Ava fronça les sourcils, les bras croisés sur la poitrine. Elle n’était pas vraiment obligée d’être là, si… ? Non. Peut-être que Niamh dormait encore. Peut-être qu’elle était avec Thea. Peut-être qu’elle était avec Wren en train de raconter tout ce qu’elle avait vu la veille !

Ava se pinça l’arrête du nez avant de finalement toquer à la porte. Elle attendit dix secondes. Puis trente. Puis décida de partir. Elle n’était pas là ! Mais la porte s’ouvrit à ce moment sur une Niamh un peu… ensommeillée ? Les deux romaines se toisèrent avec méfiance et prudence avant qu’Ava n’ouvre enfin la bouche :

« Désolée pour hier. J’ai dépassé les bornes. Je n’aurai pas dû. J’aurai dû partir tout simplement et pas te parler comme ça. »

Les mots piquaient la langue d’Ava autant qu’ils allégeaient son coeur.

Une nouvelle journée, une nouvelle vie. C’était bientôt la fin de l’été tranquille, la fin du Club Myth de l'indépendance et le retour des problèmes lorsque la famille allait débarquer. Alors aujourd’hui, je comptais profiter de la plage en solitaire pour terminer ce bronzage de fraude blanche comme un cucul. Mais avant ça ! Roulement de tambours… un café !
C’était donc en short et haut de bain noir, des cernes de la taille du Grand Canyon sous les yeux et les chaussettes dans mes claquettes – car quitte à faire la gueule à Vénus, autant le faire dans l’art des choses - que j’avais ouvert la porte de ma petite location de vacances sur le visage renfrogné d’Ava.

Qu’est-ce qu’elle fait là ? Théa était au village d’à côté, Clayton était je-ne-sais-où sûrement occupé à brûler un bâtiment ou deux, et je m’étais faite particulièrement discrète après le plantage mémorable de la randonnée.
Immédiatement l’avalanche de souvenirs tout frais sortis du congélo était remontée à la surface et je sentais déjà mes joues chauffer de honte. Je n’avais pas pensé à vérifier ma tronche dans le miroir, mais je priais pour que mes yeux aient dégonflés depuis hier.

« Désolée pour hier. J’ai dépassé les bornes. Je n’aurai pas dû. J’aurai dû partir tout simplement et pas te parler comme ça. »

« Quoi ? »

J’avais reculé d’un pas sans m’en rendre compte. Ava avait tendance à me faire cet effet, encore plus maintenant, mais son aura était… puissante.

« Quoi ? Non, non, non, tu rigoles, c’est moi qui ai complètement dépassé les bornes. Je n’ai pas respecté les limites que tu avais posées. Je suis sincèrement désolée. C’est ma faute. »

Je ne me sentais pas très crédible et absolument pas confortable. Était-il préférable de la laisser parler ? Est-ce que lui répondre, comme je venais de le faire, risquait de la faire partir au quart de tour cette fois encore ? C’était peut-être trop pénible pour elle pour que je puisse l’interrompre…
Mais j’étais lancée. Et mes mains brassaient l’air comme le dernier maître de l’air, version wish.

« Et pour cette histoire de… aller pleurer… tout ça tout ça… Ce n’est pas à cause de toi, ne t’inquiète pas, tu n’y es pour rien, je suis juste un peu à fleur de peau en ce moment. »

Ava fronça les sourcils, remarquant par la même occasion qu’elle le faisait souvent en compagnie de Niamh. Pour autant, que pouvait-elle faire d’autres alors que la légionnaire lui retournait ses propres excuses ? Ava ne savait pas trop quoi dire ou faire. Elle resta immobile, fixant un point invisible légèrement au-dessus de la tête de Niamh pour donner l’illusion qu’elle la regardait sans avoir la gène de croiser son regard.

Lorsque les bras de Niamh retombèrent le long de son corps, Ava s’autorisa à analyser ce qu’elle venait d’entendre. Je suis juste un peu à fleur de peau.

« Ouais… ça, je connais. »

Une seconde s’étira dans le silence entre les deux jeunes femmes. Ava avait prévu toute une discussion dans sa tête mais le script était déjà inutile - Niamh ne le suivait pas du tout.

« Je- je n’aime pas parler de mes émotions parce que je ne les comprends pas. Mais je peux écouter si tu veux parler des tiennes. »

C’était… audacieux, même pour Ava, de faire une telle proposition. Niamh aurait toutes les réponses d’éclater de rire et de lui fermer la porte au nez. Ava l’aurait fait, à sa place.

Ava me rendait particulièrement suspicieuse. Est-ce qu’elle tentait de faire maladroitement un pas vers moi ? Est-ce qu’elle n’avait pas conscience de ce qu’elle disait et des signaux qu’elle envoyait ? Est-ce qu’au contraire, elle le faisait à dessin et attendait que je morde à l’hameçon ? Est-ce qu’elle avait besoin que je lui mâche le travail ? Après tout, elle avait l’air de tenir une sacrée couche sur ce sujet-là et la dextérité d’un bloc de platine dans un cours de saut en parachute.

