Malgré les éprouvants moments des derniers jours, Alexis avait finalement commencé à apprécier la vie à la romaine. Elle mitraillait son emploi du temps d’entraînements, ce qui lui faisait oublier toutes les choses auxquelles elle ne voulait pas penser. Elle savait que d’autres demi-dieux disparaissaient. Elle savait que l’enquête piétinait. Elle savait que peut-être elle devrait proposer son aide. Alors pour oublier, elle s’entraînait jusqu’à s’en faire vomir. Le soir, elle se retrouvait avec tellement de bleu qu’elle se demandait si elle retrouverait un jour une couleur de peau normale.

Sous les conseils de Sera, Alexis attendait toujours qu’il soit très tard pour aller dans les bains publics. Généralement, il n’y avait pas âme qui vive ou alors seulement une ou deux ombres plongées dans les vapeurs et la pénombre ambiante. Néanmoins, Alexis prenait soin de ne jamais y aller intégralement nue. Elle avait des « sous-vêtements spéciaux » - une sorte de maillot de bain spécial… bain – qu’elle ne quittait jamais. L’idée de se retrouver en tête-à-tête, nue, avec quelqu’un la dérangeait. Même si elle s’était rendu compte que tard le soir personne ne se parlait, elle ne voulait pas tenter le diable.

Ce soir-là, comme tant d’autres, la fille d’Arès était donc aller dans le bâtiment des bains, s’était changée dans les vestiaires, puis s’était glissée, furtive comme une ombre, jusque l’eau bouillante. Le calme était si reposant qu’Alexis laissa échapper un frisson de plaisir. Quelques heures plutôt, elle s’était pris un méchant coup d’épée sur l’épaule, ce qui laissait une marque encore douloureuse. L’eau chaude apaisait également ses courbatures et la détendait complètement. Pour peu, elle aurait pu dormir ici. Elle qui détestait les étendues d’eau se trouvait tout à fait à son aise dans celle-ci.

Au bout de quelques minutes, Alexis se mit à se déplacer mollement, comme bercée par les vapeurs et la fatigue. Ses yeux commencèrent à lui piquer légèrement, signe qu’il était peut-être un peu trop tard pour prendre un bain. Elle ferma alors les yeux quelques instants, se laissant toujours bercer par les remous de l’eau. Finalement, son visage s’écrasa délicatement contre une surface presque spongieuse. Alexis rouvrit les yeux et tâta l’obstacle avant de se rendre compte que c’était un dos. Plutôt musclé, pour dire. La fille d’Arès recula doucement, avant de laisser échapper un murmure :

« Pardon, j’avais pas vu. »

Elle resta quelques instants immobile, attendant la réaction de l’autre personne. Elle voulait être sûre de n’avoir causé aucun tord avant de s’enfuir à l’autre bout de ce bain.

Hey hey Bae, vous ici ?:

Les derniers jours, Erwin les avait vécus comme il aurait regardé un film : de loin. Il avait l'impression que son esprit suivait inlassablement son corps sans en avoir le contrôle. Le chaos du labyrinthe, toutes les informations à ingurgiter sur le camp romain, ce nouveau lieu de vie, les entraînements intensifs et les cours de latin, la fatigue... Le fils de Poseidon ne demandait qu'à s'effondrer sur son lit et se faire engloutir par les draps, le matelas, l'oreiller. Il aurait volontiers passé des jours dans cette prison de sommeil, enfermé loin du monde.

Ce dortoir qu'il partageait avec ses compagnons grecs lui semblait étrange. Il n'avait rien pensé de particulier la première nuit, Morphée l'avait immédiatement emporté avec lui. Mais par la suite, même en journée, ce lieu lui paraissait dépourvu de vie. Aucun demi-dieu n'était encore totalement remis des derniers événements, personne ne prenait vraiment le temps de parler avec les autres, on n'échangeait que de courtes phrases puis on vaquait à ses propres occupations. Ce n'était peut-être encore qu'une affaire d'adaptation, mais Erwin n'avait pas envie de se retrouver à nouveau dans cette atmosphère silencieuse.

Pour se détendre réellement, rien de mieux que les bains. Erwin avait entendu parler de ces bains communs, mais avant d'y venir pour la première fois, il imaginait ça comme un petit bassin pour quatre ou cinq personnes. La réalité l'avait surpris : il était face à des thermes tels que les décrivaient les rares cours d'histoire dont il se souvenait. Les Romains semblaient aimer le traditionnel, Erwin s'était senti transporté tout droit dans la Rome Antique. Passée la première surprise, le fils de Poseidon s'était immédiatement senti à son aise dans cet endroit. L'eau, c'était tout ce qu'il lui fallait. Quant à la nudité, elle ne le gênait pas, le demi-dieu n'avait jamais été fort pudique. Si tout le monde se promenait ici sans le moindre inconfort, il pouvait le faire lui aussi.

