Quatre jours avaient passés depuis la bataille du Labyrinthe. Quatre longues journées. Il était passé voir Kidaria à la grande maison, avec Seraphina. Tous les deux s'épaulaient comme ils le pouvaient, et ils se rendaient utiles dans la mesure du possible à l'infirmerie, où de nombreux blessés étaient à déplorer. Samael, lui, n'avait pas le don de redonner vitalité aux gens, c'était même plutôt le contraire. Il était lui-même épuisé, et ne trouvait pas l'envie d'aller aspirer l'énergie vitale de quelques plantes pour se requinquer.

Elliot était gravement blessé, dans un coma profond. Il n'allait pas tarder à se faire rapatrier chez les romains, qui avaient de plus grandes installations et de meilleurs moyens pour soigner le fils d'Appolon. En attendant, il était à l'infirmerie, et dormait. Il avait l'air presque paisible. Mais Samael ne s'y trompait pas, Elliot était dans un sale état. S'il se réveillait, il garderait probablement des séquelles à vie. Il s'en voulait toujours autant, même après sa discussion avec Seraphina. Il fallait éviter de se morfondre, le pire étant passé, il fallait aller de l'avant. Pour la cohorte, pour Kida, pour Cal…

Assis sur une chaise, le garçon s'assoupit, presque brutalement. L'épuisement dû à ces derniers jours, à la grande bataille, avait fini par avoir raison de lui. Là, au chevet d'Elliot, il dormait d'un sommeil léger. Les flahs lui revenaient, ceux des horreurs de la guerre. Les morts. Les monstres. Les kidnappés, qui se retournaient contre leur propre camp. Il revoyait des grecs transporter le cadavre du garçon qui avait provoqué la catastrophe de la saint-valentin, quelques mois plus tôt. Il revoyait Kidaria transpercer Elliot de son arme. Il revoyait le sang, il entendait les cris, il sentait l'odeur de ferraille, il…

… se réveilla. À son grand désarroi, ce n'était pas Cal qui venait troubler son sommeil. Une jeune fille à côté de lui déposait des fleurs dans un vase. Des fleurs pour Elliot. Samael n'avait pas la moindre idée de qui les envoyait, mais il était presque attendri par le geste. Il croisa le regard de la fille, qui avait une prestance impressionnante pour son âge. Il ne l'avait jamais vue à la Colonie, et il était évident qu'elle n'était pas romaine. Elle n'avait pas non plus ce halo argenté qui caractérisait les Chasseresses d'Artémis, pourtant, il la soupçonnait d'être aussi forte. Sa stature lui laissait penser qu'elle était probablement une Amazone.

"Désolée, je ne voulais pas te réveiller."

Samael sourit avec douceur.

"C'est rien, t'inquiète pas, je devrais pas dormir ici. Samael. Je suis romain, deuxième cohorte, fils de Thanatos. Et tu es ?"

Il se surprit à ressentir un brin de curiosité. Pour la première fois depuis quatre jours, il ressentait une émotion qu'il qualifiait de positive.

La jeune fille répondit après un instant d'hésitation :

"Abigail, amazone… et vraisemblablement, sang-mêlée et fille d'Athéna. Et ne t'inquiètes pas, tu peux dormir ici tu ne serais pas le premier à le faire. C'est n'est seulement pas très confortable."

Sa formulation était hésitante, comme si elle rechignait à admettre qu'elle était une demi-déesse. Athéna, déesse de la guerre et de la sagesse. Autrement dit Minerve, chez eux, romains. Les romains dépréciaient Minerve, ils en avaient fait une déesse de l'artisanat plutôt que d'admettre qu'elle était toute aussi puissante que Mars. Voire plus encore. S'il avait formulé ça à haute voix, il se serait sûrement fait foudroyer sur place par Mars lui-même, mais puisqu'il se contentait de le penser…

"Ça… Je t'avouerai que les chaises ici ne sont pas de très bonne facture, mais… On s'y fait. Comme tu l'auras sans doute remarqué, Elliot ici présent n'est pas vraiment en très bon état."

La tristesse assombrit son regard l'espace de quelques secondes. Si Elliot ne revenait pas… Tout ça serait sûrement sa faute. Il aurait pu, il aurait dû faire quelque chose pour empêcher ce massacre. Mais il ne l'avait pas fait, parce que… Parce que quoi, au juste ? Cal. Ses yeux s'assombrirent de plus belle. Cal l'évitait ces derniers temps, pour une raison obscure. Le fils d'Aphrodite s'évertuait à rester solitaire. Probablement parce qu'il pensait que l'état d'Elliot était pour une raison quelconque, relié à lui. La culpabilité au goût amer les rongeait tous les deux. Mais Cal refusait toute aide extérieure, esquivant la moindre de ses approches.

