Cassandre regardait, sous la manche de son long manteau, l’aiguille des secondes gravir mollement la pente dans le creux de son poignet gauche.
Planté devant la porte du local, le bois, tout de rouge peint, semblait fonctionner sur lui avec la même efficacité que le sel sur les démons. Il était arrivé avec un peu d’avance, mais même s’il avait entendu du bruit à l’intérieur et se doutait bien de qui il pouvait s’agir, il refusait catégoriquement de poser la main sur la poignée d’acier. Comme s’il se méfiait que le métal ne le brûle ou ne le morde en retour. Quelqu’un était arrivé encore plus en avance que lui et c’était justement pour cela qu’il hésitait.

Quand je marcherais par la vallée de l’ombre de Hel,
je ne craindrais aucun mal, car Elle est avec moi.

Il lui restait un peu moins de deux petites minutes pour choisir. Après tout, il pouvait refuser, prétendre être occupé, disparaître pour toujours même, s’il le fallait. Mais il n’avait pas besoin des images qui se dessinaient, s’animaient, se contorsionnaient dans les volutes de sa Nébuleuse pour deviner que Wren le suivrait jusqu’au bout du monde pour qu’il réponde d’un tel affront. La Brume l’entourait dans un profond gris anthracite qui n’était pas là pour sauver les apparences.
Il était terrifié. Wren le terrifiait.

Quand je passerais par les eaux, et quand je passerais par les fleuves,
ils ne me submergeront pas ;
quand je marcherais dans le feu, je ne serais pas brûlé,
et la flamme ne m’embrasera pas.

Tel le condamné avant de monter sur l’échaffaud, il entendait son coeur battre fort dans ses oreilles comme le glas. Des tambours sourds et lourds dans sa poitrine, convoquant à chaque coup tout ce qu’il avait bien pu faire pour en arriver là.

Car Hécate marche elle-même devant moi, avec moi,
Elle ne me délaissera pas.
Je ne crains donc rien et ne suis pas effrayé.

Sa bouche murmurait cette litanie, cette prière, par et à travers ses lèvres. Une berceuse perçant par moment les rêveries de sa Brume, pour le ramener à cette poignée, à cette porte et à la trotteuse de sa montre. Plus qu’une minute. Il ne pouvait pas faire marche arrière. Qui sait, Wren s’était peut-être déjà rendu compte de sa présence. Sa Nébuleuse ne faisait pas grand-chose pour se montrer discrète, comme à son habitude, et s’infiltrait entre les planches, frustrée de devoir attendre l’enfant.

Quand je marcherais par la vallée de l’ombre de Hel, je ne craindrais aucun mal,

Il s’était retrouvé coincé entre les centurions de la Première et Deuxième Cohorte. Il voulait simplement demander la permission de quitter plus tôt le banquet. Et, ne trouvant pas le bon moment pour interrompre leur conversation, il s’était retrouvé à hocher la tête d’un air tout à fait concerné puis Wren s’était emballé.e, l’avait pris un peu à part tandis qu’il faisait mine que son intention première n’avait été en réalité que de se resservir en porc au miel. Il n’avait pas su dire non, les yeux trop écarquillés à l’idée qu’iel pouvait le percevoir. Il avait finalement quitté le banquet plus tôt que tout le monde, n’avait pas touché au porc au miel laissé discrètement sur un coin de table de la Cinquième et avait passé l’entièreté du chemin retour à sa chambre à se demander s’il avait véritablement accepté un rendez-vous avec lea centurion.

Quand je marcherais par la vallée de l’ombre de Hel,

Crispé comme si sa Brume était un essaim de frelons, il avait passé l’uniforme violet du Camp Jupiter qui accusait le moins les affres de la vie de légionnaire, frotté son long manteau du surplus militaire dans la cendre de quelques bâtons d’encens et glissé quelques feuilles de basilic fraîches dans ses poches. Il avait tenté de peigner ses boucles blondes sans grand résultat et avait fait l’inventaire dans son sac pour être certain de pouvoir répondre au moindre désir de saon supérieur.e.
Pile.

Quand je march

Il avait ouvert la porte. Comme prévu, la poignée l’avait piqué. La salle était vide à l’exception de Wren, parfaitement contenu.e dans l’encadrement tracé par le soleil. Il s’était empressé de refermer derrière lui de peur d’interrompre quelque chose, ou que la lumière intense du dehors n’embrase lea centurion.

« Excusez-moi du retard ! Je ne savais pas s’il fallait ramener quelque chose en particulier alors j’ai pris tout ce que j’avais dans le doute. »

Ses yeux avaient balayé la grande table pour rien y voir, repérer le sac plein à craquer de Wren posé à ses côtés, les trois aux chaises inoccupées, l’intimité relative du local et l’absence agréable des bruits du Camp. Trois chaises, pas de pulls ou d’écharpe pour marquer son territoire, pas de léger décalage indiquant un mouvement et la porte rouge derrière lui. Les indices étaient maigres.
Ne pouvant se résoudre à se mettre pile en face de peur de croiser les pupilles ambre, Cassandre avait fait le tour de la table pour venir poser et ses fesses et son sac à la droite de Wren, en direction de la seule échappatoire. Il avait imité sa posture très au fond de son siège, les doigts croisés sur les cuisses pour qu’ils ne se mettent pas à trouver jusqu’à la plus petite poussière d’assurance dans l’air, les pieds entortillés l’un à l’autre pour éviter qu’ils ne tremblent, et le regard fuyant.