Je préférais être certaine de ne pas empirer les choses avant de faire le moindre mouvement cette fois.

« Hm… C’est vraiment très gentil de ta part. Merci. Je comprends ce que représente cette proposition venant de toi. Merci pour cela. » J’essayais de lui transmettre toute la sincérité dont je faisais preuve. « Mais… Je ne me sens pas encore prête à partager … ça. Avec n’importe qui. Ce n’est pas visé, hein. » La gêne, le retour spécial édition. « Et honnêtement, je me sentirais mal de te déverser tout ça après t’avoir harcelé hier pour que tu… Enfin bref. »
Je préférais m’arrêter là avant de m’embourber encore plus dans mes explications désastreuses.

« Je comptais aller à la plage. J’espérais passer une journée calme avant que ma... famille débarque, mais je ne dis pas non à un peu de compagnie. »

Si je gagnais un centime à chaque fois que je me sentais grincer des dents de gêne, je serais millionnaire depuis bien trop longtemps à mon goût.

Niamh refusa poliment la proposition d’Ava — ce qui soulagea la Centurion, peut-être pas si prête que ça à jouer les Thea et écouter les gens parler de leurs différentes émotions. Au lieu de ça, Niamh lui proposa… d’aller à la plage ? Ava cligna lentement des yeux avant d’accepter, le ton presque mécanique.

Une dizaine de minutes plus tard, Niamh était prête et elles se rendirent toutes les deux, en silence, sur la plage. À plusieurs reprises, Ava essaya de parler mais c’était toujours au même moment que Niamh et leurs deux phrases finissaient par mourir dans l’oeuf de la politesse exacerbée. Tout était terriblement gênant.

Une fois installées sur des transat, un semblant de conversation superficielle émergea sur le beau temps continuel de cette île et sur la beauté de ce sable fin. Ava avait l’impression que s’arracher la peau du visage aurait été moins douloureux que cette sortie.

« Au fait, commença-t-elle après un énième silence gênant, désolée d’avoir foutu la merde dans ton groupe. Je—vais arrêter de leur parler à tout jamais ? … ferai mieux. »

Deux excuses en si peu de temps, Ava craignait de se faire frapper par la foudre. Quelle mort plus risible que celle provoquée par Jupiter, le dieu de sa phobie ?

« Et, euh, ce n’est pas Thea qui m’envoie, au fait. »

Juste ma tante et le semblant de moral qu’elle arrive à m’inculquer.

J’avais fait une croix sur mon café lorsqu’Ava avait accepté ma proposition. Je m’attendais tellement à ce qu’elle remette au plus vite sa distance de sécurité entre nous qu’elle m’avait pris de court. Bon, pas de café voulait aussi dire, tête en vrac et aucune inspiration pour faire la discussion. Mais dès que nous aurions atteint la plage, les choses se tasseraient et nous passerions juste la matinée dans le silence à cuire telles des langoustes.

Les choses s’étaient avérées encore plus foireuses que je ne l’avais imaginé. Impossible de caler une phrase au bon moment, ou de ne pas lui couper la parole. Comme si nous étions branchées sur la même radio, mais incapable d’accorder nos rythmes.
J’avais donc fini par me taire pour éviter la catastrophe. Le silence gênant qui s’installait à la place n’était pas beaucoup mieux…

« Au fait, désolée d’avoir foutu la merde dans ton groupe. Je … ferai mieux. »

Je m’étais immédiatement redressé de mon transat pour attraper son poignet.

« Oh non, non, non… Par pitié, est-ce qu’on peut oublier ce passage-là ? C’est la plus grosse bêtise que j’ai jamais dite de toute ma vie. C’était puéril, c’était méchant et en plus, je pensais plutôt à moi qu’à toi quand je parlais de séparer. Mais c’est ridicule, si on venait à quitter le groupe, promets-moi que ça sera pour une bonne raison, pas juste parce qu’on a été maladroites et bêtes. Promis ? »

Cette fois, je ne fuyais pas son regard. Je n’avais rien dit aux autres, parce que j’étais persuadée que je pouvais arranger ça, mais si Théa l’apprenait, on était mortes toutes les deux.

« Ouais… promis. »

L’idée que Thea ne soit pas au courant de toute cette histoire rassura Ava. Le cœur léger, elle s’autorisa à fermer les yeux quelques instants pour profiter du calme dans son esprit. Lorsqu’elle les rouvrit, elle réalisa qu’il s’était beaucoup plus de temps que prévu. Le soleil était plus haut dans le ciel, ses jambes étaient rouge écarlate et… Ava secoua Niamh par l’épaule.

