Va te laver. Je fais cuir la viande.

June n’allait pas se le faire dire deux fois. Sa courte nuit et sa chasse l’avait carrément éreintée et un bon bain, à défaut de lui rendre les heures de sommeil qui lui manquaient, la réveillerait pour le reste de la journée. June se dirigea donc vers le ruisseau qui traversait la forêt à quelques mètres de là. Elle observa un moment son environnement puis jugea qu’il n’y avait aucun danger. Elle retira ses vêtements crasseux et se glissa dans l’eau frigorifiée.

June profita de cet instant de tranquillité et de solitude pour méditer et prier. Le vent était gelé. L’eau l’était encore plus. Mais June se sentait en communion avec la nature. Elle remercia les Trois déesses pour l’avoir guidée jusqu’ici et l’avoir protégée. Elle les remercia également pour avoir mis Cole sur sa route. Puis June enchaîna avec une prière à destination de sa famille, leur souhaitant d’être heureuses là où elles étaient maintenant. Je vais bien. J’ai rencontré un ami. On avance vers le Nord, comme prévu. Je ne sais pas ce qui nous attend mais nous serons bientôt à l’abris. Je vous aime.

June se releva puis se lava. Quelques minutes plus tard, un bruit de caillou attira son attention. Les sourcils froncés, June chercha du regard l’origine de ce bruit et remarqua la silhouette de Cole, dos à elle. Elle s’empressa alors de se rhabiller pour le rejoindre. Lorsqu’elle arriva là où il se trouvait, Cole avait déjà disparu. Une moue boudeuse sur le visage, elle retourna donc au campement toute seule. Le repas se fit dans un silence complet et ils purent reprendre la route après ça. Le chemin était encore long, mais June se sentait plus forte chaque jour. Soit parce qu’elle savait qu’ils s’approchaient du but, soit parce qu’elle savait qu’elle ne risquait rien avec Cole. Ou alors, un peu des deux.

***

L’hiver était de plus en plus féroce. June avait réussi à obtenir des vêtements chauds mais ils n’étaient qu’à peine suffisants, surtout pour deux vagabonds qui dormaient dehors. Cependant, June ne s’en plaignait pas. Cole non plus. Ils avaient leur petite routine et s’étaient habitués à ce rythme atypique. Bientôt, alors que June attisait le feu préparé par Cole plus tôt dans la journée, la neige redouble d’intensité. Les restes de leur chasse étaient presque cuits lorsque Cole revint du village avoisinant avec quelques pièces de monnaie supplémentaires.

Le regard de June se perdit vers l’extérieur de la grotte, là où une tempête de neige commençait à s’installer. Ils ne pourraient pas ressortir d’ici avant quarante-huit heures. June soupira et se blottit un peu plus contre Cole, tentant ainsi de refréner ses dents qui claquaient. Pendant une seconde, elle s’imagina vivre une vie normale. Une vie où Cole et elle auraient pu être des amis normaux, où ils auraient pu avoir un toit sur la tête. Une pointe d’amertume se glissa dans l’esprit de June. Ils n’auraient jamais pu être amis. Dans des circonstances normales, June n’aurait jamais quitté son clan et Cole n’aurait jamais croisé sa route. Pas plus que celle des chasseurs. Leur destin n’était lié que dans la survie et la peur.

La main de Cole s’agita et June reporta son attention sur lui – enfin, plutôt sur ce qu’il faisait. Sans détacher les yeux de son bâton, il dessina quelque chose dans la poussière de la grotte. June se figea presque instinctivement lorsqu’elle comprit qu’il s’agissait d’une lune. Puis, elle arrêta de respirer quand elle vit Cole désigner sa propre clavicule. La neige n’existait plus. Plus rien n’existait à part une terreur vicieuse qui s’enroulait autour du cœur de June. Comment Cole savait ? Quand avait-il compris ? Allait-il partir ?

Délicatement, le jeune garçon effleura la main de June. Ce n’était qu’une caresse infime, à peine perceptible avec leurs membres engourdis, mais le geste délia le nœud dans son estomac. June respira de nouveau. Elle hocha alors la tête, confirmant ainsi la question silencieuse que lui posait son ami. Puis, de nouveau, il n’eut plus aucun mouvement, aucun bruit. June ne savait pas si elle pouvait se blottir de nouveau contre lui ou si c’était malvenu. Elle resserra alors les bras contre sa poitrine, espérant ainsi se réchauffer et calmer les battements de son cœur.

Cole attira alors l’attention de June qui leva les yeux vers lui. Il y avait dans son regard une étincelle que June ne parvenait pas à décrypter. Puis, il fit un geste. Un simple geste concis et rapide. Le même qu’il avait déjà utilisé quelques semaines auparavant quand il désirait que June lui apprenne à traquer et chasser.

Apprends-moi.

June hésita un instant. Non pas parce qu’elle doutait de Cole car, sans le formuler, elle savait qu’elle pourrait lui confier sa vie les yeux fermés. Cole avait son entière confiance. Elle hésitait car elle ne savait pas par où commencer, elle ne savait pas quoi dire. Ses croyances étaient propres à son clan et elle ne savait pas ce qu’elle avait le droit de partager, de dire, surtout à un homme, à quelqu’un d’extérieur. Puis June réalisa que son clan n’était plus. Qu’elle seule avait le pouvoir de faire vivre leur mémoire à travers ses paroles. Qu’elle seule pouvait, peut-être, reformer le clan un jour. Alors June laissa les mots sortir sans réfléchir :

« Tout est un. Doit être honoré. Le Divin est partout autour de nous. Dans l’air qu’on respire. Dans l’herbe qu’on foule. Dans l’eau qu’on boit. Dans le feu qui nous réchauffe. June fit une pause avant de reprendre. Chaque clan décide d’honorer le Divin comme il l’entend. Certains vont préférer mettre en avant la Déesse-Mère et le Dieu cornu puisqu’ils représentent la polarité de la nature. D’autres, comme mon clan, gravitent autour des déesses lunaires. Les Trois phases de la Lune. Hécate, Diane, Séléné. Il y a des subtilités propres à chacun... »

June pouvait presque sentir les larmes venir lui piquer les yeux. Elle était à la fois si triste de parler de son clan alors qu’il avait été décimé et si heureuse de pouvoir partager tout ça sans jugement, de pouvoir le partager avec Cole.

« … mais l’essentiel est de comprendre que le Divin se manifeste tout autour de nous et revêt différentes formes. Pan, Hécate, la Déesse-Mère, tous sont une manifestation du Divin qui nous entoure. En honorant la nature et ce qu’elle nous produit, on rend hommage au Divin et il nous le rend en nous permettant de manipuler les énergies. »

June s’arrêta. Le concept même des énergies était assez complexe à exprimer, même pour quelqu’un qui avait grandi toute sa vie avec. L’expliquer à Cole était aussi réalisable que Cole lui apprenant à lire. June opta donc pour une autre approche :

« Certaines personnes seront plus réceptives que d’autres. Certaines vont entrevoir les énergies, vont sentir les forces de la nature autour d’eux et pourront comprendre leur fonctionnement. Dans mon cas… je comprends les éléments. Je ne peux pas les manipuler, pas comme toi, mais je peux sentir leurs énergies. Je sais tout de suite si elles sont bonnes ou mauvaises. Je sens si elles ont été respectées ou malmenées et… June s’arrêta brusquement avant de reprendre plus calmement : C’est complexe. On devrait plutôt dormir. »

La tristesse avait finalement pris le dessus sur la joie. Son clan était décimé. Elle était la seule qui pouvait transmettre la mémoire de sa famille mais elle ne s’en sentait pas capable. Et surtout, plus elle parlerait, plus Cole serait en danger. Quelque part, June avait toujours l’espoir que s’ils se faisaient prendre, elle pourrait le sauver en feignant de l’avoir kidnappé. Elle ne pouvait pas mettre Cole en danger à cause de ses origines. Cole méritait de vivre. Plus que tout le reste. Cole était devenu sa famille. La seule qui lui restait.