Erwin se trouvait donc dans un bassin à l'eau agréablement chauffée. Quel contraste avec les douches froides des soirées à la colonie ! Il aurait pu passer tout son temps dans cette eau qui le caressait doucement jusqu'au ventre. Il s'enfonça dans l'eau en soupirant d'aise. Englouti jusqu'aux épaules, il resta longtemps là, les yeux fermés, laissant s'échapper hors de lui tous les souvenirs des derniers jours, oubliant où il était, qui l'entourait. L'espace, le temps, plus rien n'existait. Que cette douce chaleur tout autour de son corps, une bulle rien qu'à lui, loin de tout.

Au bout d'un moment dont il ignorait la durée, Erwin rouvrit les yeux. Il se sentait détendu. Le bassin était peu fréquenté à cette heure. Le demi-dieu se dit qu'il pourrait bien tester un autre point d'eau. On lui avait dit qu'il y avait ici plusieurs bassins, mais il n'avait encore jamais pensé à varier. Il n'était venu dans les bains que pour se laver, rien d'autre. C'était l'occasion d'innover ! Il se redressa, se dirigea lentement vers une extrémité du bassin dans l'idée d'aller voir ailleurs. Quand il sentit un coup dans son dos.

"Pardon, j’avais pas vu."

Erwin sursauta et se retourna. Il resta figé durant deux ou trois secondes. Il était face à Alexis. Les deux demi-dieux n'avaient pas vraiment reparlé depuis le labyrinthe , ils s'étaient d'ailleurs à peine croisés, leurs plannings à la romaine étaient bien trop chargés pour qu'ils cherchent à se voir. Alors retrouver la fille d'Arès dans les bains à une heure tardive était la dernière chose à laquelle Erwin s'attendait. Elle semblait également surprise, sa phrase s'était perdue dans la vapeur ambiante. Elle avait reculé de quelques pas et les deux demi-dieux se fixaient à présent dans le blanc des yeux, sans rien dire. Après un silence gêné, le fils de Poseidon recula encore un peu et détourna les yeux.

"Salut. Tu... C'est pas le côté 'réservé' aux garçons par ici ? Je pensais pas te trouver là..."

A cette phrase mal assurée, Erwin croisa discrètement les mains devant lui. Pudique, pas tant que ça, mais de là à se trouver nu à côté d'Alexis...

Lentement, trop lentement, le corps inconnu lui fait face. Ce fut donc avec un effroi à peine dissimulé qu’Alexis se rendit compte qu’il s’agissait d’un visage familier. Pas du type « ahaha, je t’ai croisé une fois ou deux au mess, je suis confuse » mais plutôt du type « ahahahahahahahahahaha, je suis à moitié nue devant Erwin, je veux mourir de honte », avec un rire plus hystérique que mignon. Peut-être que s’ils étaient en plein jour, Erwin aurait pu voir le visage d’Alexis passer d’un clair tout à fait banal à un rouge surhumain. La chaleur envahit complètement le corps de la sang-mêlée qui avait l’impression que toutes les veines de son visage venaient d’exploser. Elle fit un nouveau pas en arrière. Pourquoi ?

Un silence gênant s’installa entre les deux comparses. Erwin la dévisageait et Alexis était bien contente d’être dans le noir. De cette façon, elle n’avait pas à le fixer ou pas dans les yeux, elle n’avait pas à lire toutes les émotions de son visage, elle n’avait pas besoin de voir plus en détails son expression faciale. Puis, alors que rien ne pouvait être pire, alors que la honte était à son paroxysme, alors que la fille d’Arès songeait déjà à la mort, Erwin l’acheva une dernière fois, lui creusa un peu plus dans son trou de la honte. C’est pas le côté réservé aux garçons par ici ? Alexis se figea. Sa respiration fut coupée.

Plongée dans ses propres souvenirs, Alexis pouvait se remémorer très clairement les propos de Seraphina. Généralement, il y a un côté garçon et un côté fille. Rien n’est officiel, mais ce sont dans les habitudes ! Tu t’en rendras vite compte de toute façon. Alexis s’enfonça lentement dans l’eau, ne laissant plus que dépasser ses yeux. Pouvait-elle mourir en retenant sa respiration ? Pouvait-elle mourir de combustion instantanée ? Toute sa peau la brûlait, comme si un manteau de feu l’avait enveloppée. Mais non, ce n’est que le manteau de la honte.

