La prise bougeait suffisamment. Suffisamment pour glisser mon bout de brouillon dans la petite cavité juste derrière. Comme un mini coffre fort naturel. Enfin, aussi naturel que pouvait être ce mur piégé aux prises multicolores. Même plié en quatre, épais comme la bible, ça passait.
Je me reculais autant que mes bras et mes jambes affaiblies me le permettaient pour observer l’illusion.
Je m’éraflais juste légèrement les phalanges pour le récupérer, mais c’était une cachette incroyable. Personne ne pouvait ni y penser ni tomber dessus par hasard. Le défi allait maintenant être de trouver le meilleur moyen pour la repérer et indiquer son emplacement par écrit à mon inconnue.

Un coup d’œil vers le ciel. Rider avait tracé sa route jusqu’au sommet. Prudemment, maladroitement, se fiant uniquement à ses sens et non à son instinct. Les pièges qu’il finissait quand même par déclencher tombaient, ruisselaient de chaque côté de mon spot. Je pouvais prendre mes notes en toute tranquillité, bien assis dans mon baudrier.

Une fois tout mon petit bazar rangé dans la poche arrière de mon pantalon, je remontais ce qu’il me restait de mur. Redescendre sans avoir fait de véritable pause paraissait une giga mauvaise idée. Je sentais déjà les muscles de mes bras tétaniser. J’avais le souffle court irrégulier et les genoux tremblant en me hissant sur la dernière corniche.

« Bouge Rider. Bouge ta mère, vite. » avais-je soufflé entre épuisement et frayeur.

J’étais resté allongé sur le dos au moins deux bonnes minutes à reprendre mon souffle. J’avais des fourmis dans les mollets et absolument plus rien à fiche de savoir ce que bébé hadès pouvait bien penser. J’avais une flemme…

Puis enfin, je m’étais redressé et le spectacle était magnifique. La vue était splendide et m’avait arraché un soupir de contemplation. Le silence, le soleil, l’eau scintillante, la légère brise de fin d’été, ce sentiment doux et addictif d’être au bon endroit au bon moment. Les minutes s’écoulaient, la lumière déclinait lentement et je me perdais dans mes pensées. Je me demandais si Paloma était déjà montée ici, si ce spectacle l’aurait laissée sans voix aussi, ou si elle m’aurait raconté tous les couchers de soleil auxquels elle avait assisté tout autour du globe. Je me demandais si on aurait passé nos prochaines soirées ici, avant que je prenne le large pour de bon. Je me demandais si en nous voyant tous les deux, Rider aurait renoncé à nous accompagner ce soir. Ou si notre dernière quête lui aurait donné des ailes et qu’il se serait incrusté comme si avoir tué un dragon et survécu à une crise d’angoisse la tronche dans le sable faisait de nous les meilleurs amis du monde.

« Il t’est arrivé quoi dans ta vie pour que tu flippes à ce point de voir de l’eau ? »

Je mettais les pieds dans le plat avec mon tact légendaire, mais pour une fois, j’étais sincère, aucune pique.

Est-ce que j’étais vraiment intéressé ? Oui. Est-ce que je m’attendais à ce qu’il me réponde sincèrement ? Absolument pas.
Il m’avait pris de court. Alors je l’avais écouté, sans l’interrompre, sans me moquer. C’était bien la première fois que je l’entendais parler de sa famille. J’avais déjà eu des échos de sa villa de luxe, de ses montagnes de privilèges dont il n’avait absolument pas conscience, de sa vie qui était pour moi un rêve que je refusais qu’il critique. Je l’avais déjà entendu se plaindre, se victimiser d’être un pauvre gosse de riche pas aidé. Et je l’avais trouvé d’une arrogance indécente.
Je me sentais presque bête de ne pas avoir imaginé que sa famille pouvait être dysfonctionnelle. C’était un sang-mêlé après tout, on avait plus ou moins tous l’air abonné aux familles à problèmes. Mais je pense que je lui en voulais de briser mon espoir que ce n’était qu’une théorie et pas une règle. J’avais cru en cette possibilité que sa vie était belle jusqu’au bout et que c’était juste un enfoiré. Qu’il existait dans ce monde une configuration où il était possible d’être heureux. Je n’avais pas envie qu’il ait de prétexte. Je n’avais pas envie d’excuser tous ses comportements de merde. J’avais envie de persifler sarcastiquement lorsqu’il évoquait sa piscine. Je ne savais même pas comment imaginer une maison qui pouvait contenir une telle pièce. C’était ridicule.