Cole subissait son silence, encore une fois. Mais cette fois, il pouvait sentir qu'elle avait peur. Alors, dans un geste qui se voulait rassurant, il effleura la main de June, qui reprit sa respiration. Elle hocha la tête, confirmant ce qu'il savait déjà. Elle resserra ses bras contre elle, sûrement dans l'espoir de se réchauffer, les yeux fixés sur le feu. Cole déglutit péniblement. Il comprenait son silence, bien sûr, et il le respectait.

Mais il était curieux, il voulait en savoir plus sur d’où elle venait, ce qu'elle renfermait de si secret, et ses origines. Il n'y avait aucun mal à vouloir connaître celle avec qui il partageait désormais sa vie, après tout. Il attira son attention en posant sa main sur son genou, et elle redressa la tête. Puis un simple geste de la main, qui traduisait son besoin de savoir. June hésita, l'espace d'un instant. Et enfin, elle parla :

"Tout est un. Doit être honoré. Le Divin est partout autour de nous. Dans l’air qu’on respire. Dans l’herbe qu’on foule. Dans l’eau qu’on boit. Dans le feu qui nous réchauffe. Chaque clan décide d’honorer le Divin comme il l’entend. Certains vont préférer mettre en avant la Déesse-Mère et le Dieu cornu puisqu’ils représentent la polarité de la nature. D’autres, comme mon clan, gravitent autour des déesses lunaires. Les Trois phases de la Lune. Hécate, Diane, Séléné. Il y a des subtilités propres à chacun..."

Cole observait dans un silence presque religieux June lui raconter toutes les choses qu'il désirait entendre de sa bouche, plutôt que de celles des paysans qui n'y connaissaient rien et se contentaient de déblatérer des sornettes sans nom, comme par exemple que les sorcières priaient le diable et autres stupidités.

" … mais l’essentiel est de comprendre que le Divin se manifeste tout autour de nous et revêt différentes formes. Pan, Hécate, la Déesse-Mère, tous sont une manifestation du Divin qui nous entoure. En honorant la nature et ce qu’elle nous produit, on rend hommage au Divin et il nous le rend en nous permettant de manipuler les énergies."

Cole fronça les sourcils. Pan, Hécate, Diane, Séléné, la Déesse-Mère… Beaucoup de choses à assimiler, d'autant qu'il n'avait aucune connaissance en la matière. Mais Cole était réellement intéressé et tentait de comprendre, même sans avoir toutes les informations sur ces dieux qu'il ne connaissait pas. Quand elle se mit à parler d'énergies manipulables, en revanche, il se gratta la tête. Néanmoins, il pouvait lui, faire pousser des plantes à sa guise, alors il saisissait à peu près les explications qui suivirent :

"Certaines personnes seront plus réceptives que d’autres. Certaines vont entrevoir les énergies, vont sentir les forces de la nature autour d’eux et pourront comprendre leur fonctionnement. Dans mon cas… je comprends les éléments. Je ne peux pas les manipuler, pas comme toi, mais je peux sentir leurs énergies. Je sais tout de suite si elles sont bonnes ou mauvaises. Je sens si elles ont été respectées ou malmenées et…"

Fixant le feu, le garçon tachait d'emmagasiner les informations qu'elle lui délivrait. Ainsi, s'il avait des pouvoirs pareils, c'était peut-être à cause de dieux anciens dont il n'avait aucune information ? Il aurait voulu qu'elle continue, qu'elle ne s'arrête pas de parler, parce qu'il voulait comprendre, il voulait savoir d'où elle venait, ce que lui était aussi. Mais visiblement, June était triste. En tout cas, elle pleurait, et elle tremblait. Sa voix enjouée et joyeuse s'était brisée en un instant.

"C'est complexe. On devrait plutôt dormir."

Cole observa June se lever de la bûche sur laquelle ils étaient assis et essuyer ses larmes, dos à lui. Il se leva à son tour et s'approcha d'elle, déposant sa main sur son épaule. Elle ne se retourna pas. Alors, avec toute la tendresse dont il était capable, le garçon enserra son amie dans ses bras. Elle ne s'en plaignit pas, et leur étreinte dura quelques minutes, jusqu'à ce qu'elle lui fasse comprendre imperceptiblement que c'était assez. Il la relâcha et la laissa un instant, juste le temps d'aller recouvrir la petite entrée de leur grotte de lierre. Le vent froid s'insinua malgré ses efforts à l'intérieur, et il frissonna.

Il rejoignit June près du feu et s'allongea sur le dos, fixant les ombres qui dansaient au plafond. Malgré ce que June lui avait fait comprendre, il brûlait de ce besoin impérieux d'en savoir plus. Le silence les enveloppa néanmoins, sans qu'un seul bruit ne se fasse entendre de la part de la jeune fille. Il ferma les yeux, et se réveilla à peine quelques heures plus tard, transi par le froid. Le feu était presque éteint, et il alla le raviver, prenant soin de ne pas réveiller June. Mais elle ne dormait pas. Elle était secouée de spasmes, probablement elle aussi frigorifiée. Ce ne fut que lorsqu'un léger sanglot, presque inaudible, s'échappa d'entre ses lèvres que Cole comprit qu'elle pleurait.

Il se rallongea à ses côtés, sans oser la toucher. Elle se tourna sur le dos et sentant sa présence et Cole tourna la tête vers elle, cherchant sa main avec la sienne. Ce contact la fit esquisser un sourire, très léger, mais sourire quand même. Cole sourit à son tour, plantant ses yeux dans les siens. Il aurait aimé pouvoir chasser l'ombre de sa tristesse, il aurait aimé pouvoir la réconforter un peu, il aurait aimé tant de choses… Il aimait profondément June, il n'y avait plus qu'elle, désormais. Elle était devenue le centre de son monde. Et la voir dans cet état-là lui déchirait le cœur. Ils passèrent quelques longues minutes à se regarder dans les yeux, sans rien dire, puis ils détournèrent les yeux.

Après quelques heures de silence où Cole réfléchissait de plus en plus à ses origines, à celles de June, à ce qu'ils avaient en commun, il se redressa et relâcha la main de la jeune fille. Elle se redressa à son tour, puis lui lança un regard interrogatif. Cole hésita, un léger froncement de sourcil trahissant ce qu'il ressentait. Il avait peur de l'offenser en demandant ça, mais il le fit quand même. Comme d'habitude, si elle décidait de ne pas en parler, il n'insisterait pas.

Et ta famille ?

June se leva, le cœur lourd. Reparler de son passé était beaucoup plus difficile qu’elle ne l’aurait cru. Jusque-là, elle n’avait eu qu’à porter son deuil seule, dans son cœur et ses souvenirs. Partager son expérience à voix haute était si douloureux que June se trouvait bien incapable de continuer. Prétexter le besoin de sommeil, en revanche, était beaucoup plus facile. De toute façon, la fuite n’avait-elle pas été le crédo de June depuis le début de son aventure ? D’un mouvement rapide, June essuya les larmes qui avaient coulé sur ses joues, puis prit une profonde inspiration. Ce n’était pas le moment de faiblir.

La main de Cole sur son épaule fut à la fois salvatrice et douloureuse. June ne bougea pas, tentant de calmer son cœur qui hurlait dans sa poitrine. Son estomac n’était pas en reste puisqu’il se tordait dans un angle douloureux, menaçant de recracher le maigre repas qu’elle avait avalé. June voulait parler. June voulait se taire. Sa tête tambourinait dans un maelstrom d’émotions incontrôlables. Elle avait cette impression folle et soudaine de porter le poids du monde sur ses épaules. Tout d’un coup, aller jusqu’au nord lui semblait impossible. Comment pourrait-elle y parvenir ? Elle n’avait plus de famille. Elle n’avait plus rien que le poids des morts sur sa conscience.

