d’Alexis dans une valse presque douloureuse. La terre tournait. La pluie continuait de tomber. Le monde reprit le cours son existence le plus naturellement du monde. Erwin fit quelques pas en direction de la Colonie mais Alexis ne bougea pas, tentant de récupérer ce souffle qui était resté coincé dans sa gorge. Une voix en elle lui murmurait qu’elle devrait être contente qu’Erwin ait fui avant qu’elle n’ait pu parler, mais elle ne pouvait pas se convaincre elle-même. Pas avec cette frustration qui grondait dans son estomac.  

Erwin revint dans sa direction mais Alexis n’avait plus la force de dire quoique ce soit. Elle se contenta de lever mollement ses yeux vers lui. Si tu veux rester seule un moment, pas de problème. Traîne pas trop, tu vas te transformer en flaque d'eau. Je laisserai la porte de ma chambre ouverte. Une étrange pause suivit la phrase d’Erwin, comme s’il voulait en dire plus mais que les mots ne venaient pas. Finalement, il fit demi-tour et se fit avaler par l’obscurité, laissant Alexis seule avec ses démons.

La fille d’Arès resta immobile quelques instants avant de s’appuyer contre un arbre. Elle ferma les yeux, se délectant de l’orage qui continuait de déverser son torrent de pluie. Alexis tenta de faire le vide dans sa tête, se concentrant sur un endroit où elle était bien, un endroit où il n’y avait rien de douloureux, où elle était apaisée. Un endroit où il était toujours là.

Après cet instant hors du temps, Alexis rouvrit les yeux, plus sereine. Elle emprunta alors à son tour le chemin de la Colonie, se dirigeant vers les bungalows. Sans un regard pour les autres pensionnaires, Alexis se saisit de vêtements propres et d’une serviette, puis ressortit. L’orage s’était calmé, la pluie était plus disparate, plus douce. Sans un bruit, Alexis se glissa à l’intérieur de la Grande maison. Tout était si silencieux qu’elle avait l’impression que le moindre de ses pas allait alerter toute la Colonie. Mais personne ne la remarqua.

À l’instar du reste, la chambre d’Erwin était noyée dans un silence presque étouffant. La seule lumière de la pièce émanait d’une lampe de chevet mais cela restait faible. Alexis pouvait à peine distinguer le corps endormi d’Erwin dans le lit. Elle en profita donc pour se changer, abandonnant ses vêtements trempés par terre et sécha son corps et ses cheveux avec la serviette. Elle enfila un t-shirt et un short propres puis, après avoir éteint la lampe, se glissa dans le lit.  

« Tombe pas malade. »

La voix d’Erwin, endormie, fit presque sursauter Alexis qui s’était habituée au silence depuis un moment. Puis, le fils de Poséidon attrapa Alexis pour l’attirer contre lui. La fille d’Arès n’eut même pas le temps de comprendre ce qu’il se passait qu’elle était presque écrasée contre Erwin.

« Je… vais pas tomber malade. »

Tenta-t-elle de dire pour le rassurer. Mais Erwin s’était déjà rendormi. Alexis se laissa bercer par la respiration du fils de Poséidon. Blottie ainsi contre lui, Alexis prit conscience d’à quel point elle était épuisée. Apaisée, elle se laissa glisser à son tour dans les bras de Morphée. Ce fut donc dans un souffle, qu’elle murmura enfin les mots qui lui avaient brûlé la gorge plus tôt avant de sombrer dans un sommeil sans rêve.

« Jag älskar dig. »