Revenant à la réalité, Alexis leva les yeux pour croiser plus ou moins ceux d’Erwin. Elle se redressa très légèrement pour pouvoir de nouveau respirer. Elle prit une profonde inspiration puis expira lentement. Ce n’était pas la fin du monde. Il n’y avait pas de raison d’être plus gênée que ça. Ce n’était pas comme si elle était entièrement entourée d’hommes en plein jour. Elle était dans la nuit, en compagnie d’Erwin, dans des thermes. Puis, si ça se trouve, c’était lui qui s’était trompé ?

« Je. Je sais pas trop. Peut-être ? »

Alexis parlait à voix basse. La quiétude du lieu ne lui donnait pas du tout envie de hurler. Elle se racla discrètement la gorge et détourna le regard. Devait-elle réellement fixer Erwin qui se tenait beaucoup plus haut qu’elle ? De nouveau, le rouge vint lui piquer les joues et elle fit un pas en arrière, chassant d’une main invisible une image de son cerveau.

« J’ai pas vraiment regardé… D’habitude il y a personne, c’est calme, c’est bien. Expliqua-t-elle en se laissant bercer par les légers remous des bains. Enfin, je dis pas que c’est moins bien quand t’es là. C’est juste différent. J’ai rien contre. »

Alexis enchaîna, laissant le flot de paroles couler comme si elle ne voulait plus l’arrêter. Elle se mordit la lèvre et enfonça de nouveau sa tête dans l’eau jusqu’au-dessus du nez. Venait-elle réellement de dire qu’elle n’avait rien contre le fait de se laver avec lui ? Pourquoi tout devait être si gênant ? Alexis avait l’impression qu’à fois qu’elle s’approchait d’Erwin, la situation dérapait complètement.

Les paroles d'Erwin restèrent en suspens un moment. Il n'y avait plus un bruit. Un instant, le fils de Poseidon se demanda si Alexis respirait toujours. Même le son de son souffle s'était évaporé. Le silence s'étira encore un peu jusqu'à ce qu'Alexis réagisse d'une petite voix.

"Je. Je sais pas trop. Peut-être ? J'ai pas vraiment regardé… D'habitude il y a personne, c'est calme, c'est bien. Enfin, je dis pas que c'est moins bien quand t'es là. C'est juste différent. J’ai rien contre."

Le flux de paroles qui venait de lui échapper indiqua à Erwin qu'elle était tendue. Ses paroles fusaient et n'avaient pas toujours beaucoup de sens. Elle avait déjà réagi de cette façon plusieurs fois. En même temps, était-ce étonnant ? Mal à l'aise, la fille d'Arès disparut littéralement. Erwin baisse la yeux et distingua le haut de sa tête qui dépassait de l'eau, fixant le vide. Pour sa part, le Grec se tenait droit, un peu trop peut-être. Il se sentait crispé et n'osait pas vraiment regarder vers Alexis. De ce qu'il avait vu en la trouvant dans son dos, elle n'était pas réellement nue, mais dans une telle situation, c'était tout comme. Il fallait détendre l'atmosphère...

"C'est rien, c'est rien. C'est vrai qu'y a personne à cette heure, on allait pas rester chacun dans un coin, ça aurait été triste."

Il y eut un silence de plus.

"C'est pas... Nan, je voulais pas dire qu'on devait forcément se retrouver là, comme ça, c'est même un peu bizarre. Mais tant qu'à se voir... Parce qu'on s'est plus trop croisés ces derniers temps. Enfin. Voilà."

Erwin prit le risque de sortir une de ses mains de l'eau. Il se gratta la nuque en regardant au plafond. Ses pensées s'entrechoquaient. Les souvenirs de leurs derniers jours au camp grec, comprenant les turbulences créées par Andrew, le voyage dans le labyrinthe, les réveils dans le dortoir commun sans trop se parler... Il y avait déjà eu des moments gênants, mais une rencontre dans les bains battait des records. Si rien ne changeait, la conversation risquait d'être tendue...

Voyant que la tête d'Alexis toujours à moitié immergée dans l'eau, le fils de la mer décida de l'imiter. Il se laissa fondre petit à petit jusqu'à ce que l'eau atteigne son menton. Il lança un regard sur le côté, en direction de la Grecque. Elle le regardait également, en coin, d'un oeil furtif.

