Après notre quête du Dragon de Jacob Riis, les choses avaient du mal à retrouver leur équilibre. Personne ne s'était vanté d'être rentré, et malgré le peu de place qu'occupait la Colonie, nous nous débrouillions tous pour ne pas avoir à se croiser. Bon, peut-être que je le cherchais aussi un peu. Étant seul dans mon bungalow, pas difficile de décider soi-même de ses horaires d'entraînement ou de changer l'entièreté de ses plans au dernier moment si je voyais la chevelure bouclée de Paloma au loin ou la tronche de six pieds de long de Rider. Les sentiments étaient bien différents pour l'un et pour l'autre mais, dans tous les cas, je n'avais ni l'envie ni le courage de les affronter.
Alors je me réveillais tard, mangeais seul fixant mon assiette, et attendais le soir pour me promener en forêt, traîner dans les champs de fraises ou toute autre activité qui m'évitait de réfléchir.

Cependant, quelque chose d'autre avait changé. Comme d'habitude depuis mon premier jour ici, je réduisais chaque jour ma pile de papier estampillé du blason de Brookridge. De petites lettres, je n'avais pas toujours des choses intéressantes à lui raconter, qui finissaient dans le brasero du dîner. Mais quelques jours plus tôt, quelqu'un m'avait répondu. Quelqu'un était tombé sur l'une de mes lettres et avait décidé de donner une voix à mon fantôme. Oublié la plage de Jacob Riis, oublié les querelles débiles avec Rider ou Billie, oublié les rendez-vous muets avec Paloma, ou les prises de bec avec Chiron. Oublié les entraînements, les dieux, les monstres. Et cette semaine, chaque soir, mon seul objectif est de trouver un endroit sûr pour la nouvelle voix de mon fantôme.
C'était un mélange étrange de sentiments. Celui de honte et de colère d'avoir été pris sur le fait et que quelqu'un se permette de s'introduire ainsi dans ma vie. Celui de peur et d'insécurité d'avoir été touché si près du cœur malgré toutes les armures, et l'angoisse que cette personne puisse recommencer à volonté sans que je ne sache jamais qui se cache derrière. Et celui puissant de la curiosité doublé de celui inavouable de l'espoir. Je savais, c’était totalement ridicule de croire que c’était bel et bien Anthéa qui me répondait. Mais je crois que j'avais besoin de m'y raccrocher plus que jamais. Elle me manque tellement.

La magnésie faisait comme un nuage blanc alors que mes mains s'affairaient pour serrer une dernière fois mon baudrier. J'étais sûr d'être seul. Juste avant la nuit tombée, qui pouvait bien venir au mur d'escalade au lieu de profiter de la fête organisée par le bungalow Apollon à l'amphithéâtre ? Apparemment, le fils des enfers avait décidé de me casser les pieds. Peut-être simplement pour me rappeler sa merveilleuse existence au cas où j'oublie à quel point c'est un crétin fini ? Rassure-toi Rider, y a peu de chances que j'oublie ça. Et bien sûr, il ne pouvait pas se dire que c'était occupé et qu'il repasserait un autre moment ?

Franchement... J'étais à deux doigts de m'agenouiller pour demander à Zeus ce que j'avais fait de mal pour mériter cela. Mais non, ça serait donner une trop grande perche au roi des dieux pour que le karma me décolle les poumons.
Le mieux était de l'ignorer, avec un long soupir de préférence. Mais je ne pouvais m'empêcher de lui jeter un coup d'œil agacé. Harnaché en deux secondes, il avait déjà posé le pied sur le mur. Pour ne pas être en reste, je me reconcentrais sur le mur pour y commencer l'ascension. Le mur était redoutable et surtout à ne pas sous-estimer. Une erreur et c'était un ticket gagnant pour l'infirmerie. Au delà de ça : hors de question de laisser ce gamin pourri gâté gagner. J'allais même lui mettre quelques mètres d'avance pour lui passer le message.

