Thea est arrivée par surprise dans la vie d’une jeune femme qui n’était pas prête à être mère, que ce soit financièrement ou psychologiquement. Pour autant, Thea a toujours reçu beaucoup d’amour de sa part et n’a jamais manqué de rien. La raison était toute simple : sa mère volait beaucoup pour rendre la vie de Thea plus douce. Elle volait de la nourriture, des jouets, des vêtements. L’enfant ne se rendait compte de rien, vivant sa vie pleinement dans l’appartement plutôt miteux de sa mère sans se poser de question sur les cadeaux surprenants qu’elle pouvait recevoir. La justice rattrapa néanmoins la jeune maman qui fut arrêtée pas moins de deux fois avant de finir réellement en prison lorsque Thea eut six ans. À partir de là, ce fut un véritable revers de médaille pour la jeune fille qui dû vivre avec sa grand-mère. Cette dernière était un être acariâtre qui détestait sa fille et encore plus sa petite-fille. Thea ne devait surtout pas suivre l’exemple de sa génitrice et subit une éducation plus que compliquée pendant toute la période d’incarcération de sa mère. Ce fut alors le début du “sale caractère” de Thea, comme disait sa grand-mère. L’enfant piquait des colères monstre à la moindre occasion et cassait tout. “Tu es pourrie gâtée”, lui disait alors sa grand-mère. “Ta mère ne t’a rien appris de bon. Tu finiras comme elle.” Cette phrase prit un tout autre sens lorsque, quelques mois, sa mère tenta de mettre fin à ses jours, rendant impossible pour elle de récupérer sa fille. “Trop instable.” Les humeurs de Thea étaient de pire en pire, la frustration, la peine et la colère se mélangeaient pour devenir un cocktail terrible qui explosait à tout bout de champ. Lassée, devenue “trop vieille pour ces conneries”,, la grand-mère plaça Thea en foyer pour fêter ses neuf ans. “Tiens, cadeau, vu que tu ne vois pas la chance que tu as de vivre avec moi, va voir chez les pouilleux ce que ça donne. Tu reviendras en rampant d’ici un an ou deux.”

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« Pardon, peux-tu me répéter ce que ta grand-mère t’as dit ?
- Que je reviendrais en rampant d’ici un ou deux ans.
- Hm. D’accord. Excuse-moi pour l’interruption, j’étais pas sûre d’avoir entendu. Du coup, tu es retournée chez elle ?
- Non, elle est morte six mois après, d’un infarctus. Bien fait pour elle.
- D’accord, d’accord. Et qu’as-tu ressenti en l’apprenant ?
- J’étais plutôt soulagée de savoir que je n’allais jamais la revoir. Au foyer, j’avais le droit d’appeler ma mère et j’avais deux amis cool, alors bon.
- Tu veux m’en dire plus sur ces amis ? »

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Thea rencontra Aaron six mois après son arrivée au foyer. C’était un garçon chétif, craintif et plutôt bizarre. Il ne parlait pas beaucoup de sa famille et avançait toujours avec beaucoup de prudence. Thea eut l'irrépressible envie de le protéger et le prit sous son aile. Certains jeunes du foyer essayaient de l’embêter mais Thea avait plus d’un tour dans son sac et n’hésitait pas à mordre. Finalement, ils devinrent tous les deux les “bizarres” de foyer et on les laissait plutôt tranquille. De nouveau six mois plus tard, une nouvelle tête fit son apparition dans le quotidien de Thea : Kleman. Les deux pré-adolescents devinrent très vite amis. Ils avaient une influence désastreuse sur l’un et l’autre, se tirant mutuellement vers le bas. Ils fuguaient dès qu’ils en avaient l’occasion, volaient des trucs dans le foyer et à l’extérieur. Aaron n’était pas à l’aise avec les habitudes de ses amis mais il refusait de rester en retrait. C’était une véritable boule de stress en permanence et il passait ses nerfs sur Kleman. Cette relation amusait Thea bien plus que raison. “On dirait un vieux couple”, leur disait-elle parfois. Aucun des deux ne riait de la situation.

