Retourner dans le Labyrinthe pour botter le cul du Tortionnaire ? Kieran était à deux mille pourcent pour. Laisser Solan partir de son côté sans être avec lui dans cette quête dangereuse ? Kieran était moins chaud. Il ne pouvait néanmoins pas laisser ses émotions personnelles entraver son rôle de leader et il était hors de question que qui que ce soit d’autre ne voit Solan comme le point faible de Kieran. Lena avait déjà tendance à penser ça et Kieran n’en dormait pas la nuit – quand il y pensait.

Le jour de la Grand Quête, Kieran avait constitué son équipe avec des éléments importants de la cinquième cohorte. Il avait pris une combattante hors-pair, un alchimiste doué en potion et… Sloveig. Bon, ce dernier choix, ce n’était pas tant stratégique que ça. Oui, la Chimère était plutôt douée dans son élément mais elle était surtout instable. À tout moment, elle allait se retrouver à foutre la merde par pur plaisir, faire échouer la quête et révéler en même temps l’existence des Chimères. Elle voulait s’amuser pendant cette quête ? Ok, mais elle aurait Kieran au cul jusqu’au bout.

La première demi-heure se passa sans accro. Sloveig ne s’entendait pas trop mal avec les autres légionnaires, ce qui rendait son humeur presque tolérable. Tout changea rapidement lorsqu’au détour d’un couloir, Kieran se retrouva soudainement seul avec la fille de Chioné. Les sourcils froncés, Kieran passa rapidement de calme à véritablement agacé.

« Qu’est-ce que t’as foutu encore ?! »

Kieran n’eut pas le temps d’entendre la justification de la jeune fille – qui semblait sincèrement agacée qu’on puisse la penser responsable de la disparition des autres – car des bruits de pas parvinrent à leurs oreilles. Les deux Chimères sortirent leurs armes… puis une silhouette familière se dessina à la lumière faible du Labyrinthe.

« Super, de mieux en mieux. »

Kieran leva les yeux au ciel et rangea son arme pendant qu’Artemisia Callista Carter – de toutes les personnes de ce putain d’univers – commençait à déblatérer un monologue dont elle seule avait le secret. Kieran n’attendit même pas qu’elle ait fini qu’il ordonna aux deux jeunes filles de le suivre. Cette quête allait être longue… très longue.

***

Les instincts de Kieran lui hurlaient de faire demi-tour. Cela devait vouloir dire qu’ils approchaient du but ! Cela faisait dix minutes que le trio improbable avançait dans ce couloir interminable. Au bout d’un moment, Artemisia attira l’attention de ses deux comparses vers une porte dissimulée dans la pierre. Après un rapide coup d’œil en direction de Sloveig, Kieran décida de suivre l’instinct d’Artemisia…

… et il regretta aussitôt lorsque la porte disparut à l’instant où ils arrivèrent dans la pièce. Kieran pesta dans sa barbe.

Artemisia était seule. Plus seule qu’elle ne l’avait jamais été au cours de sa vie.

Perdue dans les profondeurs du Labyrinthe, elle pouvait se trouver n’importe où en Amérique, peut-être même à des centaines de kilomètres de son point de départ. Les trois autres membres de son groupe, deux légionnaires de la Première Cohorte et un de la Troisième, avaient été avalés par l’obscurité avant qu’elle ne puisse faire le moindre geste pour les rejoindre. A présent, il n’y avait pas d’autre son que celui de sa propre respiration, ainsi que celui de l’eau qui gouttait, quelque part. La lueur pâle de sa lampe de poche éclairait un couloir étroit de style industriel, avec des briques nues et des poutres en métal. Elle fit prudemment quelques pas, tourna à droite et se retrouva dans un vaste hall en marbre tout droit sorti d’une banque luxueuse. C’était déroutant, parce qu’il n’y avait aucune logique dans la manière dont le Labyrinthe fonctionnait. Et si la fille d’Athéna détestait une chose, c’était bien de ne pas avoir de prise sur ce qui l’entourait. Après le hall, elle passa dans un long couloir au sol en terre battue. C’était un lieu sinistre, avec des chaînes rouillées attachées aux murs et des ossements humains sur le sol. Cette fois, elle tourna à gauche. Et elle se retrouva dans le couloir de style industriel. Le même couloir. Le même endroit. Le bruit de l’eau qui goutte. Elle avait tourné en rond.