Le mur d'escalade a un réel avantage. Celui de me demander tellement d'énergie que j'en oublie d'en consacrer à Rider. Une fois les mains accrochées sur la paroi, je n'ai pas la forme olympique des Apollons pour me faciliter la tâche. C'est un peu de la triche d'ailleurs. N'avoir jamais besoin de faire attention à son assiette, ou de faire du sport, ou de se regarder dans un miroir. Être né en forme, littéralement, c'était comme être dopé en permanence. D'ailleurs, Chiron n'arrête pas de dire qu'il existe des héros qui ont réussi leurs vies et s'intègrent parfaitement à la vie des mortels. Lance Armstrong en fait-il partie ? Et Usain Bolt ? Plutôt fils d'Apollon ou d'Hermes ? La vitesse, c'est plutôt du domaine du messager des dieux, mais le sport et l'athlétisme peuvent être des hauts faits du dieu soleil. Et s'il n'est qu'un simple humain, est-ce que les dieux ne sont pas un peu dégoûtés de ne servir à rien ? J'aimerais bien voir leurs tronches aux Jeux Olympiques.

Un véritable super pouvoir ce mur. Me hissant de prise en prise, je me perds dans mes pensées entre des méandres de souvenirs et de questions existentielles que vivre dans cet endroit m'impose. Ce faisant, je n'ai pas besoin de réfléchir à quelle prise prendre. Certaines me sont déjà familières, d'autres ne me disent juste rien qui vaille. N'ayant pas l'avantage des Héphaïstos contre la chaleur que dégagent les pans, je sais que je peux me fier à mon cerveau. Pas toujours très coopératif, mais plutôt bien fait puisque mes yeux sont mon meilleur atout. Passer des heures à observer les autres demi-dieux s'échouer sur ce mur, ma mémoire enregistre les erreurs pour les éviter. Bien sûr, elle n'est pas aussi efficace que celle des enfants de Mnémosyne, mais elle fait le taf. Et je sais que je peux me faire confiance. De toute façon, je ne peux impliquer personne d'autre que moi-même dans mes échecs. Pas de pression sur mes épaules à m'assurer du bien-être de quelqu'un d'autre si je suis seul.

Commençant à sentir mes bras et des crampes dans mes doigts, j'avise un rebord pour m'y poser. Assis en tailleur sur cette corniche protégée, je secoue mes bras comme s'ils étaient parcourus de milliers de petites bestioles. Regardant vers le sol, je masse mes muscles un à un en observant Rider galérer (pour une fois dans sa vie, ça pouvait pas lui faire de mal et ça me faisait beaucoup de bien).
Vue de là-haut, il paraissait bien moins grand que d'habitude. Moins imposant, moins intimidant. Un peu comme à Jacob Riis, sur la plage, lorsqu'il avait paniqué. Je ne suis clairement pas le dernier quand il s'agit de me foutre de sa face de rat, pourtant là, je n'ai pas spécialement envie de me moquer de lui. Il n'y a vraiment rien de drôle dans une crise de panique. J'en sais quelque chose. Et je me demande ce qu'il a bien pu vivre dans sa vie toute dorée pour finir en boule dans le sable incapable de se calmer. Lui qui semble si stoïque d'habitude et les dieux savent à quel point ça a le don de m'énerver, ce petit air suffisant.
Par réflexe, ma pièce retrouve la sécurité de mes paumes tandis que les questions continuent de flotter sans réponse dans ma tête. L'ongle de mon pouce butte sur chacun des crans de sa tranche. En dessous, Rider s'apprête à poser sa main sur l'une des prises suivantes. Quelque chose me dit qu'elle n'est pas fiable.

《 Non. Si j'étais toi, j'y toucherais pas. 》

J'aurai pu fermer ma gueule. Je l'aurai sans doute fait en temps normal. Mais j'étais plongé dans mes pensées et c'est sortit tout seul.