Le temps fut suspendu l’espace d’un instant lorsque Cole, avec autant de maladresse que de tendresse, enserra June dans ses bras. Ils restèrent quelques minutes comme ça, immobiles dans le froid. June se concentra sur lui. Sur sa respiration. Sur sa chaleur. Sur les bras qui l’entouraient. Sur les battements de son propre cœur. Chaque respiration était moins douloureuse que la précédente. June n’était pas seule. June avait Cole. Ensemble, ils pourraient gravir les montagnes qui se dresseraient devant eux, un jour. Peut-être même qu’ils pourraient…

June mit fin à l’étreinte. Seul le présent comptait. Cole fit de son mieux pour recouvrir l’entrée de la grotte malgré les mauvaises conditions climatiques pour la végétation. Le vent continuait de hurler dehors mais June n’entendait plus que le bruit de son cœur dans ses tempes. Elle s’installa au sol et resserra un peu plus ses bras autour de son corps. La nuit lui semblait soudainement bien longue dans cette tempête, à la fois intérieure et extérieure. Et s’ils mouraient à cause du froid, est-ce que June se sentirait mieux ou pire ?

***

June se réveilla quelques heures plus tard, paralysée par un cauchemar beaucoup trop vif. Elle avait revu sa famille. Puis elle lui avait de nouveau été arrachée sous ses yeux. Sa mère. Ses sœurs. Les Aînées. Dévorées par les flammes. Hurlant leur souffrance sous les coups de lâches. Où es-tu June ? Pourquoi nous as-tu abandonné ? Et June courait, courait, courait pour les aider. Mais comme à chaque fois, il était trop tard. Tout le monde était mort. Elle était seule. Seule dans un monde qui ne voulait pas d’elle. Seule dans un monde qu’elle devrait affronter tous les jours.

Il fallut quelques minutes pour que June se souvienne d’où elle se trouvait. La fuite. La grotte. La neige. De nouveau, la douleur broya le corps de June qui se recroquevilla sur elle-même. Les larmes coulaient d’elles-mêmes, cette fois. June avait-elle une seule fois pleuré la mort des siennes ? Elle avait prié. Elle leur avait rendu hommage tous les jours. Elle s’était battue en leur nom. Elle avait fait le serment de les venger. Chaque jour était parcouru sur ce chemin. Pourtant, June ne les avait jamais pleurées. Pas depuis la stupéfaction de la découverte. Jamais.

Sauf ce soir. En parler à Cole avait rouvert des blessures enfouies, des blessures que June n’avait pas voulu voir mais qui avaient toujours été là. La respiration haletante, June tentait de rester silencieuse. Pourquoi tout était si douloureux maintenant ? Le désespoir l’empêchait de respirer correctement, la douleur l’empêchait de bouger. June était comme foudroyée par ses propres émotions et elle se sentait si faible que ça rajoutait une couche à sa propre souffrance.

Un mouvement derrière elle lui permit de se calmer. Les larmes continuaient de couler. La respiration était toujours difficile. Mais June pouvait resserrer ses bras autour d’elle. Elle enfonça ses ongles dans sa peau, priant pour que la douleur physique prenne le dessus sur sa douleur psychologique. Petit à petit, la jeune fille réussit à reprendre le dessus. Un dernier sanglot s’échappa de ses lèvres avant qu’elle ne puisse définitivement reprendre le contrôle. Doucement, elle se plaça sur le dos et la main de Cole se retrouva dans la sienne. Ce contact, bien que peu habituel entre eux, acheva de calmer June. Elle pouvait de nouveau respirer.

June chercha les yeux de Cole dans l’obscurité. Elle se plongea dans son regard comme s’il n’y avait plus que ça qui comptait. Elle aurait aimé pouvoir lui transmettre toutes les émotions qui la submergeaient. Le deuil envers sa famille disparue. La haine envers le monde. Son désir de vengeance envers les Chasseurs. Son affection pour lui. Sa reconnaissance. June aurait aimé transmettre tout ce qu’elle ne pouvait pas dire, tout ce sur quoi il n’était pas possible de mettre des mots. Pouvait-il ressentir tout ça juste en la fixant ?

***

June s’était rendormie sans le sentir, la main toujours glissée dans celle de Cole. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, il faisait toujours nuit. Le vent continuait de se déchaîner à l’extérieur et le froid était toujours envahissant. Pourtant, June se sentait mieux. Un peu. Lorsqu’elle se tourna vers Cole, celui-ci se redressa, lâchant la main de June. Par effet de mimétisme, June fit pareil. Les braises du feu leur offraient au moins autant de chaleur que de lumière mais l’augmenter risquerait de les étouffer dans la grotte.

De nombreuses émotions traversèrent le visage de Cole. De la réflexion. De la tristesse. De la concentration. De la frustration. Tout un panel de couleurs que June parvenait à déchiffrer sans peine. Elle sentait qu’il voulait lui poser une question mais qu’il hésitait. Finalement, après quelques minutes de silence supplémentaires, il se décida à la poser :

Et ta famille ?

June remonta ses genoux contre sa poitrine, le cœur lourd. Elle soupira douloureusement puis fit le seul signe qu’elle connaissait bien dans la véritable langue des signes, le seul qu’elle n’avait jamais appris :

Morts.

Cole avait dû le comprendre de lui-même mais mettre les choses au clair, pour une fois, fit un peu de bien à June. La jeune fille posa son menton sur ses genoux, le regard perdu dans les braises qui continuaient de brûler malgré le froid de la grotte.

« Les gens d’ici n’aiment pas… les gens différents. Alors, ils ont traqué l’une des nôtre. Puis ont trouvé notre campement. »

Du moins, c’est ce que June supposait. Il n’y avait plus personne pour lui donner la vraie raison, de toute façon. June serra un peu plus fort ses genoux contre sa poitrine. Les larmes ne coulaient plus mais les émotions étaient toujours aussi vives. Imaginer la panique du campement, imaginer la souffrance avant leur trépas, tout ceci brisait un peu plus ce qu’il restait du cœur de June.

« Je crois que… ma mère le savait. Elle a dû le sentir. Son instinct ou que sais-je. Elle m’a envoyé chercher des bluets dans la forêt. C’était loin… si loin… J’en ai eu pour des heures. Et quand je suis revenue, il n’y avait plus rien que des cendres pour m’accueillir. »

Tout le reste s’était passé assez vite. Des bruits de pas avaient alarmé June. Elle avait croisé le regard d’un jeune garçon qui s’était enfui. Puis après, les Chasseurs ont commencé à la traquer. Depuis ce jour, June fuit. Elle a appris sur le tas comment survivre et comment fonctionnait le monde extérieur, celui qu’elle n’avait jamais vu avant. Ensuite, il eut Cole. Et les voilà maintenant.

Il observa June se replier sur elle-même et lui faire un signe de la main. Un signe qu'il ne connaissait pas, mais qu'il comprit tout de même immédiatement. Sa famille était morte, disparue à jamais. Elle avait le regard dans le vague, fixé sur les faibles flammes qui continuaient de danser un peu dans l'âtre.

"Les gens d'ici n'aiment pas… les gens différents. Alors, ils ont traqué l'une des nôtres. Puis ont trouvé notre campement."

June marqua une pause, et ses yeux fixés sur elle ne virent que souffrance et dévastation. Elle ne pleurait plus, mais sa voix était tendue, comme si raconter tout ça lui prenait tout ce qui lui restait d'énergie. Comme si c'était la chose la plus dure qu'il lui ait été donné de faire, et ça l'était sûrement. Elle se replia un peu plus sur elle-même.