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« Et ta relation avec Kleman, elle était comment ? »

Thea gesticula, mal à l’aise. Elle attendit de longues secondes avant de reprendre la parole mais son regard était loin dans le passé.

« C’était mon frère. »

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Thea resta quatre ans dans ce foyer. L’état de sa mère ne lui permettait pas de récupérer la garde de sa fille. Dès qu’elle sortait de l’hôpital psychiatrique, elle se retrouvait en prison car elle avait volé quelque chose. Thea essayait de se détacher de tout ça, mais ça l’affectait beaucoup. Parfois, elle passait des heures ou des jours silencieuse, bouillonnant de rage. Il n’y avait que Kleman pour la comprendre et la faire sortir un peu de cet état.

« J’ai l’impression qu’elle trouvera toujours tous les prétextes du monde pour ne pas être ma mère. »

Kleman la comprenait à sa façon. Ils pouvaient parler pendant des heures du rapport qu’ils entretenaient avec leur famille et tout ce qui n’allait pas dans leur vie. Généralement, après ce genre conversation, ils fuguaient à nouveau. Peut-être était-ce leur façon de s’approprier leur vie ou alors de ressentir quelque chose d’autre que de la tristesse ou de la colère. Le frisson de l’adrénaline était un excellent remède contre les coups de mou.

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« Est-ce qu’il te manque ?
- Tous les jours. Il fait partie de moi. Mais c’est mieux comme ça.
- Tu dis ça à cause de l’accident ?
- Oui. Heureusement qu’il n’était pas là, sinon il aurait peut-être été blessé à cause de moi. Ou pire. »

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Un jour, Thea sortit en douce du foyer. L’anniversaire de Kleman approchait et elle mourait d’envie de lui offrir la console retro qu’elle avait vu quelques jours plus tôt dans une boutique de la ville. Elle savait qu’il serait content et elle était particulièrement douée pour chaparder des choses en douce. Cependant, lorsqu’elle réussit à mettre la main sur l’objet de sa convoitise, tout devint confus. Elle comprit bien plus tard qu’il s’agissait d’une attaque de monstre. Elle n’avait que très peu de souvenirs de cette partie là, si ce n’est qu’elle devait la vie à deux hommes : Craig et Adam. C’est d’ailleurs eux qui parlent le mieux de cette journée.

« Un monstre t’a repérée et t’a attaquée. Nous avons à peine eu le temps de te voir esquiver quelques attaques en te téléportant avant que la fatigue ne te rattrape. »

Craig et Adam étaient d’anciens légionnaires du Camp Jupiter. Ils avaient l’habitude de gérer les monstres mais pas de croiser une sang-mêlé livrée à elle-même. Ils réussirent à gérer la situation rapidement et personne ne fut blessé. Thea passa les heures d’après avec eux à pleurer toutes les larmes de son corps. “La console est cassée”, répétait-elle en boucle comme si c’était le plus grand drame de la journée. Craig et Adam consolèrent Thea et répondirent honnêtement à toutes ses questions.

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« C’est comme ça que tu as appris que tu étais une sang-mêlé.
- Oui. J’avais très peur mais on a beaucoup parlé et ils m’ont parlé de la Nouvelle-Rome. J’ai accepté de les suivre. Le deal c’était de voir si je m’y plaisais, sinon je retournais au foyer. Je n’ai même pas eu le temps de dire au revoir à Kleman et Aaron. Je leur ai laissé une lettre mais je ne sais pas s’ils l’ont eu. De toute façon, j’étais sûre de revenir une semaine après, persuadée que je ne trouverais pas ma place sans eux. Mais finalement les semaines sont passées, puis les mois. J’ai voulu retourner au foyer un jour mais il n’y avait plus personne. Ils avaient dû être adoptés, eux aussi. Enfin, j’espère.
- Comment tu te sens aujourd’hui, dans ta famille ?
- Je pense que… ça va. Je sais que ce n’est pas ce que je disais les premiers mois mais aujourd’hui ça va. Clem remplit son rôle de grand-frère casse-pied et je m’entends pas trop mal avec les jumeaux même s’ils ont cette drôle d’aura autour d’eux…
- Ah, les enfants d’Hécate ont souvent cette réputation oui… »