« On… ? On attend quelqu’un d’autre ? »

“ J’ai- j’aurais aimé avoir d’autres joueurs mais- ”
Quelque part, l’idée d’être seul avec lea centurion le rassure. Une seule personne à imiter, pas de choix à faire ou de concession, pas de prise de tête supplémentaire et l’assurance de ne se ridiculiser que devant une unique figure suffisamment haut placée dans la hiérarchie militaire pour qu’elle n’ait pas le moindre intérêt pour sa petite personne une fois le fiasco terminé. “ J’ai du mal à trouver quelqu'un à convaincre de jouer avec moi. ”
Le soulagement dans les épaules de Cassandre se transforme en profonde empathie. C’est un sentiment qu’il connaît si bien que Wren n’a pas besoin d’en dire plus. Jouer avec moi… Voilà une porte de souvenirs gras et poisseux qu’il n’avait surtout pas envie de voir apparaître dans sa Brume.

“ J’ai prévu beaucoup de choses. ” Wren, télépathe, lui offre une magnifique échappatoire dans laquelle il s’engouffre tout entier. Penser à autre chose. Se redresser sur son siège, se pencher en avant alors que lae centurion s’affaire à sortir et à disposer la demi-douzaine de livres en face d’eux. “ Enfin. J’ai pas prévu, j’ai ramené beaucoup de choses parce que je me suis dit que c’était ” Cassandre écoute à moitié. Ses mains se sont immédiatement agrippées sur l’un des ouvrages à la couverture d’un orange vif qu’il tire à lui comme un fauve sur sa proie. Son sourire grandit un peu plus rien qu’à goûter le poids du manuel entre ses mains, sa texture douce sur l’envers, celle plastifiée moins agréable qui accroche à sa peau transpirante sur l’endroit. Et toutes ces couleurs ! Il se délecte de faire rentrer dans l’imaginaire qui peuplera plus tard sa Brume la nuit, ce géant aux yeux de feu, couvert d’un squelette monstrueux aux pupilles de rubis telle la peau du Lion de Némée, la main prête à broyer la magicienne en plein saut la main baignée d’une intense lueur bleutée. Il imagine sans difficulté les cris des chiens, répliques parfaites de Garm gardien du monde des morts, et celui de l’elfe déployant tout son courage pour venir en aide à sa compagne, épée au poing. “ plus simple pour vous-tu- t’expliquer et comme je ne suis pas sûr.e de l’univers dans lequel tu veux évoluer, je me suis dit que ce serait plus simple qu’on regarde ensemble!”

Déjà derrière eux, sa Brume s’en donne à cœur joie, reproduisant la couverture du bouquin, ajoutant une petite illusion comme si elle se mettait soudainement en mouvement. Il ouvre une page au hasard et hume cette odeur incomparable.
Du texte, du texte, du texte, du texte, du texte à n’en plus finir. Mais en haut, caché à moitié par un encart.
« Un sextant ! Y a des bateaux ? On peut avoir des bateaux dans ce jeu ? »
Instantanément, un galion toute voile tendue transperce le géant et transforme l’illusion en une tempête déchaînée. La joie contenue dans les mains de Cassandre qui s’efforce de ne pas sautiller sur son siège le traverse et vient agiter frénétiquement ses doigts de pieds dans ses chaussures. Ses yeux ne fuient plus, ils reflètent les milliers d’éclat des coups de canon fictif que son bateau imaginaire envoie dans leur dos.

Mais Wren vient nourrir une fois de plus la scénette en posant devant lui une figurine d’une précision incroyable.  
“Elle c’est Eclavdra, c’est une prêtresse de Lolth, la déesse principale des drows, elle est terrifiante et super-” Elle semble sculptée à même l’obsidienne. Sous ses longs cheveux d’un blanc de nacre, pointe deux petites oreilles acérées d’un violet indescriptible. Comme si elle avait pris toutes les nuances d’un ciel de nuit sans lune. Son armure finement tressée d’or fait ressortir ses yeux qu’il est difficile d’imaginer plus vivants.
Cassandre n’ose y toucher, de peur d’abîmer un tel chef-d’œuvre. L’énergie qui se dégage de Wren en en parlant lui donne l’impression d’assister à l’apparition d’une créature exceptionnelle. Difficile après ça de s’imaginer comment la déesse de cette merveille peut l’être encore davantage. Cassandre n’avait jamais rien vu de tel. Il le sait, il pourrait passer des heures à contempler les détails des coups de peinture, la signification des motifs sur sa robe, l’histoire de ses parures ouvragées, son histoire à elle, Eclavdra prêtresse de Lothl. Lolthl. Lolth, c’était dur à dire ça par contre.
“ Pardon j’ai tendance à ne pas savoir quand m’arrêter sur un sujet comme celui-là. ”
Cassandre secoue vivement la tête, un mélange de profonde implication et de sourire fendu jusqu’aux oreilles. Une expression dont il n’est pas certain de ce qu’elle véhicule, mais qu’il n’a pas l’envie de corriger ou de décortiquer.
« Non, non, raconte ! Elle est magnifique ! C’est toi qui l’as peinte ? Comment tu l’as choisi ? J’en aurais une moi aussi ? Pas une Eclavdra, une figurine. C’est quoi des drows ? Y a d’autres dieux que Lo- la madame ? Mon personnage pourra avoir un bateau ? »