Je me mordais l’intérieur des joues. Ce n’était pas le moment de laisser parler mon venin. Même si ce n’était pas l’envie qui manquait. À sa place, j’aurais été capable de l’encastrer dans le mur et d’en faire une attraction touristique pour me payer mon billet pour Boston. Alors j’étais capable de me retenir pour cette fois.

« T’as jamais appris à nager depuis ? Je veux dire, apprivoiser ce milieu avant de s’engager dans des trucs trop risqués. C’était peut-être de la malchance Jacob Riis, mais tu pourras pas éviter l’eau toute ta vie. C’est pas comme si on était sur une île ici, hein. » J’avais ricané doucement en regardant le soleil plonger dans les flots à l’horizon. « En vrai, si ça peut t’éviter d’autres crises, ça vaut le coup de s’y confronter. »

Merde, il continuait à être sérieux le bougre. Bon, bon, bon… Je jouais avec la fermeture éclair de ma veste. J’étais bizarrement nerveux de la tournure de cette soirée. C’était un jeu d’équilibriste dangereux entre nos habitudes de joutes sarcastiques et cette empathie étrange qui commençait à dégouliner de cette conversation. Ça ne me disait rien qui vaille.

Un souvenir de Paloma était remonté en flèche dans mon esprit. Quelques jours plus tôt, nous avions eu une énième après-midi de longues discussions qui passaient constamment en un éclair. Nous évitions toujours soigneusement mon projet de partir mais elle ne pouvait pas s’empêcher d’y faire alusion dès que possible. Ça m’énervait régulièrement, parce que je n’avais clairement pas envie d’en parler, en particulier avec elle. Mais surtout parce que j’avais la sensation que si elle pensait avoir la moindre chance de me faire changer d’avis, elle allait y mettre toute son énergie et plus, et que je n’étais clairement pas de taille à le supporter. Même pour Théa.
Sur le coup, je les avais classé immédiatement dans la catégorie pas-concerné et je n’avais pas relevé, mais ces mots m’étaient restés dans un coin de ma tête. Comme d’habitude, elle avait émminemment raison. Ce qui était sacrément frustrant à la longue.

《   On devrait avoir un suivi psy à la Colonie, dès le premier jour. 》

Il avait le rire assez communicatif. Et pour dire vrai, même moi, j’avais envie de rire en m’entendant parler.

Quelque part, mes nerfs craquaient également. Chaque jour était un combat ici. Les préparatifs de mon départ mettent bien trop de temps, mais l’idée de partir s’était enfin pleinement fixée dans ma tête. Au même moment, Paloma refusait de voir mes signaux et ne cessait de se rapprocher. Je me sentais à la fois tellement soulagé de pouvoir compter sur quelqu’un et terriblement coupable de laisser tomber Théa. Et puis mes lettres qui s’étaient mises à recevoir des réponses d’un fantôme de la colonie. Quelqu’un avec qui je pouvais être cent pour cent honnête uniquement parce que je savais que j’allais partir et qu’il n’y avait aucun risque que tout cela ne ressurgisse contre ma volonté. Et tout était tout simplement trop. J’avais l’impression de ne pas avoir respiré au-dessus de la surface depuis que j’avais plongé dans ce bain de mythologie et de pouvoir. Tout était trop près, trop intense, trop malade, trop naturel pour tous les autres sauf pour moi.

J’avais bien le droit de faire redescendre la pression en me tant une bonne barre tout en haut du mur d’escalade avec mon meilleur ennemi.

《   Assez suspect qu’il n’y ait pas pensé depuis genre… l’antiquité ? 》

Je m’étais relevé. Le soleil n’était plus qu’une mince ligne à l’horizon.

《   T’as une lampe torche ou un truc du genre pour redescendre ? J’veux dire… si tu restes. 》