"Hum... Sinon, la vie romaine, t'aimes ça ? A part pour la proximité des bains du coup..."

Peut-être que la faire parler lui ferait oublier tout ce qui l'entourait. Peut-être qu'ils pourraient se sentir plus à l'aise. Tentative numéro 1 : en attente de verdict.

C’est rien, c’est. C’est vrai qu’y’a personne à cette heure, on allait pas rester chacun dans un coin, ça aurait été triste entama Erwin avant qu’un nouveau silence ne les englobe. Alexis songea à partir. Elle le mettait clairement mal à l’aise. Elle mettait tout le monde mal à l’aise. Elle n’aurait pas dû sous-entendre qu’ils devaient rester ensemble. Peut-être que maintenant il se sentait juste obligé de faire la conversation, afin de rester poli. Pour peu, Alexis aurait envie de se noyer, au moins il n’y aurait plus de problème. Puis en se rappelant que c’était plus ou moins déjà arrivé, elle sortit son nez de l’eau. Respirer était finalement une bien meilleure idée.

Erwin brisa de nouveau le silence mais Alexis ne comprenait pas trop où il venait en venir. Il semblait s’embourber dans des explications assez étranges pour finalement conclure par un « Voilà » qui ne clarifiait pas du tout ses pensées. Alexis suivit des yeux sa main qui sortit de l’eau pour se poser sur sa nuque. Puis, elle continua de lever les yeux pour fixer Erwin qui lui fixait le plafond. Elle profita de ses quelques instants sans qu’il ne la regarde pour détailler son visage, puis détoura rapidement le regard avant qu’il rebaisse les yeux. Une seule question tournait en boucle dans la tête d’Alexis : Erwin avait-il toujours été si musclé ou était-ce nouveau ?

Finalement, Erwin se laissa glisser dans l’eau afin d’opter pour la même position qu’Alexis, si ce n’est qu’il avait son menton de sorti. Peut-être que dans une autre situation, la fille d’Arès aurait été gênée car ils n’étaient pas assez loin l’un de l’autre. Peut-être qu’elle aurait profité de ce nouveau silence pour s’excuser et mettre fin à cette rencontre gênante. Mais pour le moment, elle se contentait de le fixer à la dérobée, ignorant complètement tout ce qui aurait pu la gêner en temps normal – exception faite de leur nudité apparente.

Hum, sinon… La vie à la romaine, t’aime ça ? À part pour la proximité des bains du coup… Alexis fut presque surprise d’entendre de nouveau sa voix, comme s’il voulait réellement faire la conversation. Ou alors il était toujours trop poli pour partir. Alexis pivota lentement sur elle-même pour faire face à Erwin. Elle planta son regard quelques instants dans le sien, comme pour y déceler un « s’il te plait va-t’en » mais elle n’y vit que de la sincérité. Elle releva donc légèrement la tête pour pouvoir parler sans avaler de l’eau.

« Ça va… Beaucoup d’entraînements, beaucoup plus violents… »

Tout en disant cela, Alexis fit sortir de l’eau son épaule gauche où on pouvait y voir une balafre. Blessure superficielle assez impressionnante au premier coup d’œil mais qui n’avait rien de méchant. La fille d’Arès enchaîna rapidement :

« Tout est très… différent. Le latin est horrible., trancha-t-elle en affichant un sourire amusé. Sinon, ça ne change pas tellement de la Colonie. »

Alexis détacha son regard d’Erwin pour fixer un point invisible plus loin. Puis, avec un sourire qui se voulait avenant, elle murmura :

« Et toi ? »

Habituellement, Alexis n’aimait pas tellement ce genre de conversation où l’on échange sur des futilités. Mais, cette fois, elle était réellement intéressée par la réponse du fils de Poséidon. Même si les rares fois où ils s’étaient retrouvés ensemble étaient plutôt catastrophiques, Alexis s’était retrouvée malgré elle à éprouver une sorte d’affection pour lui. Il était sympa. Drôle. Comme un cousin ?

Erwin s'était imaginé plusieurs scénarios possibles les quelques secondes de vide qui suivirent sa question. Alexis allait peut-être l'ignorer. Ou bien elle allait l'envoyer nager ailleurs. Ou bien elle allait le fixer une longue minute avant de sortir du bassin sans rien dire. Ou bien...