"Je crois que… ma mère le savait. Elle a dû le sentir. Son instinct ou que sais-je. Elle m'a envoyé chercher des bluets dans la forêt. C'était loin… si loin… J'en ai eu pour des heures. Et quand je suis revenue, il n'y avait plus rien que des cendres pour m'accueillir."

Cole serra les dents. Des cendres. Tout avait brûlé, alors. Ces maudits chasseurs lui avaient tout pris. Cole n'eut aucune réaction. Il ne savait pas comment il était supposé réagir à cela. Alors dans le doute, il n'en fit rien. Il se contenta de regarder le soleil se lever à travers le petit mur de lierre, et enfin, après un long moment passé dans le silence, il fut décidé qu'ils partiraient d'ici à la recherche d'une cachette un peu plus au Nord.

***
Ils avaient eu beau effacer leurs traces de pas méticuleusement dans la neige, ils avaient été retrouvés. Cole courait à en perdre haleine, aux côtés de June dans l'obscurité. Il entendait les chasseurs un peu plus loin. Derrière eux, sûrement. Peut-être autour d'eux, peut-être devant eux, Cole n'en savait rien. Il fallait courir. Et courir très vite.

Le cœur battant à tout rompre, il se permit un regard en arrière. Personne. Il observa les alentours sans ralentir l'allure, puis débusqua ce qui pouvait leur servir de cachette le temps que les chasseurs passent sans les voir. Ils allaient finir par comprendre, un de ces jours, que Cole se servait des plantes pour les camoufler. Mais pour l'heure, il leur fallait juste se terrer comme des bêtes traquées en attendant que ça passe.

Cole se saisit de la main de June et l'entraîna avec lui à quelques mètres sur la droite. Ils se retrouvèrent dans le tronc d'un arbre creux, et Cole s'empressa de refermer l'écorce tout autour d'eux, les plongeant dans le noir le plus total. En sueur, le souffle saccadé, il essayait de ne pas faire le moindre bruit en entendant les chasseurs se rapprocher, June contre lui, dans le même état, si ce n'est pas pire.

Epuisé, complètement paniqué, Cole avait pris la main de June dans la sienne dans l'espoir de faire taire son instinct qui lui annonçait que la mort se rapprochait bien trop vite à son goût. Peine perdue. L'étau se resserrait. Les chasseurs s'étaient arrêtés non loin de là. Ils étaient tout proches, trop proches pour leur permettre de s'enfuir, trop proches pour leur laisser une porte de sortie. Ils parlaient de dresser le campement, et Cole laissa les larmes couler sur ses joues.

Ils ne pourraient pas faire le moindre son, le moindre mouvement, tant que les chasseurs seraient aussi proches. Il allait falloir attendre toute la nuit, jusqu'à l'aube, pour espérer s'en sortir. S'ils n'étaient pas débusqués avant… Cole sentait ce sentiment étouffant le prendre à la gorge. Il respirait fort, trop fort. Il ne pouvait pas bouger, il ne pouvait rien faire à part attendre. Il paniquait complètement à l'idée de voir June se faire traîner sur le sol puis tuer sans aucune merci avant que ça ne soit son tour.

Ils étaient faits comme des rats.

Le soleil avait eu vite fait de faire fondre la neige autour de la grotte, ce qui permit à June et Cole se sortir beaucoup plutôt que prévu. Grosse erreur. Les empreintes de pas dans la neige étaient quasiment impossible à rendre invisibles et, contrairement à l’impression qu’ils donnaient, les Chasseurs n’avaient pas abandonné la traque. Ces derniers ne mirent pas longtemps à se manifester, alors même que June pensait presque en être débarrassée.

Les Chasseurs avaient réussi à dissimuler leurs traces jusqu’au dernier moment. June et Cole n’avaient pas eu le temps de se rendre invisible lorsque les premiers bruissements de feuilles leur vinrent aux oreilles. Immédiatement, June et Cole entamèrent la fuite. June n’eut que le temps de prendre son sac à dos avant que la course-poursuite ne débute. Les Chasseurs n’eurent plus besoin de se faire discrets. Leur proie les avait repérés. La Chasse pouvait reprendre.

Haletante, June courait depuis trop longtemps, ses jambes menaçant de céder sous l’effort. Un coup d’œil sur la droite lui indiquait que Cole suivait le rythme tant bien que mal. Il était aussi épuisé qu’elle et avait le souffle court. June hésita un instant à se retourner juste pour en finir. Elle était éreintée, épuisée, fatiguée. De cette course, de cette vie, de cette douleur. Pourtant, lorsqu’elle croisa le regard de Cole, elle sut qu’elle devait continuer. Son cœur menaçait de s’arracher tant il battait fort mais il continuait de battre, lui insufflant toujours un peu plus de force pour continuer.

Alors que l’affrontement semblait être la seule issue possible, Cole agrippa la main de June et l’attira contre un arbre. Rapidement, l’écorce les recouvrit et June se cru presque sortie d’affaire. Elle n’avait pas besoin de vue pour sentir que les Chasseurs étaient à seulement quelques mètres d’eux. Elle entendait leur souffle rauque. Elle entendait leurs bottes dans la boue. Elle sentait leur odeur putride. Sa main agrippée dans celle de Cole, June savait qu’elle allait mourir ici.

« Établissons le campement. Ils ne doivent pas être loin. Laissons-les s’affamer. La peur et le froid nous rendront la tâche plus facile demain. »

Un frisson d’horreur parcourut June alors que les Chasseurs s’installaient à côté d’eux. June était incapable de respirer, de bouger. Elle était pétrifiée de peur. Elle était terrifiée par ce qu’il se passait. Pourtant, ce n’était pas pour sa vie qu’elle avait peur. Non, June était tétanisée à l’idée qu’il arrive quoique ce soit à Cole. Combien de temps pourraient-ils rester là, immobiles, à quelques mètres seulement des Chasseurs ?

***

Une heure, peut-être deux, s’étaient écoulées. La chaleur d’un feu à proximité glaçait le sang de June. Les voix graves et basses des Chasseurs ajoutaient une couche à la lente agonie qui emprisonnait les fugitifs. June pouvait presque sentir la respiration grave d’un des Chasseurs, tout près d’elle. Il montait la garde avec un comparse.

« Tu sais quoi, parfois j’me demande si la sauvage n’a pas un subterfuge spécial… elle nous échappe tout le temps dans les forêts. Tu crois pas que…
– Arrête tes conneries. Tu vas me dire que les plantes leur obéissent aussi, pendant que t’y es ? »

Le rire gras qui suivit cet échange fit remonter un gout de bile dans la gorge de June. Elle serra un peu plus fort la main de Cole. Ils devaient partir d’ici. L’idée même que les Chasseurs puisse soupçonner les pouvoirs de Cole suffisait à alimenter davantage la peur qui bouillonnait dans le sang de June. Ils devaient absolument arriver au Nord… Les pensées de June se figèrent soudainement. Les Chasseurs ne serait jamais arrêté par le Nord. Ils avaient une mission. June était leur mission. En les menant vers le Nord, June mettait en danger la vie d’encore plus de personne. À cette idée, alors que quelques mois en arrière, la panique aurait dû l’étouffer, June ressentit un calme olympien. Le jeu allait prendre fin.

***

Une chouette hurla au loin lorsque Cole, épuisé, repoussa lentement l’écorce de l’arbre. La lune était pleine dans le ciel et offrait une parfaite vision de la forêt. La plupart des Chasseurs dormaient. Il n’y en avait qu’un qui se trouvait réveillé. Il était dos à eux, en train de grignoter les restes de son repas. June indiqua à Cole une sortie discrète. Il faut le contourner par-là, indiqua-t-elle à son ami. Et alors que Cole se dirigeait dans cette direction, June se rapprocha du colosse. Sans une seule once d’hésitation, June lui transperça la jugulaire. Elle l’empêcha de tomber trop lourdement et déposa son cadavre par terre avec une douceur presque maternelle.