"C'est un fils d'Appolon. Un véritable ami. Le premier grec avec qui je me sois lié d'ailleurs. Par les dieux…"

Un maigre sourire orna son visage un court instant, et s'effaça aussi vite qu'il n'était arrivé. Il ne fallait pas se morfondre. Seraphina avait raison. Et son sourire reprit sa place initiale avant qu'il ne change de sujet :

"Fille d'Athéna, hein ? Tu as été revendiquée récemment, j'imagine. Pas facile à appréhender ?"

Lui-même avait eu bien du mal à se faire à l'idée que Thanatos soit son père. Il fallait dire, le Dieu de la Mort en personne, enfanter ? Il ne connaissait même pas les circonstances de la rencontre de ses parents, sa mère étant morte trop vite pour le lui dire. Son beau-père n'avait pas aidé. Dans le cas d'Abigail, être la fille d'une déesse de la sagesse ne devait pas être facile à porter non plus.

"C'est…compliqué. Je suis une amazone, mais je n'avais jamais émis l'hypothèse que je pouvais être plus que. Le savoir ainsi, après une telle bataille. Je n'étais tout simplement pas prête."

Ça, Samael pouvait bien le croire. Personne n'était jamais prêt à être revendiqué comme étant l'enfant d'une divinité. Personne n'était prêt à être pourchassé par un troupeau de Monstres, ni à risquer sa vie dès qu'un pas était fait en dehors de la maison. Pourtant, il fallait bien faire avec. Il fallait tenir. Il fallait vivre. Le fils de Thanatos était une contradiction vivante, pourtant, il ne s'en sortait pas trop mal.

Samael observa Abigail se déplacer dans la pièce, regarder à droite et à gauche comme pour vérifier qu'elle n'était nécessitée nulle part, puis elle s'assit sur la chaise à côté de lui, laissant son regard se poser sur Elliot.

"Il a l'air d'être quelqu'un de gentil…"

Le romain soupira longuement. Elliot était ce qui se rapprochait le plus d'un ange.

"Il l'est. Vraiment, il l'est. C'est une des plus belles personnes qui m'ait été donné de rencontrer, et voilà comment il est remercié par le destin."

Samael se sentait en colère. C'était d'une injustice sans nom. Mais quelque part, il savait bien que les Dieux n'y étaient pas pour grand-chose, et il n'avait personne à maudire pour ça. À part lui. Celui qui avait kidnappé sa Centurion et amie. Celui qui lui avait effacé la mémoire et commis des atrocités sur les pensionnaires et légionnaires. Il n'y avait que lui à blâmer, et pourtant, il avait disparu de la surface de la Terre. La colère du fils de Thanatos pouvait bien aller se faire foutre. Il n'avait personne sur qui la déverser.

"Alors…. Ça fait combien de temps que t'es chez les Amazones du coup ? Si c'est pas trop indiscret, je veux dire."

Samael planta ses prunelles sombres dans les yeux d'Abigail. Un sourire se fraya un chemin pour venir étirer ses lèvres. Il ne pouvait pas laisser ses émotions négatives gagner le dessus.

"Une dizaine d'année maintenant. J'avais six ans et je n'en suis plus jamais repartie… enfin jusqu'à aujourd'hui."

Elle eut un petit sourire en rajoutant cela, et Samael le lui rendit bien. Elle n'avait rien expliqué des circonstances de son arrivée, signe qu'elle ne souhaitait pas particulièrement s'étendre là-dessus. Alors il ne demanda pas, et jeta un œil à Elliot, encore et toujours allongé, pâle comme la mort.

"Et toi ? Depuis combien de temps es-tu dans ta cohorte ?"

La question laissa le fils de Thanatos perplexe. Depuis quand était-il dans sa cohorte ? Bonne question. Pas très longtemps, comparativement aux autres demi-dieux et demi-déesses de la Légion. Il avait eu le temps de faire toute sa transition avant de recevoir son appel. Peut-être lui avait-elle laissé un peu de répit, mais quoi qu'il en soit, il avait rejoint la légion à seize ans grand minimum, et il en avait à ce jour dix-sept.  

"Mmh… ça doit faire un an. À peine."

Samael hésita. Devait-il s'étaler et expliquer son hypothèse à Abigail ? Peu de personnes l'avaient rejeté parce qu'il était transgenre. Beaucoup l'avaient fait parce qu'il était un fils de la Mort. Abigail n'en faisait pas partie, signe qu'elle était suffisamment ouverte d'esprit pour comprendre. Alors il choisit de le faire :

"J'ai reçu l'appel de Lupa très tardivement, je dois avouer. À seize ans, quand ma mère est morte. Je venais de me faire opérer pour le torse, et son cancer s'est déclaré. Mon beau-père était pas ce qu'on peut appeler ouvert d'esprit, et j'ai décidé de partir. J'étais à la rue quand j'ai reçu sa vision, je ne suis pas vraiment un exemple bateau du légionnaire type, si tu vois ce que je veux dire."