Thea garda le silence, le regard dans le vide, les lèvres pincées. Elle savait vers quels sujets Dr. Cooper l’emmenait, mais elle savourait les dernières secondes avant de mettre les mots ses émotions.

« Je suis contente pour eux. C’est bien qu’ils aient été appelés par Lupa. Je veux dire, ils ont été repérés jeunes, Adam et Craig les ont presque eu au berceau. J’ai été repérée trop tard, j’ai pas fait attention à mes rêves… Et puis, il y a Clem là-bas donc il pourra les aider. Non, je suis contente pour eux.
- Tu peux être heureuse pour les autres et triste pour toi. »

Thea sentit les larmes lui piquer les yeux. Elle soupira.

« J’ai abandonné depuis longtemps d’être appelé par Lupa. Je sais que c’est rare mais ça arrive. C’est pas grave. J’ai tout un monde à conquérir. Et puis, dix ans coincée au Camp Jupiter ? J’y serais jusqu’à mes presque-trente ans ? Non, non, c’est trop tard pour moi de toute façon. Et puis, au moins je suis tranquille. Et ça m’empêchera pas d’aller à l’université dans deux ans. J’ai encore toute ma vie devant moi, c’est pas parce que je suis pas allée au Camp Jupiter que ça changera quoi que ce soit. Je pense que c’est pour le mieux. Au moins, j’ai évité d’être kidnappé et torturé par Celmis. La vie est belle. »

Dr. Cooper hocha la tête puis tendit une boîte de mouchoirs à Thea qui se moucha bruyamment.

« As-tu pensé, éventuellement, au fait que tu n’étais pas faite pour ce camp mais pour un autre ? Il y a rares cas de-
- Non, non, non. Je ne mettrais jamais les pieds à la Colonie. Et puis quoi encore ? Je refuse d’aller là-bas.
- Tu as peur ? »

Oui, Thea était terrorisée. Et si depuis le début, elle était au mauvais endroit ? Ou pire, et si aucun endroit n’était fait pour elle ?

« Je n’ai peur de rien. »

Cette fois, Thea était piquée au vif. Cette nouvelle psy n’était pas très sympa. Thea préférait le Dr. Dessenne. Au moins, lui, l’écoutait sans jugement. Certes, peut-être était-ce parce qu’il avait perdu son audition au fil des années, ce qui l’avait poussé à prendre une retraite anticipée.

Une fois le rendez-vous terminé, Thea rentra chez elle et ressassa les mots de sa psy. Tu as peur ? Thea avait affronté les problèmes de sa mère, sa terrible grand-mère, un foyer affreux, la perte de ses deux meilleurs amis, un changement drastique de vie, des rendez-vous psy interminables, les pires cauchemars du monde… et on lui demandait si elle avait peur d’une vulgaire Colonie ?

Quelqu’un toqua à la porte et Thea lança un regard noir à la poignée lorsqu’elle fut enclenchée. Puis la petite tête de Clem apparut et Thea soupira fort par le nez.

« Oula, j’en connais une qui n’est pas contente de sa nouvelle psy. Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Emmène-moi à la Colonie. »

Clem ouvrit grand les yeux puis explosa de rire. Lui qui avait voulu y traîner sa petite sœur depuis des mois !

« Excellent. On part dans trois jours. Je vais prévenir les parents. »