En entrant dans le bar, le regard d'Erwin balaya la pièce. L'assemblée n'avait pas l'air complètement ivre, mais l'ambiance qui se dégageait était bien plus vivante que dans l'établissement précédent. Et, comble du bonheur, le presse-citron qui ornait le plan de travail du barman était synonyme de cocktails frais.

"Bah voilà ! Là, ça en vaut la peine !"

Il n'eut pas besoin de tirer Clayton par le bras pour que ce dernier entre à son tour et admire tour à tour chaque élément de déco. Les chaises massives, les lampes farfelues, les posters au mur, les bouteilles sur l'étagère... Le lieu avait réellement quelque chose d'à la fois atypique et accueillant.

Un jeune Romain fit signe à Erwin et Clayton de s'installer au bar. Une carte les attendait déjà à table, mais le fils de Poseidon avait déjà une petite idée de ce qu'il allait boire. Un mojito. Quelque chose de basique, mais l'idée du jus de citron, du vrai, lui avait donné envie au premier coup d'oeil.

Il n'avait pas commencé sa journée en pensant qu'il irait boire un verre avec un presque inconnu, mais cette direction que prenait la fin d'après-midi n'était pas déplaisante. Les deux sang-mêlé commandèrent leurs boissons qui ne tardèrent pas à arriver. En apparence, les verres de cocktail étaient presque trop beaux, trop sages, mais les détails comptaient et laissaient transparaître cette atmosphère décoincée qui manquait aux autre vitrines. Un petit parasol au motif équivoque dans la coupe de Clayton, une fourche miniature en guise de touillette dans le cocktail d'Erwin, et une fausse trace de rouge à lèvre sur les deux verres. Ce bar avait une odeur d'amusement.

Erwin leva son cocktail.

"A ton talent ! Merci de bien vouloir jeter un oeil à ma future arme."

Quand il avait expliqué son problème à Clayton, à la forge, le Romain avait sous-entendu qu'il n'aiderait Erwin que parce que ses dagues actuelles ne valaient même pas la peine d'être regardées et que personne ne lui confectionnerait une arme plus perfectionnée que lui. Le fils de Poseidon ne s'intéressait pas vraiment à la valeur que les autres demi-dieux portaient à ses lames, mais si Clayton trouvait l'inspiration pour lui concevoir quelque chose d'unique et d'original, il ne disait pas non.

Le jeune forgeron heurta son verre contre le sien.

"Santé ! Pas de soucis ; tu verras, on arrivera à en faire quelque chose de décent."

Cette voix résonnait comme le son d'une douce provocation, mais Erwin ne releva pas particulièrement, occupé qu'il était à siroter son cocktail. A vrai dire, il y avait un léger goût amer qui lui restait en bouche et dont il se serait bien passé, mais la boisson avait néanmoins un goût très agréable à chaque gorgée. Clairement le genre de piège digne de Dionysos dont il fallait se méfier. A moins de vouloir finir sous la table en une poignée de minutes. Le fils de Poseidon reposa sagement son verre sur la table.

"Alors, qu’est-ce qui t’amène à la Nouvelle-Rome, Ervin ?
"Erwin." corrigea le demi-dieu.

Le jeune forgeron ne sembla même pas entendre la remarque, perdue quelque part dans le bruit ambiant. Il ouvrait déjà la bouche pour demander autre chose. La réponse à sa première question devait finalement être de l'ordre des formalités dont il se fichait en réalité...

"Non attends avant, c’est comment la Colonie ? C’est vrai que votre chef est un cheval ?"

De toute évidence, oui, cette deuxième question était bien plus importante. Erwin ricana, les lèvres de nouveau près de son verre. Il fallait être un Romain bien curieux pour avoir de telles préoccupations que celle-là. L'espace de quelques secondes, le fils de Poseidon imagina la réaction de Chiron s'il pouvait entendre Clayton et cette comparaison à un vulgaire cheval. L'image valait le détour.

"Un cheval, c'est un peu réducteur, mais sinon oui. Chiron est une sorte de grand poney qu'on appelle communément un centaure. Je me permets de dire ça comme ça parce qu'il est pas là pour nous ordonner de cueillir des fraises toute la journée ni de faire la vaisselle avec les Harpies."

Clayton fronça les sourcils d'incompréhension. Cette histoire de fraises et de vaisselle devait lui être quelque peu obscure. Erwin croisa les bras sur la table et glissa, dans un faux air de confidence :

"Je crois que la Colonie doit être un des premiers fournisseurs de fraises au monde. Et sinon c'est... petit, sans doute, comparé à la Nouvelle-Rome et au Camp Jupiter."

Erwin tenta d'ordonner ses idées. Il pouvait se permettre ce petit temps de pause : Clayton semblait à présent pendu à ses lèvres comme un enfant à qui on raconte une histoire. S'il savait à quel point la Colonie était un endroit banal, par rapport à ce qu'il connaissait...

"En fait, c'est différent à plein de niveaux. La Nouvelle-Rome est une ville avec des famille, plusieurs générations qui y vivent. La Colonie, c'est plutôt comme un pensionnat. Pas de parents, pas de famille, juste des frères et soeurs qui se connaissaient pas avant d'arriver là, et puis des activités limitées à ce que doivent faire des demi-dieux adolescents. C'est pour ça que je suis (encore) venu ici, c'est plus vaste. J'en profite pour faire quelques achats pour préparer l'appartement que je vais occuper à Kolonaki. C'est notre version toute récente de la Nouvelle-Rome."

Le forgeron touillait dans son verre et pliait le sous-verre en carton posé sur la table comme pour fixer son attention sur quelque chose. Erwin lui adressa un nouveau sourire complice.

"Et puis, à la Colonie, c'est plus compliqué de trouver un bon forgeron. Il paraît qu'y en a un pas trop mauvais dans le coin, peut-être que tu le connais."