Le fils de Thanatos marqua une pause brève, reprit son souffle et marmonna, presque pour lui-même plus que pour Abigail :

"Kidaria, ma Centurion, fait partie des victimes de ce monstre, elle aussi. Elle est amnésique. Ça me tue de voir mes amis comme ça sans pouvoir rien y faire. Mais bon, un légionnaire ne baisse jamais les bras. Peut-être que sa mémoire lui reviendra. Peut-être qu'Elliot s'en sortira."

Un petit rire amer sortit de sa gorge. Kidaria non plus n'allait pas bien. Le monde de Samael était littéralement en train de s'écrouler. La Centurion avait perdu la mémoire, laissant Seraphina à la tête de la cohorte aux côtés de Kaiden, et...

"Bref. J'ai aidé à gagner les Jeux de Guerre en tant que probatio pour la deuxième cohorte en assommant deux ou trois personnes à la suite dans le camp adverse. Il s'avère que mes pouvoirs sont très utiles pour ce genre de situation, et donc Kida m'a tout de suite pris avec elle. Je suis pas resté probatio très longtemps."

Trop occupé à nourrir ses sombres pensées, obnubilé par sa tristesse, Samael n'avait pas remarqué que la main d'Abigail s'était logée dans la sienne.

"Tu as dû l'impressionner pour qu'elle te prenne tout de suite avec elle. Surtout une Centurion de deuxième cohorte."

Samael aurait bien pu répondre qu'en fait, ça n'avait pas grand-chose à voir avec ses pouvoirs, mais plutôt à sa capacité d'adaptation, et son esprit de bon soldat en règle générale, d'autant qu'il n'avait pas eu de lettres de recommandation, mais il n'en fit rien. Abigail reprit la parole presque aussitôt :

"Je suis désolée pour ta mère, même si ça date. Quant à ton beau-père, il m'avait l'air d'une belle enflure, mais il y a un truc qui m'intrigue… tu n'es pas obligé de répondre bien entendu mais, pourquoi avais-tu besoin d'une opération du torse ? Tu étais malade ou quelque chose comme ça ?"

Ah. Ah, oui. C'est vrai, Samael n'avait pas été très explicite. Mentionner seulement son opération, pas très pratique pour comprendre tout le sens de sa phrase, le sens de son existence en fait. Le romain grimaça et sans s'en rendre compte, serra plus fort la main qu'il tenait toujours. Il soupira et finalement, il sourit :

"Non, je n'étais pas malade. Je…"

Non, malade, il ne l'avait jamais été. Mais comment expliquer ça ? Quels mots choisir ? Quelle tournure de phrase pouvait bien être la bonne ?

"Je suis transgenre."

Tout simplement, en fait. Pas très compliqué à comprendre, mais il sentait que la jeune fille avait besoin d'un petit peu plus d'explications que ça. Alors par où commencer ? Chez lui, ce besoin impérieux s'était manifesté dans l'enfance. Chez d'autres, ça ne venait qu'à l'âge adulte. Certains ne prenaient pas d'hormones, et ne se faisaient pas non plus opérer. Chaque transition est unique, chaque individu est différent.

"Ma mère m'avait appelé Olivia. Elle s'est rapidement rendu compte que c'était une erreur. Du coup, à l'adolescence, elle a décidé de me renommer Aaron. Aaron Samael O'Connor. C'est mon nom complet. Personne ne m'appelle Aaron parce que ça ne me rappelle pas que des choses positives, j'ai fini par lui préférer le nom de Samael. Ça me va mieux, de toute façon."

Ce n'était pas l'entière vérité. Le fait est que la simple mention de ce prénom lui arrachait le cœur. Personne d'autre que sa mère n'aurait le privilège de l'appeler Aaron. Nouveau soupir.

"En ce qui concerne ma transition, je suis sous testostérone depuis deux ans, et opéré du torse depuis un an et demi."

Samael finit par déloger sa main de celle d'Abigail, reportant à nouveau son regard sur Elliot. Est-ce qu'il avait jamais dit ça à qui que ce soit d'autre ? Est-ce qu'il avait déjà confessé à quelqu'un son véritable nom, celui qu'il chérissait et maudissait tant à la fois ? À part à Abigail, maintenant, il n'en n'était pas sûr. C'était un détail obsolète. Personne n'avait besoin de savoir que sa mère l'avait nommé Aaron, et personne n'avait besoin de savoir pourquoi il détestait tant qu'on l'appelle comme ça.