« Niamh, Niaaaamh… »

Devant le regard affolé de la légionnaire, Ava leva les mains en l’air en signe de paix avant de pointer… l’intégralité de Niamh.

« Je crois que… que, euh, qu’il faudrait qu’on aille à l’ombre ? »

J’avais connu plus convainquant comme réponse, mais je n’avais pas très envie de me battre et une furieuse envie de somnoler.
Le silence s’était fait, chacune avait replongé dans ses pensées plus ou moins chaotiques, et mis à part le manque de café qui m’obsédait bien plus que raison, j’avais fini par m’assoupir en tirant ma casquette sur mon visage dans un semblant d’ombre.

C’est Ava qui me réveilla en sursaut. Quoi ? Qu’est-ce que ? Hein ? Sa main sur mon épaule m’avait brûlé suffisamment pour que je la soupçonne pendant l’espace d’une seconde.
Mais le problème ne venait pas d’elle, mais de ce qu’elle pointait avec incertitude. Moi ?
Elle avait à peine fini sa phrase que je remarquais le rouge de ses jambes et le cramoisie de l’intégralité de mon corps.
Le souffle de surprise et d’horreur qui s’échappait de ma bouche valait mieux que mille mots. Mais quelle cruche ! J’étais foutue. C’était impossible de rattraper ça d’ici demain. J’entendais déjà Aoife et Tuilelaih ricaner dans leur teint de nacre sans la moindre imperfection. Et l’air supérieur de Maav débitant ses conseils bienveillants comme si j’étais une enfant idiote. Oh non non non… Pitié, ça devait être un mauvais rêve.

Suivant le mouvement d’Ava, j’avais récupéré mon transat, mon sac et mes claquettes et j’avais grimacé de douleur tout le long du chemin jusqu’aux parasols plantés près des cabines de plage et du bar-glacier.
Heureusement, je pouvais encore m’asseoir sans souffrir le martyre, alors je m’étais laissé tomber sur l’un des sièges en plastique.
Immédiatement, un grand type en short rouge et lunettes réfléchissantes s’était empressé de nous proposer la carte des boissons. J’avais laissé Ava s’en charger, bien trop occupée à vérifier l’étendue des dégâts.

« Oh non non non, c’est vraiment la merde. Je suis trop bête… Ça va toi ? »

Ava, encore un peu la tête dans le brouillard de la sieste, se laissa guider par Niamh jusqu’à l’ombre, près d’un bar glacier. Un énergumène en short aussi rouge qu’elles fourra une carte dans les mains d’Ava qui peinait à comprendre le nom des cocktails. Où était Priam quand on avait besoin de conseils ?

Lorsque le serveur revint, Ava commanda un grand café pour Niamh et un verre de jus pour elle. Le temps qu’il revienne, Niamh semblait au comble du désespoir. Lorsque le café se posa sous ses yeux, une vague sursaut d’espoir naquit dans ses yeux, très vite avaler par la détresse de sa peau. Oui, c’était malheureux… mais à ce point ?  

« Si tu veux, on ira voir ma tante après. Elle fait… des trucs qui peuvent peut-être t’aider. Pause. C’est euh, une descendante de Venus. »

Comme si l’argument Vénus pouvait justifier absolument tout. Enfin, dans le cas d’Elayne, oui, ça pouvait.

J’avais descendu le café qu’Ava avait très gentiment commandé, d’une seule traite comme si toutes les solutions aux malheurs du monde étaient écrites au fond de la tasse.
Inconsciemment, la panique et la détresse étaient retombées, abaissant mes épaules dans leur chute. Ce breuvage avait presque plus d’effet sur moi que le nectar.
Mais le fait est que j’étais toujours aussi rouge qu’une écrevisse et que la caféine n’avait jusqu’alors pas prouvé avoir un quelconque effet sur les brûlures. J’inspectais ma peau, n’osant pas même imaginer le résultat de plein pied.

« Si tu veux, on ira voir ma tante après. Elle fait… des trucs qui peuvent peut-être t’aider. Pause. C’est euh, une descendante de Venus. »

Une descendante de Vénus… C’est dans ce genre de moment, en pensant au reste de ma fratrie, que je maudissais mon sang autant que chacun d’entre eux. Mes pouvoirs étaient d’une inutilité cruelle. Que pouvais-je faire à part … me transformer en schtroumpfette ? Ou en Barbidou ?

« C’est gentil, mais… je ne voudrais pas déranger ta tante pour ça. Ce n’est pas définitif en vrai. » avais-je lâché avec un rire coincé dans ma gorge par le sarcasme. « Je peux supporter les remarques et les commentaires familiaux pendant les prochaines semaines… ça ne va pas me tuer. » avais-je marmonné en grimaçant.

L’idée ne me plaisait pas, mais un peu plus, un peu moins, je n’étais plus à ça près avec eux.