Sans un regard pour le campement, June rangea son couteau de chasse et se rapprocha de Cole. Son regard était froid. Son regard était dur. D’elle émanait une rage de vaincre, une détermination à tout épreuve. La traque allait commencer mais dans l’autre sens. June ne serait plus une proie. En tout cas, plus maintenant. Elle savait qu’elle allait perdre. Mais elle offrirait à Cole toute l’avance qu’elle pourrait. Et ce en toute connaissance de cause. On ne lui arracherait plus jamais un membre de sa famille.

June et Cole réussirent à se tenir assez éloigné du campement des Chasseurs pour reprendre leur respiration. Ils ne mangèrent pas. Ils s’accrochèrent à un arbre dans un silence total. Ils ne firent quasiment aucun mouvement dans la nuit. Pas même lorsque qu’un cri de fureur, à un kilomètre de là, leur parvint. Bien, songea June. Vous avez trouvé mon petit souvenir.

June n’expliqua jamais son plan à Cole. Ils avancèrent plusieurs jours en parallèle des Chasseurs. June s’absentait souvent pour mettre de fausses traces sur leur sillage, pour contrôler la trajectoire du campement. June ne dormait plus, June ne mangeait plus. Elle n’était nourrie que par son désir de vengeance et de protection. Elle ne prononça aucun mot en direction de Cole, aucun geste. Un soir, elle s’absenta pour se rendre sur le campement. Discrète, fondue dans la nuit, elle déposa plusieurs extraits de poison dans leur nourriture. Le lendemain, le campement perdit la moitié de son effectif. Le regard de June se durcit davantage.

***

Le troisième jour, les choses s’étaient corsées. Les Chasseurs, même alors qu’ils n’étaient plus que trois, étaient toujours aussi dangereux. Bientôt, ils comprirent le stratagème de June qui ne s’en alarma pas. Cole tenta à plusieurs reprises de parler à son amie mais la Sorcière s’était complètement fermée. Dans son regard dansait des flammes vengeresses. C’était bientôt l’heure de l’affrontement final. Le début de la fin. Pourtant, dans son attitude, rien ne changeait. June continuait de s’absenter. June continuait de chasser. June continuait de vivre comme elle le faisait depuis trois jours. Elle savait que Cole pouvait percevoir l’aura de mort autour d’eux. Elle savait qu’il ne remarquerait donc pas si June se mettait plus en danger que d’habitude.

« J’ai besoin de Centaurea montana. Ce sont des petites fleurs bleues qui se trouvent un peu plus au Sud de notre position. »

June n’ajouta rien. Cole savait que June s’était mise à la conception de plusieurs poisons. Il tenta d’obtenir plus d’information sur lesdites mais June se contenta de lui indiquer comment rebrousser chemin. Cole, rongé d’inquiétude, décida néanmoins de faire confiance à June. Elle le regarda partir le cœur lourd. Des larmes vinrent lui piquer les yeux mais June serra les poings. Tant pis si Cole devait avoir comme dernière image d’elle une fille froide et solitaire. Tout ce qui comptait, c’était qu’il puisse vivre.

Une fois sûre que Cole était parti, June se tenait prête. Elle entendit les pas des Chasseurs sans les voir. Assise sur un rocher, le regard calme, elle ne bougea pas lorsque les colosses sortirent du buisson. Ils furent d’abord surpris de découvrir la jeune fille ici, mais la colère qu’il ressentait à la perte de leurs camarades ne leur accorda aucun repos. Ils se jetèrent sur June avec autant de férocité qu’ils pouvaient. June en esquiva un, puis deux. Elle sectionna les tendons de genoux du troisième avant de se prendre un coup de poing dans le ventre par le premier. June se mit à rire alors que du sang coulait abondamment de son nez. Elle se remit en garde. Les Chasseurs reprirent leur marche.

Il eut un détail de son plan que June n’avait pas prévu. Le retour de Cole. Peut-être avait-il été plus rapide que prévu. Peut-être avait-il compris que les Centaurea montana étaient de simples bluets. Peu importait finalement car lorsque sa silhouette se dessina sous ses yeux, June savait qu’elle avait perdu. Ce n’était pas son plan. Cole n’aurait pas dû être là. L’un des Chasseurs le comprit presque immédiatement. Sans un regard pour June, il banda son arbalète et tira une flèche en direction de Cole. June ne prit même pas la peine de réfléchir. Elle bondit entre Cole et la flèche.

Un simple sourire s’étira sur les lèvres de June lorsqu’elle effleura la joue de Cole.

« Fuis. Pour. Moi. »

Et la pointe de la flèche la transperça.

Après de trop longues heures passées à attendre sans faire le moindre bruit, le moindre mouvement, Cole faisait enfin régresser l'écorce de l'arbre qui les enveloppait. La lune, haute dans le ciel, donnait assez de luminosité pour voir la clairière correctement… et se faire voir aussi par la même occasion. Heureusement pour eux, il n'y avait qu'un chasseur éveillé, faiblement éclairé par la lueur des braises et de la lune. Cole se tourna vers June pour savoir quoi faire, qui lui indiqua une porte de sortie. Il s'y dirigea, et ne se retourna pas pour voir June trancher la jugulaire du chasseur éveillé.

Le regard froid et dur comme de l'acier, June le rattrapa. Ils s'éloignèrent ensemble d'au moins un bon kilomètre, s'accrochèrent à un arbre, et n'en bougèrent pas, même lorsqu'un cri de rage se fit entendre non loin de là. Cole ne comprenait pas pourquoi ils n'avaient pas mis le plus de distance possible entre eux et les chasseurs, mais il faisait confiance à June. Après tout, ils étaient tous les deux affamés et épuisés… Mais surtout, il l'aurait suivie jusqu'au bout du monde.

Les jours passaient, et June s'absentait sans jamais qu'il ne comprenne pourquoi. Elle préparait des poisons sous ses yeux attentifs, et plusieurs fois, il tenta de lui demander ce qu'elle fabriquait. Mais il n'obtint jamais de réponses. Un soir, June s'absenta plus longtemps que d'habitude. Le lendemain, le nombre de chasseurs avait été divisé par deux. Son désir de vengeance était-il à ce point-là ancré en elle ? Le regard froid, la distance qu'elle avait instauré entre eux, hurlait que oui.

***
Le troisième jour de fuite, Cole étouffait sous l'aura de la mort qui envahissait complètement ses sens. Jamais il n'en n'avait été proche, ni lui ni June, et l'inquiétude le dévorait. Mais June continuait son petit manège, fabriquer des poisons, s'absenter pour décimer le plus de chasseurs possibles, et il ne pouvait, malgré ses tentatives de communication, rien lui soutirer comme information. La jeune sorcière était renfermée, froide, distante, et cette attitude lui faisait mal, si mal, sans qu'il ne comprenne vraiment pourquoi. La seule parole qu'elle daigna lui adresser était une requête un peu… particulière :

"J’ai besoin de Centaurea montana. Ce sont des petites fleurs bleues qui se trouvent un peu plus au Sud de notre position."

June ne lui dit rien de plus. Il savait qu'elle concevait des poisons divers et variés, et il tenta de grapiller un peu plus d'informations sur le sujet, mais la sorcière se contenta de lui expliquer comme rebrousser chemin et la retrouver. Cole était inquiet. Aujourd'hui, plus que jamais, son radar à faucheuse s'alarmait chaque seconde un peu plus. Néanmoins, vu l'attitude de June ces derniers temps, il préféra ne pas poser de questions qui pourraient nuire encore plus à leur relation. Et surtout, il avait une confiance aveugle en elle.

