C’est normal, dit-il. C’est normal, mais ça ne l’était pas vraiment. Ça l’était peut-être pour lui mais ça ne l’était pas pour elle. Non, sa normalité à elle c’était de subir, d’obéir sans discuter, de cacher ce qu’elle ressentait, de rester belle surtout et de souffrir en silence. Sa normalité ça n’était pas d’être trop bruyante, trop demandeuse, trop vulnérable, le visage déformé par les pleurs et le dos courbé. Sa normalité n’était pas d’être aidé, c’était d’aider les autres sans jamais se plaindre, sans jamais un mot plus haut que l’autre. Et tout avait explosé aujourd’hui. Rien n’était pareil qu’avant, rien ne faisait plus aucun sens, elle n’arrivait pas à recoller correctement les pièces de la réalité qui s’était effondrée. Non, ça n’était pas normal. Rien n’était plus normal, pour elle, pas même ce qu’elle ressentait.

Quand il posa la main sur son épaule, elle eut envie de reculer. De s’échapper de ce contact qui malgré tout ça lui paraissait toujours interdit. De fuir tout ça, tout ce que ça signifiait, pour essayer d’oublier cette journée. Mais elle n’en eut même pas la force. Elle resta là, malheureuse. Elle détestait cette situation, d’habitude elle aurait tenté d’être plus agréable, de trouver quelque chose à dire au jeune homme qui semblait embarrassé parce qu’il ne trouvait pas ses mots mais elle ne les trouvait pas non plus. Comme si sa tête s’était vidée, que ses pensées s'étaient effondrées avec le reste de sa vie.

Alors elle le suivit, misérable, reprit sa marche comme si c’était sa dernière, le poids du péché traînant encore derrière elle. Mais elle ne savait pas quoi faire, toute seule, elle ne savait plus quoi faire, elle n’avait jamais su quoi faire alors elle n’avait pas d’autre choix que de suivre le seul qui voulait bien lui donner un peu d’indication. Le seul qui avait l’air de faire un peu sens dans un monde qui n’en avait plus, qui marchait droit quand tout le reste était tordu. Et elle avait désespérément besoin d’une boussole.

Il était gentil, vraiment gentil et pourtant elle n’arrive presque pas à réagir, hochant à peine la tête pour le remercier d’avoir vérifié que personne d’autre n’était présent. La jeune femme avait l’impression de marcher dans la brume, que l’univers autour d’elle n’existait plus vraiment et que tout autour d’elle n’était qu’un rêve, ou plutôt un cauchemar. Ses gestes étaient mécaniques, saccadés comme ceux d’un robot, ou de la statue qu’on avait toujours voulu qu’elle soit finalement.

La brune aurait aimé pouvoir le remercier plus, pouvoir être mieux que ça, être à sa hauteur en quelque sorte. Toujours, au fond d’elle, il y avait cette idée qu’elle devait être mieux. Qu’elle devrait rester parfaite ou bien elle n’était pas assez. Plus réactive, plus calme, plus apaisée parce qu’il faisait des efforts pour qu’elle le soit après tout, non ?

Elle n’arrivait même pas à se regarder dans le miroir.

Rapidement, elle essuya le maquillage qui avait coulé. Tenta de reprendre contenance. Mais même si ces gestes étaient toujours aussi gracieux que d’habitude, un œil attentif aurait remarqué qu’il y avait quelque chose qui clochait. Qu’ils étaient plus hésitants, plus désorientés. Isadora ne savait plus où elle allait, et doucement, ses sensations s’étiolaient peu à peu - elle ne sentait plus où elle allait, non plus.

Le fils de Poséidon était sur le bord du bassin alors la jeune l’y rejoint aussi, enleva ses chaussures sans vraiment y penser et plongea ses pieds dans l’eau à son tour. Elle regardait ses jolies jambes sous la surface mais elle n’avait pas vraiment l’impression qu’elles lui appartenaient, elle ne sentait pas le liquide glisser sur sa peau. Elle frissonna dans la chaleur de la soirée comme si elle avait froid mais elle n’avait pas froid, elle n’avait pas chaud non plus. Elle ne ressentait plus la température, plus vraiment rien en fait. Son esprit était en train de tout bloquer, de fermer ses portes, de tout bloquer parce que tout était trop à supporter.

Pendant quelques minutes qui s’étirèrent dans le silence, seulement troublé par le clapotis de l’eau et le griffonnement du crayon du demi-dieu, Isadora ne dit rien. Même sa respiration lui semblait cotonneuse comme si elle la retenait en attendant que quelque chose se passe. Mais il ne se passait rien, il ne se passait plus rien dans son pauvre esprit engourdi par la douleur, refusant de ressentir quelque chose si c’était le prix à payer pour arrêter de souffrir.

D’une petite voix, elle sortit finalement de son mutisme, et même sa propre voix lui parut lointaine, si lointaine. Elle n’était plus vraiment là, perdue dans la brume qui avait recouvert ses pensées pour les émousser et qu’elles arrêtent de la blesser.

Mais de cette manière, elle perdait aussi tout le reste. Toutes celles qui la maintenaient encore ici.

-Je ne me sens pas très bien, murmura-t-elle d’un ton faible.

Tellement faible qu’elle n’était même pas sûre qu’il l’ait entendu…