"Ça va… Beaucoup d’entraînements, beaucoup plus violents…"

A la surprise du demi-dieu, on pouvait presque distinguer de l'enthousiasme dans cette réponse. Si la tête Alexis n'avait pas été encore plongée dans l'eau jusqu'au bord des lèvres, comme pour se cacher du monde entier, on aurait pu croire à une discussion banale entre deux Grecs découvrant la Nouvelle Rome. Même si le demi-dieu ne partageait pas vraiment l'engouement de son amie pour les entraînements, il comprenait que cela puisse lui changer les idées, à elle. Puis, la fille d'Arès frémit et Erwin crut un instant que le scénario de la fuite allait se produire, qu'elle allait se lever et sortir du bassin. Etrangement, il n'en avait pas vraiment envie. Mais au lieu de voir la demi-déesse courir loin de lui, il aperçu seulement une épaule dépasser de l'eau. Il ne faisait pas suffisamment clair pour que le fils de Poseidon distingue réellement la cicatrice que fixait Alexis, aussi pensa-t-il qu'elle voulait faire référence à une blessure musculaire ou quelque chose de ce genre-là. Il allait lui demander si cette blessure n'était pas trop sérieuse, mais Alexis continua sur sa lancée.

"Tout est très… différent. Le latin est horrible. Sinon, ça ne change pas tellement de la Colonie."

A la mention du latin, Erwin laissa échapper un petit rire. Il n'était donc pas le seul à considérer cette langue morte comme sa bête noire. Le grec ne lui posait très clairement aucun problème, d'autant qu'il parlait le grec moderne durant son enfance à Santorin, mais malgré tous les conseils qu'avait pu lui donner Caela, le latin était pour lui bien plus compliqué.

"Et toi ?"

Erwin fut plus surpris par le sourire qu'Alexis afficha que par la question qu'elle lui retournait. Elle semblait un peu moins tendue, même si on était encore loin de ce que l'on pourrait appeler "confort". Le fils de Poseidon, lui, avait tenté en l'écoutant de faire abstraction de cette situation. La voix d'Alexis semblait l'avoir légèrement détendu. Il se força à oublier un peu plus le contexte extérieur et se concentra sur la discussion pour ne pas se crisper à nouveau.

"Les journées me semblent méga remplies ! J'ai trouvé un peu de temps pour dessiner quelques trucs, mais j'ai moins d'occasions que chez nous. Puis c'est marrant, je me sens comme un gamin qu'on renvoie à l'école, avec ces cours de latin, et en même temps on joue clairement dans la "cour des grands" avec ces entraînements de malade. Je t'avoue que c'est pas ce que je préfère, mais j'ai déjà appris pas mal de trucs. Le lancer de dague, ça allait, mais le combat rapproché était clairement pas mon fort. Maintenant, je sens que ça va un peu mieux..."

Le fils de la mer aurait pu encore parler du réfectoire qui l'avait ébloui par toute cette nourriture qui se baladait autour de lui, des bains qu'il avait découverts à une heure un peu plus fréquentée, du dortoir qui lui semblait si étrange et si familier à la fois... Mais le fait de penser aux entraînements lui donna une autre idée. Il se tourna vers Alexis et inclina la tête, à la manière d'un petit chien quémandant une caresse ou une croquette.

"On pourrait peut-être aller aux entraînements à deux, ça me motiverait peut-être. Enfin si t'as envie, évidemment."

Le fils de Poseidon se redressa, sentant qu'il s'enfonçait peu à peu dans le bassin. Ses pieds glissaient certainement un peu sur le sol. Son geste le lui confirma d'ailleurs... Dans son mouvement, le talon d'Erwin dérapa sur le sol, le demi-dieu perdit l'équilibre. Par réflexe, il tenta de se rattraper à tout ce qui l'entourait pour ne pas boire la tasse. Coup de chance, sa main trouva une surface à laquelle s'appuyer. Le tout n'avait duré que quelques secondes, il était à nouveau droit et stable. Son cerveau se remit alors en route. Sa main était toujours en contact avec cette surface. Une surface douce, arrondie. Erwin devint blanc puis rouge. Un bref coup d'oeil en direction de sa main lui apprit que la surface qui lui avait servi d'appui n'était rien d'autre que la cuisse d'Alexis.

Après un court silence, Erwin enchaîna sur sa propre expérience du camp romain. Il semblait assez confus par rapport à ce qu’on lui offrait : des cours de latins chiants à mourir mais des entraînements d’une difficulté presque surhumaine. Il mentionna le lancer de dague et les yeux d’Alexis brillèrent d’une étincelle d’excitation. Elle adorait le lancer de dague. Elle adorait les dagues. Et elle n’avait pas encore pratiqué cet art depuis son arrivée.