Du centaurea montana, des petites fleurs bleues. C'était à la recherche de cela que le garçon était désormais. Pour June, comme elle le lui avait demandé. Il espérait que c'était la dernière fois qu'il serait séparé d'elle, la dernière fois qu'elle l'enverrait chercher des ingrédients mortels pour décimer le clan des chasseurs, la dernière fois qu'elle se montrerait aussi froide et solitaire. Il savait que ce n'était pas elle. Il savait que quelque chose la tracassait, elle ne répondait tout simplement pas à ses questions. La frustration, mélangée à la peur, à la faim, à la fatigue, avait eu raison de sa détermination et de sa patience. Il voulait juste la retrouver telle qu'elle était, en fuite, mais souriante. Avec lui.

Il ne s'était pas éloigné de plus de trois kilomètres lorsqu'il se demanda enfin pourquoi elle lui avait donné le nom latin de ces plantes alors qu'elle aurait très bien pu lui donner leur nom commun comme elle en avait eu l'habitude. Cole du mettre tous les efforts du monde dans la fouille de sa mémoire pour se souvenir du nom commun du Centaurea Montana. La réalité le rattrapa bien vite, le heurtant en plein cœur. June lui avait parlé de bluets. Les mêmes bluets que sa mère l'avait envoyée chercher pour lui permettre d'échapper au meurtre de masse qui avait ravagé son clan.

Toutes les pièces du puzzle s'assemblaient dans sa tête. Était-ce donc là le plan de June depuis ces trois jours ? L'éloigner d'elle pour l'empêcher de mourir ? Était-ce également pour ça qu'elle tenait tant à rester près des chasseurs ? Pour qu'il ne comprenne pas qu'elle se mettait constamment en danger, pour brouiller le seul pouvoir utile qui leur avait permis d'échapper à la mort plus d'une dizaine de fois ces derniers mois ? Cole était furieux, mais Cole était surtout tétanisé par la peur de la perdre. Qu'est-ce qu'elle avait en tête au juste ? Dans quel coup foireux s'était-elle fourrée ?

Alors Cole se mit à courir, encore et encore. Il ne pouvait pas se fier aux explications de June pour retrouver son chemin, et se débrouilla de lui-même pour s'orienter dans la forêt, suivant son instinct et l'aura de la mort qui s'approchait de plus en plus à mesure qu'il se rapprochait d'elle. Enfin, il entendit les chasseurs. Un éclat de rire glacial, celui de June. La terreur s'empara de lui. Qu'avait-elle fait ? Cole courut encore plus vite, le cœur battant à tout rompre, et quand enfin, il fut assez proche pour distinguer les trois chasseurs dont un était au sol, et les deux autres débordaient d'une haine viscérale.

Alors lorsque l'un des chasseurs banda son arbalète pour tirer sur Cole, June sauta pour intercepter la flèche. Cole n'eut que le temps de sentir la main de la jeune fille effleurer sa joue avec tendresse, un léger sourire aux lèvres :

"Fuis. Pour. Moi."

Et un bruit sec résonna comme un coup de tonnerre. June avait prit pour lui la flèche qui lui était réservée. La fureur prit le dessus sur tout le reste. June avait fait tout ça pour lui. June s'était sacrifiée pour lui. Mais qu'allait-il pouvoir faire face à deux chasseurs encore en pleine forme ? Qu'allait-il pouvoir faire sans elle ? Il ne se posa pas plus de questions. L'aura de la mort était toujours proche, et la rage était encore plus présente à chaque seconde qui passaient. Alors Cole fit la seule chose qu'il avait à faire. Il s'agenouilla, près de June et empoigna les ronces à pleines mains, dans un cri rageur, le premier qu'il ait jamais poussé. Les plantes lui obéirent aussitôt, grandissant plus rapidement que jamais pour venir s'enrouler autour des pieds des chasseurs qui poussaient des glapissements de surprise.

Bientôt, ils furent envahis par la végétation, étouffant sous les plantes qui resserraient leur étreinte autour de leur cage thoracique. Et l'aura de la mort disparue. Leur vie venait de prendre fin. Cole se précipita sur June. Qu'avait-elle fait ? Les larmes coulèrent sur ses joues. Qu'allait-il faire sans elle ? Sa seule famille, sa meilleure amie, la personne qu'il aimait le plus au monde ? C'est en se penchant pour vérifier, dans un ultime espoir, qu'elle respirait toujours que le soulagement l'envahit. Sa respiration était faible, irrégulière, elle était inconsciente, mais belle et bien vivante.

***
Cole était parti à la recherche de plantes curatives, du pavot pour soulager la douleur et de la sauge contre la fièvre, de la marjolaine, du cassis et de la reine des prés en guise de cataplasme pour éviter l'inflammation de la plaie, la prêle et des feuilles d'ortie pour la cicatrisation… Il eut bien du mal à trouver tout cela, mais il revint tout de même dans la grotte qui leur servait d'abris les mains pleines de ces plantes médicinales. Cole avait froid, juste avec son haut en laine. Mais June était dans un état qui frôlait la mort, et elle était mieux avec son manteau que lui.

Cole la maudissait, tous les jours un peu plus, pour s'être mise dans une situation pareille. Mais il faisait son cataplasme sans broncher, il faisait les pommades, les décoctions qu'il lui faisait avaler dans l'espoir qu'elle puisse guérir. Il adressait tous les soirs, tous les midis, tous les matins, une prière adressées aux déesses qu'elle vénérait tant.

Se semaine était rythmée par les soins qu'il lui prodiguait. Il ne chassait pas beaucoup, ne mangeait que très peu, et dormait par tranches de deux heures maximum, surveillant constamment l'état de June. Souvent, des larmes de frustration lui montaient aux yeux. Quand se réveillerait-elle ? Il avait besoin d'elle. Il avait besoin d'elle à ses côtés, parce que son monde sans elle n'avait aucun sens. Parce qu'il l'aimait plus que n'importe qui, parce que si elle partait définitivement, il s'écroulerait, tout simplement. Il ne pouvait pas laisser ça arriver. Alors il adressa une dernière prière à Hécate, Diane, et Séléné. Ce n'était pas la place d'un homme de le faire, mais il le fit quand même. Pour elle. Parce que ces déesses étaient son dernier espoir.

Cole ne pouvait pas la perdre. Il se coucha à côté d'elle après avoir fait une énième fois les bandages, enduit la plaie de baume et cataplasmes, lui avoir fait avaler sa décoction de pavot pour soulager la douleur et la fièvre. La fatigue l'endormit bien vite, bercé par la respiration plus régulière de June qu'elle ne l'était auparavant. Il se réveilla deux heures plus tard pour recommencer.

La jeune fille ne savait pas où elle se trouvait. Ni vraiment ici, ni vraiment là-bas. Elle flottait dans une sorte d’entre deux, sans vraiment savoir non plus ce qu’elle était. Vivante ? Morte ? Solide ? Invisible ? La jeune fille ne savait même pas qui elle était. Il n’y avait qu’un seul mot dans son esprit, un seul qui résonnait avec le reste de son être, un seul qui faisait du sens : Cole. Pourtant, elle ignorait tout de sa signification, de son sens, de ce qu’il voulait dire. Elle ne savait rien mais elle s’y accrochait quand même avec tout ce qu’il lui restait. Cole, Cole, Cole, Cole.

***

Réveille-toi, June, ce n’est pas ton heure.

Un nouvel écho résonnait maintenant dans l’esprit de la jeune fille. Il était lancinant, répétitif, douloureux. Elle avait envie de crier « Laissez-moi ! » alors qu’aucun son ne pouvait sortir de sa bouche. La jeune fille mit instinctivement les mains sur ses oreilles. Réveille-toi, June. Non, non, non, elle ne voulait pas. Rien que d’y penser, elle avait mal, si mal. June ne voulait pas y retourner. Jamais. Réveille-toi. La douleur lui retournait l’estomac. Son corps entier tremblait. June tomba à genoux, la respiration haletante. Non, non, non, elle n’y retournerait pas. June tenta de se raccrocher à quelque chose, à n’importe quoi, mais ses mains glissaient dans l’obscurité. Sa respiration était de plus en plus difficile à attraper.