Rider m'avait écouté à ma plus grande surprise. Un étrange sentiment s'était invité alors qu'il avait changé de prise pour finir son ascension. Mes yeux étaient restés fixés sur la prise violette comme si elle allait se retourner pour me fusiller du regard. Assis sur ma corniche, mon corps semblait aspiré par la terre, tassant mes os, forçant mes muscles à se fondre entre eux, comme si Atlas avait jeté le ciel sur mes épaules. Un caillou avait ricoché sur la prise déclenchant un magnifique geyser de lave qui m'avait sorti de ma contemplation pour observer le fils d'Hadès et les gouttes sur son front.
Sa voix s'était faite grinçante en sortant ce mot qui m'avait fait frissonner. Ou était-ce le contraste entre l'air frais de la vallée et la chaleur du mur qui frappait nos visages ? Et mon soupir à peine voilé en réponse s'était accompagné d'une grimace similaire.

《 Oh la ferme Rider. 》

On commençait à se remercier et l'étape d'après on allait se faire des câlins et s'appeler bro. Au secours. Il avait déjà Eithan pour ça et loin de moi l'idée de voler cette précieuse place. Plutôt vomir. Alors autant arrêter le massacre avant même d'y songer.
Eithan. C'était étrange de parler de lui. Une part de moi se demandait ce qu'il était devenu. L'autre refusait de toucher à cette pensée même avec un bâton. Je m'en voulais déjà suffisamment de m'inquiéter pour Paloma pour me rajouter cela. J'avais toujours dans l'idée de quitter ce monde de fous, ce n'était ni le moment de m'intéresser aux autres ni de m'attacher de quelconque façon. De toute façon, ce n'était pas comme s'ils allaient me manquer. Ils n'avaient surtout pas intérêt à me manquer. Sinon je promettais à Dieu, Zeus ou n'importe qui qui s'amusait royalement avec nous depuis son petit nuage, que j'allais revenir leur faire payer tout un chacun.
Mais la part de ma conscience qui commençait à sérieusement me courir sur le haricot, s'éveillait de plus en plus dans l'ombre. Qu'est-ce qui m'avait pris de lui dire ? Et comment pouvais-je deviner ? ET surtout, surtout : que diable lui avait-il pris de m'écouter ? Ce type des Enfers était du genre à chercher une aiguille dans une botte de foin pour me la glisser sous l'ongle du petit doigt de pied et me regarder avec une tête d'angelot potelé me cogner contre un pied de table. Et tout ça rien que pour contredire ma suggestion de la chercher plutôt dans une piscine à boule. Alors qu'est-ce qui pouvait l'avoir poussé à écouter ma parole de vil serpent ?
Mes opinions, quelle que soit leur vérité, étaient des murs de titane bien enfoncé dans les tréfonds de la terre qui empêchaient même les tsunamis ou les tremblements de terre, de faire s'écrouler ma maison. J'avais besoin de savoir pour ériger ces murs inébranlables. Et voilà que Rider se pointait comme une fleur en plein milieu de la soirée pour venir me narguer avec une réponse qu'il refusait de partager. Pourquoi ? Oh comme je détestais les pourquoi ! Et celui-là allait s'échapper sans ma permission une fois de plus.

《 Pourquoi ? 》

Pas d'explication, pas de supplément, rien d'autre qu'un simple mot en réaction au sien malgré le délai. De toute façon, il n'était pas bien difficile de comprendre à quoi il faisait référence, même pour Rider.

"Pourquoi tu m'as aidé ?"

Il pouvait pas juste répondre à ma question ? C’était vraiment trop lui demander ?

« Putain, tu fais chier Rider... » avais-je soufflé entre mes dents sans m’inquiéter le moins du monde qu’il m’entende. « T’es vraiment un gamin. »
S’il voulait jouer au con, il allait être servi.