Erwin tourna la tête à ce moment et les deux demi-dieux se firent face. Alexis ne pouvait cacher le sourire qui s’étirait sur ses lèvres. Peut-être était-ce la fatigue, peut-être était-ce le fait de parler d’entraînement, mais Alexis n’avait plus d’yeux que pour Erwin. Il aurait pu lui faire des cours de latin immédiatement qu’elle en aurait fait sa langue maternelle. Puis, le fils de la mer inclina sa tête sur le côté, une légère moue dessinée sur son visage. Le cœur d’Alexis loupa un battement, ce qu’elle mit ça sur le compte de la surprise. On pourrait peut-être aller aux entraînements à deux, ça me motiverait peut-être. Enfin, si t’as envie, évidement. De nouveau, un battement de louper.

Alors qu’Alexis s’inquiétait de faire une crise de tachycardie, elle vit Erwin s’agiter. Il se redressa, puis se pencha en arrière. Il semblait complètement chuter. D’instinct, Alexis se redressa pour tenter vainement de le retenir. Elle se pencha en avant, s’approchant du corps d’Erwin et sa main tendue se referma sur le vide. À cet instant précis, elle sentit quelque chose lui attraper la cuisse. De stupeur, Alexis se fixa. La sensation ne dura que quelques instants, juste le temps pour Erwin de se redresser. Finalement, elle l’avait aidé d’une autre façon.

Pendant quelques secondes, les deux demi-dieux étaient face l’un à l’autre. Alexis penchée dans sa direction. Erwin la main sur sa cuisse. Pendant quelques secondes, le temps semblait s’être figé. Puis tout s’accéléra. Erwin retira sa main, Alexis recula brutalement, manquant de tomber à son tour. Peut-être était-ce la fatigue, peut-être était-ce l’expression qu’Alexis discernait sur le visage d’Erwin, mais la fille d’Arès pouffa de rire.

Alexis se racla la gorge, mais ne put retenir le rire qui s’échappa de sa gorge. Ce rire se transforma en fou rire qui dura pendant plusieurs secondes. Alexis tentait d’être discrète, mais elle cela ne faisait que de lui monter les larmes aux yeux. Finalement, après quelques exercices de respiration, le visage fendu d’un sourire moqueur, Alexis s’approcha d’Erwin pour planter son regard dans le sien :

« La prochaine fois, essaye la main d’abord. Si tu veux t’entraîner avec moi, tu risques de perdre un bras en faisant ça. »

Si le sens de la phrase ressemblait plutôt à une menace, l’expression de son visage et le timbre de sa voix donnait une tout autre impression. Peut-être était-ce la fatigue, mais Alexis décida qu’elle n’était plus la seule catastrophe de la Colonie.

Dans un contexte habituel, Alexis aurait peut-être éclaté en hurlement, aurait reculé jusqu'à l'autre bout du bassin et éventuellement fait exploser la tête d'Erwin. A quelques détails près. Mais le contexte était tout sauf normal, et la fille d'Arès se contenta de reculer d'un seul coup, pas si loin qu'Erwin aurait pu l'imaginer, et se mit à rire. Le fil de Poseidon ne savait pas comment prendre cette réaction, mais le rire d'Alexis n'avait rien de ses gloussements nerveux, qu'il avait déjà eu l'occasion d'entendre. Elle avait un joli rire. Certes incontrôlable à ce moment précis, mais joli tout de même. L'expression de son visage acheva de détendre Erwin. La fille d'Arès était belle quand elle riait.

Lorsqu'elle leva les yeux vers le fils de Poseidon, à nouveau debout dans le bassin, celui-ci remarqua vite une étincelle malicieuse dans son regard. Son sourire en coin n'avait rien à envier au rire qu'Alexis avait laissé échappé. Cet air mutin lui allait bien. D'un air plus sûr d'elle, elle planta ses yeux dans ceux d'Erwin. Sans trop savoir pourquoi, il frissonna.

"La prochaine fois, essaye la main d’abord. Si tu veux t’entraîner avec moi, tu risques de perdre un bras en faisant ça."

Peut-être que son corps avait pressenti la menace déguisée et que le frisson n'était qu'un signe de crainte à l'idée de perdre un membre. Le demi-dieu ne doutait aucunement de la capacité d'Alexis à l'amputer d'un bras. Cependant, le ton employé ne collait pas avec les mots. Erwin sourit et fit un pas en direction d'Alexis. Mais toute idée de taquinerie le quitta en une fraction de seconde, tout juste le temps de se répéter quelques mots. Pas de contact physique. Il s'arrêta sans rien dire. cela faisait un moment qu'Alexis avait prononcé ces mots, lors de leur première rencontre. Toutefois, même si le temps s'était écoulé et qu'Erwin avait eu d'autres occasions de découvrir la fille d'Arès, il n'avait jamais oubli cet avertissement et avait tenté, autant que possible, de ne pas dépasser les limites tacitement imposées. Il resta donc à une distance convenable.