Réveille-toi, June…

La voix avait changé. Ce n’était plus la même. June secoua la tête. Non, pitié, pas encore… La volonté de June s’effrita. Elle ne voulait pas y retourner… C’était si… douloureux. Et pourtant, quelque part, June ressentit une douce chaleur. Il n’y avait pas que de la douleur. Il y avait des rires. Il y avait de la douceur. Il y avait…

Cole…

***

« Laisse-la partir. Je ne te demande pas souvent des faveurs, non ?
– C’est pas le problème… C’est la procédure. Il y a des règles à respecter.
– Je suis pas sûre que la mère du petit apprécierait tes procédures. »

L’homme fronça les sourcils. La femme resta de marbre. Un fin sourire se dessina sur ses lèvres. L’homme soupira puis leva les yeux au ciel.

« Je le fais pour Coré, pas pour toi. »

La femme se tourna, le regard brillant.

« Allez June, on va y aller. J’ai plein de choses à t’apprendre. »

***

June était là sans vraiment l’être. Elle flottait dans une espèce d’entre-deux. La femme revenait souvent la voir. Elle lui montrait des choses diverses et variées. June ne comprenait rien. Il n’y avait plus que le silence maintenant. June se laissait faire. Parfois, elle avait l’impression qu’il se passait des jours entiers sans que la femme ne vienne lui rendre visite. Pourtant, la jeune fille n’était pas tranquille. Elle sentait qu’il se passait de drôles de chose dans son corps. Elle sentait des énergies nouvelles s’agiter. Parfois, c’était douloureux à en pleurer. Parfois, c’était si agréable que June en oubliait son propre prénom. Pourtant, il y avait un nom que June n’oubliait jamais. Cole.

***

« Il est l’heure, June.
– L’heure de quoi ? »

Sa propre voix était déformée par l’écho autour d’elle. La femme lui fit un sourire puis s’approcha d’elle. Délicatement, elle posa ses lèvres sur le front de June.

« L’heure de prendre un nouveau chemin, mon enfant. Sois bénie. »

Puis la femme disparue.

***

La douleur revenait. Chaque respiration que prenait June lui arrachait une plainte douloureuse. Pourtant, elle savait qu’elle devait continuer. Alors elle le faisait. Petit à petit, elle reprenait conscience de qui elle était. Elle revivait les moments de bonheur avec sa famille. Elle revivait la douleur de leur perte. Elle revivait sa rencontre avec Cole. Leur fuite. La colère. La rage. La tristesse. Le désespoir. L’amour. La joie. La souffrance. La peur. June ressentait tout ça, en même temps. Elle avait l’impression d’exploser et de reconstruire. Et enfin…

Enfin, June ouvrit les yeux. Elle se redressa d’un coup, sourde aux supplications de son corps. La première goulée d’air qu’elle respira lui brûla la gorge. Mais June s’en fichait. June vivait. Petit à petit, elle sentit les plaintes de son corps, qui devenaient de plus en plus insupportables. June les ignorait. Elle tourna la tête à droite, puis à gauche et enfin… Enfin elle le vit.

« Cole… »

Le garçon resta immobile un instant, comme paralysé par toutes les émotions qu’elle lisait sur son visage. Puis June lui fit un sourire. Un sourire radieux. Un sourire sincère.

« Tu es un fils de Coré. »

Et June perdit connaissance.

Cole n'arrivait pas à se rendormir. Pas après la poussée de fièvre qu'elle avait eu, le ralentissement de son rythme cardiaque, ou encore les sueurs froides qu'elle avait subi, sa respiration haletante et ses yeux révulsés sous ses paupières. Non, décidément, le garçon ne pouvait pas prendre le temps de se rendormir, il ne pouvait que surveiller que son état ne se détériore pas et attendre.

Quelques heures passèrent, et la respiration de June devint plus régulière. Il écouta son cœur battre, et estimant qu'il était assez régulier à son tour, il changea les pansements, étala le baume sur la plaie, lui fit avaler la décoction de pavot, puis se rallongea à ses côtés. Cole ne supportait pas d'être trop loin, comme si le moindre geste, le moindre mouvement de sa part pouvait être décisif. Comme si sa proximité l'empêcherait d'agir trop tardivement. Il s'endormit au bout de quelques minutes, et se réveilla deux heures plus tard. Il était devenu incapable de dormir plus longtemps que ça. Il était à bout de forces, mais il fallait tenir. Il fallait qu'elle vive.

Il était occupé à attiser le feu pour faire bouillir le linge afin de changer encore une fois les pansements quand un mouvement attira son attention. June. Elle s'était redressée d'un coup, tourna la tête à droite, à gauche, puis son regard s'arrêta sur lui.

"Cole…"

Le soulagement, la confusion, la colère, la tendresse, tout se mélangeait en lui. Il ne l'avait pas vu consciente depuis des jours, alors le fait qu'elle ouvre les yeux comme ça, qu'elle parle… Oui, ça devait être bon signe. Elle était sur la bonne voie. Il lâcha son bâton et se précipita à son chevet. Elle souriait. Elle souriait comme elle n'avait jamais souris. Mais l'inquiétude de Cole était trop forte, trop grandissante pour qu'il puisse la trouver sublime.

"Tu es un fils de Coré."

Et elle s'effondra à nouveau. Là, à genoux dans la poussière, Cole enrageait. Non, non, non, reviens, t'as pas le droit de me laisser comme ça ! Il laissa échapper un long gémissement de douleur, puis déposa sa main sur son front. June n'avait plus de fièvre. Il se surprit à vérifier plusieurs fois, comme si ses sens le trahissaient, puis regarda la plaie, qui avait toujours la même mine avant de réinstaller son manteau sur son corps encore fébrile.

Et il attendit.

***
Cela faisait maintenant plusieurs heures que Cole veillait. Il manquait cruellement de sommeil, mais la brève manifestation de conscience de June avait suffi à le requinquer pour quelques heures au moins. Mais June ne fit pas le moindre mouvement. Elle ne revenait pas à elle petit à petit, elle ne bougeait pas, pas même les doigts lorsqu'il prenait sa main dans la sienne, non, rien de tout ça. Elle était comme morte, à cela près que son cœur battait encore.

***

Cole avait bien finit par s'endormir, finalement. Il fut rapidement ramené à la réalité par un bref mouvement à côté de lui. June. Il tourna aussitôt la tête en sa direction. Elle avait les yeux ouverts. Vivants. Expressifs. S'il n'y avait pas eu la colère, Cole en aurait pleuré de soulagement. Mais Cole était furieux. Furieux qu'elle ait pris cette flèche pour lui, furieux qu'elle se soit dressé entre le chasseur et lui, furieux qu'elle ai frôlé la mort pour lui, furieux d'avoir été incapable de deviner son plan à temps, furieux… Mais par-dessus tout, Cole était épuisé. Et la fatigue eu raison des dernières barrières mentales qu'il s'était évertué à ériger. Des larmes coulèrent sur ses joues tandis qu'en silence, il vérifiait l'état de la plaie de June, avec des gestes fermes, sans réelle douceur, se retenant juste assez pour ne pas lui faire mal. Il poussa un soupir de soulagement en constatant que son état n'avait pas évolué en mal, puis laissa le sanglot qui lui nouait la gorge exploser complètement avant de s'allonger près d'elle.