« Tu ne me facilites pas les choses, n’est-ce pas ? »

Elle avait parlé sans réfléchir, peut-être pour le réconfort d’entendre sa propre voix, mais l’écho qui lui renvoya ses paroles lui donna froid au dos. A qui avait-elle parlé ? Au Labyrinthe ? Au Tortionnaire ? Elle l’ignorait. Était-elle épiée en ce moment-même, un sujet d’étude passionnant pour ce fou furieux ? Elle n’en avait pas la moindre idée. Artemisia ne savait qu’une chose : elle était seule. C’était la première recommandation des Sénateurs, et la dernière. La plus importante. Ne pas se séparer. Et voilà qu’elle se retrouvait seule à tourner en rond dans une portion du Labyrinthe plutôt inquiétante. La fille d’Athéna s’arrêta un instant pour boire une gorgée d’eau. Il faisait froid, sous terre, mais son armure en cuir renforcé lui tenait suffisamment chaud. Sa montre lui indiquait qu’elle était seule depuis vingt minutes à peine, mais le temps semblait s’écouler différemment en ce lieu. Elle rangea sa gourde et reprit résolument son chemin, son épée en bronze céleste dans une main, sa lampe de poche dans l’autre.

Il y avait, en fait, bel et bien une logique dans le fonctionnement du Labyrinthe. La logique tordue, malveillante, d’un organisme vivant. Le pouvoir d’Artemisia, qui lui permettait de percevoir les pensées des personnes qui l’entouraient, lui envoyait des signes contradictoires, mais elle était sûre d’une chose : à sa façon, le Labyrinthe pensait. Il pensait, il trompait, il manipulait. Il tuait. Plus encore que le Tortionnaire, c’était lui son adversaire immédiat, un adversaire invisible qui se trouvait tout autour d’elle. Mais la jeune femme refusait d’avoir peur. Elle était compétente, elle était armée. Le reste se trouvait entre les mains des Parques. Et une pensée lui réchauffait le cœur : Kyle était en sécurité. Il était resté à la Nouvelle-Rome. Il ne devrait pas subir ce cauchemar.

Un bruit de pas, soudain, devant elle. Et des voix humaines. Artemisia se mit à avancer de plus en plus vite sans pour autant courir. Le bruit de deux lames qu’on dégaine la fit s’arrêter net.

« Super, de mieux en mieux. »

Elle connaissait cette voix. Ce visage à l’expression dégoûtée. Kieran Blyde. Et la jeune femme qui l’accompagnait était une légionnaire antipathique de la Cinquième Cohorte. Sloveig ? Artemisia jura intérieurement.  Si elle avait eu le moindre doute sur la malveillance du Labyrinthe, il était effacé à présent. Elle aurait presque préféré rester seule plutôt que de devoir faire équipe avec ces deux-là. Mais elle se composa une expression neutre et professionnelle et leur expliqua brièvement ce qui s’était passé avec le reste de son groupe. Pour le meilleur et pour le pire, ils étaient ensemble, et ils allaient devoir coopérer pour sortir vivants de cet endroit horrible.

Ils marchaient depuis une dizaine de minutes lorsqu’elle remarqua un renfoncement étrange dans le mur. En passant sa main sur la pierre, elle se rendit compte qu’il s’agissait d’une porte. Un passage caché ? Elle réussit à l’ouvrir sans trop de difficultés, et les deux Romains la suivirent à l’intérieur d’une pièce dont les contours étaient flous. La dernière personne à entrer, Sloveig, laissa la porte se refermer. Aussitôt, la porte disparut. Exaspérée, Artemisia explora le mur des doigts, mais elle ne trouva rien. Ils étaient pris au piège.

« Kieran ... Il fait beaucoup plus chaud que dans le couloir. »

A l’instant où la Romaine prononça ces paroles, les doigts d’Artemisia lui transmirent un signal de douleur aigu et elle les retira du mur en jurant. La pierre était devenue brûlante. Ignorant le regard assassin que lui lança Sloveig, la fille d’Athéna regarda autour d’elle. Il faisait chaud, en effet. Très chaud. Rapidement, elle commença à transpirer. L’air était terriblement sec et lui brûlait les poumons. La chaleur créait une sorte de brume ondoyante ; impossible d’y voir à plus de trois mètres. Ils devaient sortir de là. Et vite.

Alors qu’elle ouvrait la bouche pour s’adresser à ses coéquipiers, Artemisia se figea.  Il y avait quelqu’un devant eux. Une silhouette qui s’avançait à travers de la brume. Une silhouette… ou deux ? Kieran et Sloveig l’avaient remarqué aussi et tirèrent silencieusement leur arme. Avec un pop ! sonore, la lampe de poche d’Artemisia rendit l’âme. La main crispée autour de la garde de son épée, la fille d’Athéna se prépara au combat.