"Désolé, j'ai glissé, chef. Sinon... Je suppose que ça veut dire oui, pour l'entraînement ?"

La question n'en était pas tout à fait une. A l'idée des futurs entraînements qui l'attendaient, le fils de la mer laissa ses lèvres s'étirer en un sourire. Il avait des courbatures rien qu'à y penser, mais il savait qu'il serait désormais plus emballé par son planning. Il savait qu'Alexis lui ferait mordre la poussière sans aucune difficulté. Il profita donc de ce terrain neutre, où probablement personne n'aurait pensé à se lancer dans un combat, pour jouer la confiance.

"Mais sérieusement, tu crois pouvoir casser un de ces bras dignes de ton père ?"

Pour ponctuer ses propos et appuyer leur côté ironique, Erwin contracta ses muscles, imitant approximativement la pose du Laocoon de Michel-Ange, une des rares statues qui l'avaient marqué lors des quelques cours d'art qu'il avait suivis. L'expression dévastée en moins. Un sourire faussement narquois à la place. Il n'était pas sûr que l'humour ferait son effet, mais il n'avait rien à perdre. Sa dignité l'avait abandonné depuis un moment.

Alexis ne pouvait cacher l’amusement qui la faisait trembler. Son sourire la trahissait. Ses yeux la trahissaient. Son attitude la trahissait. Tout son être semblait vibrer au même rythme qu’Erwin. Cette proximité soudaine aurait pu l’effrayer dans une autre situation, mais la fatigue amoindrissait ses défenses. Quand il fit un pas vers elle, elle ne recula même pas. Elle se contenta de le fixer, toujours avec cet air malicieux. Et ce sourire que lui rendait le fils de Poséidon ne faisait qu’agrandir cette chaleur qu’elle ressentait au fond de son estomac, bien qu’elle préférât l’ignorer.

Désolé, j’ai glissé, chef. Alexis ne put s’empêcher de pouffer discrètement de rire. Elle cacha cette réaction avec une légère toux simulée. Si elle commençait à rire à tout ce qu’il disait, il allait prendre ses aises et vouloir faire des blagues tout le temps. Et s’il faisait des blagues, il allait continuer avec ce sourire. Et s’il souriait… Alexis secoua discrètement la tête. Il venait de dire quoi déjà ? Je suppose que ça veut dire oui, pour l’entraînement ? Le sourire amusé d’Alexis se transforma en demi-sourire de défi. S’il était prêt à jouer à ce jeu, alors Alexis se ferait un plaisir de lui montrer les pas de danse.

Mais sérieusement, tu crois pouvoir casser un de ces bras dignes de ton père ? Erwin joignit le geste à la parole, exhibant fièrement son biceps, telle une statue grecque. Alexis pouffa de rire, beaucoup moins discrètement qu’il y a quelques secondes. De toute sa hauteur, ignorant sa pudeur d’avant, elle balança le poids de son corps sur la gauche, une main sur sa hanche et l’autre sur son menton. L’air arrogant, elle déclara :

« Je pense pouvoir survivre à cette musculature, bien qu’elle soit éblouissante. Mais toi, est-ce que tu pourrais survivre à ça ? »

Alexis leva un sourcil plein d’assurance, un demi-sourire beaucoup trop fier sur les lèvres. Il venait de la provoquer et personne ne pouvait provoquer Alexis sans en payer le prix. En fait, si, plein de gens. Mais pas ce soir, visiblement. D’un mouvement beaucoup trop rapide, elle laissa chuter son poids de corps dans l’eau, en direction d’Erwin pour lui mettre une balayette tout en lui tapant, pas trop fortement, avec la paume de sa main sur le plexus.

Trop gentille – ou trop fatiguée pour faire attention à ce qu’elle faisait – elle le retint au dernier moment, en plaçant une main derrière sa nuque et l’autre en bas de son dos. Un sourire narquois prit place sur ses lèvres, alors que leurs visages ne se trouvaient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre :

« C’est bien ce que je pensais… »

Murmura-t-elle avec une voix qu’elle ne reconnaissait pas. Quelques secondes se passèrent, durant lesquelles aucun d’eux ne bougea. Puis Alexis réalisa la situation, remarquant que leurs souffles se mélangeaient, sentant que leurs peaux se touchaient. Un frisson la parcourut instantanément, puis elle relâcha Erwin pour qu’il finisse sa chute tranquillement. La fille d’Arès commença à reculer. Il faisait chaud non ?