En même temps, qu’est-ce qu’il m’avait pris de vouloir discuter avec lui ? Il prenait des grands airs, mais ça restait un morveux pourri gâté comme tous les autres. C’était même le pire de tous. J’avais été sacrément naïf d’imaginer, ne serait-ce qu’un seconde, qu’il était capable de baisser les armes deux minutes pour avoir une discussion entre adultes réfléchis. Mais non. Mônsieur avait trop d’ego pour ça. Et répondre à une simple question était trop pour lui. Trop intrusif. Trop proche de son petit cocon de courbettes que tout le monde lui faisaient parce que fu-fu oula, je suis trop mystérieux-an, tu ne peux pas me poser de questions-an, je ne peux pas te répondre de toute façon-an, je suis trop occupé-an à regarder au loin-an en fronçant les sourcils-an pour avoir l’air cool et edgy-aan. Quel triple abruti celui-là. C’est dingue quand même !

Il s’était levé, s’imaginant sûrement accompagné d’une musique épique accentuant le drama de son histoire personnelle. Peut-être même que dans son imaginaire illusoire, ses vêtements débordaient de fumée noire des enfers et que toutes les spectatrices de sa propre série télé étaient en admiration devant tant de charisme tandis qu’il foutait juste les mains dans les poches de son short pour mettre bien trop de magnésie sur ses mains transpirantes de narcissisme.

Le voilà qui fuyait. Cette fois, je n’allais pas lui faire le plaisir de le suivre et de lui imposer une énième défaite cuisante dans cette course. Il pouvait bien faire ce qui lui chantait, il n’allait pas gâcher ma soirée et j’avais d’autres chats à fouetter. J’en venais presque à espérer qu’il mette ses mains sur les deux prises rouges qui se trouvaient face à lui pour continuer l’ascension. Deux prises à l’apparence parfaitement innocente et alléchante, mais qui ne me disaient absolument rien qui vaille. Si c’étaient bien des pièges comme pour l’autre pressentiment que j’avais eu, il pourrait dégager de mon plancher et en vitesse. Et qu’il ne compte surtout pas sur moi pour le prévenir, mais pour me foutre royalement de sa gueule, oui !

"J'en sais rien. Mon instinct m'a dit que je pouvais te faire confiance sur ce coup."

Il était vraiment bizarre ce mec. Un jour, il m’insultait et me regardait avec dédain comme le dernier des pestiférés, et l’autre, il prétendait me faire confiance sur ce coup. Une vraie girouette ce type.

Mais bon, c’était pas mon problème et j’avais des choses bien plus importantes et inintéressantes à faire. Je le laissais donc continuer sa petite ascension en l’ignorant royalement. S’il pouvait ne jamais s’arrêter de monter et sortir de ma vie comme la Team Rocket…

De ma poche, je sortais un petit morceau de papier griffonné de ma main maladroite. Ce truc m’avait envahi l’esprit toute la semaine et je n’avais encore rien trouvé qui fasse l’affaire. Tous les espaces communs étaient bien trop risqués, la forêt était remplie de dryades trop curieuses, le champ de fraise était un enfer pour s’y retrouver et n’importe qui serait susceptible de tomber dessus…

Le mur d’escalade était ma dernier option. Je me relevais de ma corniche avec prudence pour observer les prises. Certaines n’essayaient même pas de cacher les pièges qu’elles attendaient de déclencher, d’autres étaient sacrément plus sournoises et quelques unes, plus usées que les autres, semblaient totalement inoffensives. Sans la moindre hésitation, je m’étais mis à manipuler celles-ci qui se trouvaient à ma hauteur, à la recherche d’un défaut, d’un espace, de n’importe quoi qui pouvait me donner une idée. Mon cerveau carburait tant que j’en avais presque oublié l’autre crétin qui m’observait incrédule, perché comme un pigeon quelques mètres plus haut.