« Kieran ... Il fait beaucoup plus chaud que dans le couloir. »

Kieran fronça les sourcils. Maintenant qu’elle le disait, c’était clair qu’on était loin de la fraîcheur du Labyrinthe. À vrai dire, plus les secondes passaient, plus Kieran avait l’impression d’étouffer. Où étaient-ils tombés, putain ? Dans un sauna ? Kieran retira sa veste au bout de quelques secondes. Est-ce que la température ne cessait d’augmenter ou bien était-ce le fruit de son imagination ? À ce même moment, Artemisia recula vivement d’un mur, comme si elle venait de se brûler.

Le fils d’Hécate n’eut pas le temps de dire ouf qu’une silhouette se dessina au loin. Ou deux ? Kieran était bien incapable de voir à plus de trois mètres devant lui. La chaleur ne cessait d’augmenter et tout ondulait autour de lui. Il attrapa néanmoins sa batte et se mit en garde en même temps que ses deux comparses d’infortune.

Kieran plissa les yeux, les mains moites, le corps brûlant. Il attendait une attaque. N’importe quoi. Il avait besoin de savoir qui était son adversaire avant d’attaquer.

Comme pour répondre à son appel silencieux, une gerbe de feu se dirigea soudainement vers lui. Kieran l’esquiva au dernier moment et une brûlure superficielle apparut sur son épaule en même temps que son râle de douleur. Ok, ça allait s’annoncer compliquer.

Deux gerbes de flammes vinrent dans la direction des deux filles qui esquivèrent sans soucis. Néanmoins, Kieran pouvait sentir que Sloveig était moins vive que d’habitude. La chaleur devait la peser encore plus qu’eux. Réfléchis, Kieran, réfléchis.

« Sloveig, utilise ton pouvoir pour te rafraîchir. Essaye de trouver une sortie en gelant les murs pour pouvoir les toucher. Kieran fit une pause et tourna son regard vers Artemisia. Toi et moi, on va s’approcher. Trouve ce qu’est ce monstre et trouve ses points faibles. »

Artemisia fronça les sourcils un instant comme si elle doutait de toute la stratégie de Kieran. Puis, finalement, elle hocha la tête. Sloveig, quant à elle, était déjà à quelques mètres d’eux en train de râler.

La chaleur. Artemisia la supportait bien en règle générale. Mais cette fois, c’était différent. Cette fois, la chaleur était sans pitié, dévorante, dévastatrice. Comme animée d’une volonté propre. Les cheveux collés à la nuque par la sueur, la jeune femme ne rêvait que de se débarrasser de l’armure en cuir qui la transformait en four humain. Ses yeux larmoyaient. Sa peau brûlait. Chaque respiration était plus pénible que la précédente. La douleur sourde dans ses poumons, les battements frénétiques de son cœur, l’air qui ondulait : tout cela rappelait l’atmosphère terrifiante de certains cauchemars. Mais Artemisia n’avait pas peur. Pas encore.

Une gerbe de feu jaillit soudain et frôla l’épaule de Kieran, qui poussa un cri de douleur furieux. Presque immédiatement, deux nouvelles gerbes partirent en direction des deux femmes. Artemisia esquiva la sienne avec facilité, mais Sloveig paraissait plus lente, comme engourdie par la chaleur.

« Sloveig, utilise ton pouvoir pour te rafraîchir. Essaye de trouver une sortie en gelant les murs pour pouvoir les toucher. Toi et moi, on va s’approcher. Trouve ce qu’est ce monstre et trouve ses points faibles. »

Un froncement de sourcils plus tard, la fille d’Athéna hocha la tête. Que Kieran prenne la tête des opérations ne l’enchantait pas, mais sa stratégie était valable et c’était tout ce qui importait pour le moment. Pendant que Sloveig se mettait à chercher une sortie, les deux autres demi-dieux s’approchèrent de la source des flammes. Ils esquivèrent plusieurs gerbes de feu, mais la température continuait d’augmenter d’instant en instant. Faisant signe à Kieran de s’arrêter, Artemisia projeta son esprit vers celui du monstre. Et n’y perçut qu’une seule sensation.

La faim.

La faim.

La faim.

Une faim dévorante, irrépressible. Une envie d’engloutir le monde entier. Il n’y avait que cette pensée dans l’esprit de la créature. Dans l’esprit de Pyrka. Elle aimait manger les arbres. Les dryades. Mais ces demi-dieux feraient l’affaire. Pour le moment.