La dernière question, Cassandre n’avait pas tant résisté que ça à la poser à nouveau. Faute avouée, à moitié pardonnée ? De toute façon, c’était à peine s’il arrivait à trouver une position dans laquelle rester figé plus de cinq minutes sur son siège tellement lui et sa Brume fourmillaient déjà de contes et de légendes. Il venait d’établir un nouveau record pour avoir sauvé les apparences pendant si peu de temps. Même avec June, il avait encore du mal à s’autoriser cette absence de retenue. De toute façon, il irait trouver la Chasseresse plus tard pour réparer magiquement les dégâts lorsque Wren portera plainte, comme toujours.

En deux révélations, Wren atteint le Panthéon que vénère Cassandre.
Non seulement, il pourra avoir un bateau, mais un plus, la figurine a été faite de ses mains. Les étoiles brillent comme de petits soleils dans sa Brume et dans ses yeux. Ses doigts de pieds s’agitent dans ses chaussures, incapables de contenir plus leur joie.
Lorsque lea Centurion en parle, cela semble si trivial de pouvoir donner vie à un tel bijou de détail. Sa propre médiocrité n’en rend l’exploit que plus glorieux.

Soudain, Wren prononce les mots magiques et c’est tout le corps de Cassandre qui s’agite d’un bonheur intense qu’il peine à réfréner.
“On pourra t’en choisir une si tu veux !”
Une simple phrase dont le fils d’Hécate ignore le prix, mais qu’il reçoit comme un trésor inestimable. Dans son cœur, gonfle un espoir. Celui que ces quelques mots signifient je t’accepte, j’ai envie que tu fasses partie de mon groupe, je te vois. Il en rougit presque alors que Wren rit.
Quelques minutes plus tôt, cette scène aurait eu tout l’air de sortir d’un conte ou d’un rêve arrosé des bienfaits de Dionysos. Personne n’y aurait cru, pas même l’oracle. Et comme si rien de tout cela n’était exceptionnel, Wren poursuit ses explications, plongeant la Brume de Cassandre dans un maelström de féerie. Dans ce monde régi par les puissances divines, où sa vie n’était vouée qu’à la survie et qu’à l’avenir de l’équilibre entre les egos des tout-puissants, pouvoir rêver, inventer, s’imaginer, s’évader, était un luxe que Wren partageait comme de simples galets trouvé sur n’importe quelle plage de n’importe quel pays. Mais Cassandre était bien décidé à les conserver, tous, soigneusement, précieusement, sur les étagères de son cœur.

Les pages défilent sous ses yeux, leurs illustrations flamboyantes, leurs millions de caractères noirs soigneusement tracés. Il les dévore des yeux, à tels point qu’ils pourraient gonfler tels des ballons et s’envoler.
Il ne lea regarde pas, mais il sent son sourire. Une couleur qu’il n’a jamais vue sur lea Centurion de la Première. Une couleur qui lui va bien.
“On pourra avoir le bateau que tu veux. On peut même faire une histoire sur un bateau si tu veux !”

Dans sa Nébuleuse, les étoiles dansent sur les vagues noires d’une mer qui semble vouloir engloutir le monde entier. Le vent souffle doucement, murmure des secrets anciens, ouvrant la voie à un navire majestueux glissant sur l’eau comme un rêve, défiant la tempête. Forgé par les nains, dominant les océans et défiant les lois de l’espace et du temps. Long, fin, une coque légère mais solide, ses voiles brodées de fils d’or semblant s’enflammer au soleil, les flancs couverts d’écailles d’or et d’argent jusqu’à sa tête monstrueuse. Voilà celui qui a parcouru les flots de son enfance, celui qui fendait aussi bien la terre que la mer des contes des anciennes de son village, celui qui pouvait tenir dans une poche et transporter tous les Dieux là où leurs batailles les menaient. Celui qui n’est qu’assemblé des pièces minces de bois. Celui que sa mère sculptait dans la branche d’un if consacré le soir d’Imbolc, avant de le laisser flotter jusqu’à la mer.

Sa tête fait de grands oui répétitifs, c’est presque trop beau pour être vrai.

« C’est nous qui inventons les histoires ? On peut faire ce que l’on veut ? »

Ses mains s’agitent, feuillettent les pages, passent les doigts sur les encarts sans les lire. Il tourne les pages avec délicatesse, jusqu’à tomber sur la figure sombre aux cheveux de lune qui ressemble à Eclavdra. Il s’exclame en suivant de l’ongle ses longues lames.

« Oh ! C’est son frère ? »