Ce qu'Erwin pensait être une blague sans suite prit vite une tournure qu'il n'attendait pas. Le sourire d'Alexis s'élargit. Plus la nuit grignotait les secondes, les minutes et les heures, plus l'Alexis distante semblait s'effacer. Une Alexis sûre d'elle se dessinait peu à peu et la transition n'était pas des plus évidentes. A quel moment la gêne avait-elle totalement disparu chez elle ? A quel moment avait-elle décidé de ne plus voir la nudité, la proximité et la discussion presque forcée ? Elle s'était levée. Hors de l'eau, Erwin eut l'impression de la redécouvrir. Il ne put se retenir de laisser son regard glisser sur la silhouette de la fille d'Arès, caresser la courbe harmonieuse de son corps.

"Je pense pouvoir survivre à cette musculature, bien qu’elle soit éblouissante. Mais toi, est-ce que tu pourrais survivre à ça ?"

Erwin sortit de sa contemplation, un peu trop tard cependant. Il eut le temps d'apercevoir le visage d'Alexis arborer un air fier qui lui allait d'ailleurs divinement bien. Elle dégageait une force, une puissance que son allure physique ne permettait pas de soupçonner au premier abord. Le temps de se faire cette réflexion, le fils de Poseidon se retrouvait renversé à moitié dans l'eau, la pression d'une main dans sa nuque et l'autre dans son dos. Après la fulgurance du mouvement, il était désormais figé dans une position oblique tout sauf naturelle. Alexis était penchée à quelques centimètres de lui. Les deux Grecs ressemblaient très probablement à deux danseurs dont les gestes auraient été suspendus.

Sentant la respiration d'Alexis contre lui, Erwin déglutit. Ce n'était pas prévu. Pas. Du. Tout. Prévu. Que son corps réagisse à cet enchaînement inattendu, ça, on pouvait en revanche le prévoir... Erwin comptait donc une raison de plus pour être mal à l'aise et vouloir rétablir la situation. Pourvu qu'Alexis ne remarque rien...

"C’est bien ce que je pensais…"

La voix d'Alexis était... différente ? Elle avait parlé bas mais pas avec cette apparente timidité qu'on pouvait remarquer habituellement. C'était comme si cette voix venait de plus loin, une voix grave, résonnante, chaude. Erwin n'eut aucune envie de briser l'atmosphère créée autour de lui par cette seule phrase. Lorsqu'il reprit ses esprits, il n'eut même pas le temps de tenter un mouvement quelconque pour se dépêtrer des bras de la demi-déesse, qui semblait s'être réveillée en même temps que lui : l'étau autour de lui se desserra immédiatement.

Erwin se sentit tomber. Il aurait pu décomposer sa chute centimètre par centimètre. Alexis s'éloignait de son visage, puis l'eau prit sa place dans son champ de vision. Des bulles autour de lui, des remous, une image très floue au-dessus de lui. La fille d'Arès n'était qu'une tache relativement colorée dans la pénombre et les vagues. D'un côté, le fils de Poseidon se sentit étrangement à l'aise entouré de cette eau chaude. D'un autre, une petite voix lui soufflait une idée, peut-être pas la plus intelligente. Elle cherche la guerre ? Ok, c'est parti ! Le corps du demi-dieu toucha le fond du bassin. Il poussa sur le fond, se propulsa vers le haut, se releva. Sa tête sortit de l'eau.

"Tu as oublié un détail : l'eau, c'est pour moi !"

Erwin leva les bras au-dessus de sa tête puis prit une grande bouffée d'air. Sans crier gare, l'eau se mit à affluer à toute vitesse le long de son corps, de ses pieds à ses mains, en passant par ses jambes, son dos, son torse, ses épaules, sa tête, ses bras. Le demi-dieu ressemblait à une tour aquatique, on le distinguait à peine dans cette masse liquide et trouble. Ce mouvement créa comme un vide au niveau d'Alexis, le niveau de l'eau autour d'elle baissa subitement. Tel un tsunami, le fils de Poseidon relâcha brutalement la masse d'eau en avant, droit sur la grecque. Jamais le bassin des Romains n'avait dû avoir de pareilles allures d'océan déchaîné.