Artemisia cligna des yeux, puis jura lorsqu’une gerbe de flammes lui brûla la cuisse au passage. La douleur atroce atteignit son cerveau avec un temps de retard, comme si son corps refusait cette sensation de toutes ses forces. Son estomac se contracta sous l’effet d’une nausée violente, et elle dut se retenir à l’épaule de Kieran pour ne pas tomber.

« Des dryades. » Elle hoqueta, cherchant de l’air, et tira le fils d’Hécate en arrière lorsqu’une nouvelle gerbe partit dans leur direction. « Des arbres. C’est ce qu’elle aime manger. Fais diversion avec la Brume. Montre-lui ce qu'elle veut voir. Je l’attaque de l’autre côté. »

L’espace d’un instant, elle se demanda s’il allait tout simplement l’envoyer paître, mais il hocha la tête et s’avança vers la droite de Pyrka pendant qu’Artemisia clopinait tant bien que mal vers la gauche.

« Rien. Pas une porte, pas une fente, rien. La porte par laquelle on est passé a disparu, y'a plus aucune trace. »

La voix de Sloveig derrière elle la fit sursauter. Elle se tourna à demi vers la fille de Chioné, puis se baissa pour éviter des flammes supplémentaires. La légionnaire n’avait pas du tout l’air dans son assiette.

« Viens. Avec moi. On attaque. »

La bouche asséchée par la chaleur, elle ne pouvait pas en dire plus, mais Sloveig sembla la comprendre. Tout en s’avançant en direction du monstre, arme au poing, Artemisia ne put empêcher un profond sentiment d’inquiétude de s’emparer d’elle. Elle était une étudiante en cursus Chasseur de Monstres. Elle était une fille d’Athéna à la curiosité insatiable. Elle connaissait la mythologie gréco-romaine sur le bout des doigts. Mais cette créature, cette Pyrka, n’y figurait pas.

Qui était-elle, alors ?

La main d’Artemisia sur son épaule lui arracha une grimace. Quelques secondes plus tôt, une gerbe de feu l’avait surpris et l’avait brûlé à l’endroit précis où la fille d’Athéna venait de s’appuyer comme s’il était un mur. Cependant, Kieran ne fit qu’une simple grimace. Plus ils s’approchaient du début, plus ils avaient de chance d’en finir rapidement avec… ça.

« Des dryades. Des arbres. C’est ce qu’elle aime manger. Fais diversion avec la Brume. Montre-lui ce qu'elle veut voir. Je l’attaque de l’autre côté. »

Artemisia avait l’air sincèrement retournée par cette information. Peu importe ce qu’elle avait pu percevoir ou comprendre à l’aide de ses pouvoirs ou de ses déductions personnelles, le résultat semblait l’avoir réellement affecté. Si elle avait fait parti des gens auxquels Kieran s’intéressait, alors peut-être aurait-il reculé pour qu’elle puisse respirer. Mais puisqu’elle n’était qu’une pauvre grecque casse-couille, Kieran se contenta de hocher la tête et se glissa sur la droite.

La chaleur ne rendait pas la concentration facile. Kieran mis plusieurs secondes avant de pouvoir être dans une position assez confortable pour faire appel à ses pouvoirs. Lentement, il changea son apparence. À défaut de devenir l’objet de convoitise du monstre, Kieran s’effaça. Il devint invisible, temporairement, aux yeux de la créature. Puis, lentement, à quelques mètres de lui, il dessina des dryades. Des arbres. Un petit bosquet de végétation luxuriante.

Pendant un court instant, il ne passa rien. Puis une gerbe de flamme fila vers les arbres inexistants. Une deuxième. Puis un cri strident. Un autre cri. Sloveig ? Le monstre ? Kieran n’en savait rien. Il dû reculer vivement au dernier moment alors qu’une gerbe de flamme lui cramait le bout des cheveux – super, encore une raison pour les laver. Néanmoins, cette attaque ne semblait pas le viser lui particulièrement. Elle ressemblait plutôt à un dommage collatéral.

Kieran plissa les yeux. La chaleur qui émanait du monstre rendait toute la pièce brumeuse, difficile à cerner. Est-ce que c’était Sloveig et Artemisia qu’il voyait en train de se battre contre le monstre ? Kieran avait beau plisser des yeux, il ne discernait pas mieux la scène. Il secoua alors la tête et s’élança vers la source de la chaleur. Chaque pas dans sa direction était douloureux. Dès qu’il s’approchait de la créature, il avait l’impression que sa chair cuisait. La chaleur lui piquait les yeux. Ses lèvres, sa bouche, sa gorge, tout était asséché. Kieran avait l’impression qu’il allait rôtir avant de pouvoir toucher ce monstre incandescent.