Puis, enfin, il se redressa. Lorsqu'elle tenta de faire de même, il l'aida à s'asseoir un peu. Il était toujours fou de rage, mais le plus important, c'était qu'elle aille bien. Il lui donna de l'eau, et un peu de viande, accompagnée de baies. Lorsqu'elle eut fini de manger, il s'éloigna un peu pour se dégourdir les jambes endolories par le froid et l'immobilité, puis se tourna vers elle. Il avait mille questions à lui poser, à commencer par qui est Coré ?, mais à cette question, il n'aurait probablement aucune réponse. C'était sûrement une manifestation de son esprit délirant de fièvre.

Pourquoi t'as fais ça ?

Aucune douceur dans les gestes qu'il faisait pour la questionner. Cole était peut-être soulagé, mais il était surtout furieux, encore, contre elle et tout ce qu'elle avait fait dans son dos.

Le néant avait englouti June. Contrairement à la fois précédente, il n’y avait plus de souffrance, plus de voix, plus doute. June n’était plus en train de mourir. June était en train de guérir. Le sommeil dans lequel elle venait de se plonger était réparateur. Pourtant, June ne restait pas sans rien faire. June ressentait tout autour d’elle. Elle ressentait la nature qui vivant autour d’elle. Elle sentait les éléments qui alimentaient le monde. Et surtout, June sentait Cole. Elle sentait ses émotions, elle sentait son inquiétude, sa tristesse, son affection et sa colère.

June rouvrit les yeux après ce qui lui parut être quelques minutes. Pourtant, elle savait pertinemment qu’il s’était écoulé plusieurs heures. Elle tenta de se redresser et ne put que s’appuyer sur ses coudes. Cole se redressa presque automatiquement. June planta son regard dans le sien. Elle avait tant de choses à lui dire ! Mais aucun son ne pu sortir. Pas devant la fureur qui déformait les traits de Cole. Pas devant la rage qui faisait battre son cœur. June resta silencieuse.

June resta silencieuse lorsqu’il examina avec une froideur douloureuse. Elle resta silencieuse face aux larmes qui souillaient son visage. Elle resta silencieuse lorsqu’il poussa un soupir de soulagement et qu’un sanglot douloureux s’échappa de son corps. June resta silencieuse lorsqu’il s’allongea à ses côtés pour quelques minutes de plus. June resta silencieuse car elle savait que ce n’était pas à elle de parler. Pas encore. Pas tout de suite.

Cole se leva. June en fit de même. Cole l’aida à s’assoir convenablement. La rage et le soulagement se livraient une bataille acharnée. Elle pouvait le sentir dans ses yeux. Elle pouvait le sentir dans ses gestes. Mais Cole ne s’exprima toujours pas. Ils mangèrent silencieusement. Puis il s’en alla pour dégourdir ses jambes. June en profita pour se toucher. Ses cheveux avaient poussé. Sa blessure était moins grosse qu’elle n’en donnait l’impression. Elle pouvait bouger avec difficulté mais elle pouvait le faire quand même. June était vivante. Elle était vivante. June soupira de bonheur.

Merci, Hécate.

June pria silencieusement. Pria pour cette divinité qui lui avait accordé cette bénédiction, bien qu’elle ne sache pas encore tout à fait de quoi il s’agissait. June pria pour tous ceux qui lui avaient accordé quelques années supplémentaires de vie. Puis Cole revint près d’elle. June l’observa, silencieusement, le visage impassible. Puis, enfin, Cole s’exprima.

Pourquoi t’as fait ça ?

June savait que Cole nourrissait de la rancœur mais voir avec quelle froideur il s’exprimait noua l’estomac de la jeune fille. Comment pouvait-elle le blâmer, après tout ? June laissa couler quelques secondes de silence avant de répondre :

« J’ai perdu ma famille une fois. Je ne l’aurai pas supporté une seconde fois. Et toi, pourquoi t’as fait ça ? »

June aurait pu retourner la colère de Cole contre lui. Elle lui avait donné une mission et il n’avait pas écouté. Il était revenu la voir. Il s’était mis en danger. Quelque part, elle aurait pu le blâmer pour cette flèche. S’il n’avait pas été là, June n’aurait pas eu à le sauver. Pourtant, elle refusa de répondre à la colère par la colère. June avait choisi trop longtemps le chemin de la vengeance et de la haine. Cole lui avait proposé un nouveau chemin. Hécate lui avait permis d’emprunter ce nouveau chemin. Sa voix était douce. Sa voix était calme. Un faible sourire se dessina sur les lèvres de June, presque timide.

« Merci. »

Quelques secondes s'écoulèrent avant que June ne daigne lui répondre. Ça lui sembla durer une éternité, éternité durant laquelle Cole fulminait, plus que jamais, éternité durant laquelle le soulagement avait presque totalement disparu, éternité qui le mettait au supplice. Pourquoi avait-elle fait ça ? Puis enfin, d'une voix trop douce, trop calme à son goût, elle lui dit :

"J'ai perdu ma famille une fois. Je ne l'aurai pas supporté une seconde fois. Et toi, pourquoi t'as fait ça ?"

Pourquoi lui avait fait quoi ? Pourquoi était-il revenu ? Pourquoi avait-il tué deux chasseurs ? Pourquoi avait-il pris soin d'elle ? Était-ce un reproche ? Il avait fait tout ça parce que June était tout son monde, parce qu'il n'avait pas supporté l'idée qu'elle meurt, qu'elle lui laisse pour dernière image d'elle celle d'une fille froide qui ne lui faisait pas confiance. Il avait pris soin d'elle parce qu'elle était tout ce qui lui restait, parce qu'il l'aimait, tout simplement. Mais tout cela, Cole ne pouvait pas lui dire. Puis un faible sourire se dessina sur les lèvres de June.

"Merci."

Voir June sourire malgré tout… C'était bien plus que ce qu'il aurait pu imaginer quelques jours auparavant. Son cœur s'apaisa aussitôt, et un soufflement las par le nez fit comprendre à la jeune fille qu'il avait compris. De quelques gestes secs, il lui dit simplement :

Plus jamais.

Puis il s'approcha d'elle avec une douceur renaissante, l'enserra dans ses bras en veillant à ne pas lui faire mal et déposa un long baiser sur son front. Le soulagement avait finalement pris le dessus sur la rancœur. Cole n'avait jamais été très rancunier, de toute façon. June vivait. C'est tout ce qui importait, désormais. Il la relâcha avec quelques longues secondes, puis alla attiser le feu pour y mettre à bouillir le linge souillé. Une fois propre, il le sortit du récipient, et l'étendit au-dessus du feu, puis jeta un coup d'œil à June. Elle devait se sentir sale. En attendant que l'eau refroidisse un peu, il prépara une énième fois les décoctions et le baume pour sa plaie, puis lui dit :

Je te laisse te nettoyer. Je regarderai ta blessure après.

Cole sortit de leur petite grotte puis en profita pour retourner chasser. Cette fois, il pistait un lapin. Il n'était pas aussi bon que June à ce jeu-là, mais il avait appris sur le tas, et ça suffisait. Il dépeça la bête une fois attrapée et enveloppa les morceaux de viandes dans un tissus avant de tout charger dans son sac, partit à la cueillette de quelques baies et prit le chemin du retour.

Lorsqu'il retourna enfin dans leur abris, June était propre. Et elle rayonnait. Cole lui adressa un sourire fatigué, puis déposa le sac à côté de la buche qui lui servait habituellement de siège et enfin, il lui ordonna gentiment de s'allonger pour s'occuper de sa blessure. C'était différent, maintenant qu'elle était réveillée. Il avait l'impression de franchir une limite qu'il n'aurait pas dû franchir. Mais elle ne broncha pas. Une fois sa tâche accomplie, Cole s'éloigna un peu, le cœur battant un peu plus fort que d'habitude. Ça devait être le soulagement qu'elle aille bien.

Explique moi.

Qui était Coré ? Qu'est-ce qu'elle avait vu, entre la vie et la mort ? Où était-elle partie ? Cole voulait savoir. Cole avait besoin de savoir.