Spoiler:

Tuer, tuer, tuer. C’est comme si je pouvais sentir le goût du sang dans ma bouche avant même de lever ma main. Je vois mon bras se lever. J’ai envie de hurler. Je veux hurler. Je ne veux pas lever ce bras. Et pourtant, je le fais. Je lève le bras. Je suis prête à tuer. Tuer. Tuer. Je n’ai que ce mot en bouche. Mes yeux ne voient rien d’autre que cette inconnue en face de moi. Si jeune. Si fragile. Et déjà morte. Son regard se lève vers moi et elle sait. Elle sait qu’elle est déjà morte. Je l’ai déjà tuée. Mon bras n’est même pas encore baissé qu’on le sait toutes les deux. Je serai le dernier visage qu’elle verra. Je suis le dernier visage qu’elle voit. Je suis le dernier visage qu’elle a vu. Et mon bras se baisse. Et son corps est maintenant sans vie. Tuer. Tuer. Tuer. Le goût du sang reste. Il ne part pas. Et déjà, alors que je voudrais hurler, je me retourne vers les yeux de mon bourreau. Il me fixe. Un sourire aux lèvres. Je suis un test parfait, qu’il dit. Je suis parfaite, qu’il dit. Alors pourquoi ce goût métallique dans ma bouche me rend si malade ? Pourquoi je voudrais que le corps de cette enfant soit le mien ? Pourquoi ?

***

Alexis ouvrit les yeux, paralysée dans son lit. Elle avait l’impression que tout l’air de ses poumons s’était échappé. Elle s’étouffait, incapable de respirer. Combien de temps dura son asphyxie ? Quelques secondes ? Dix minutes ? Au bout d’un moment, Alexis parvint enfin à bouger. Alors, elle fit la seule chose qu’elle savait faire, elle se mit à hurler. À pleurer. À hurler.

« Je veux que ça s’arrête, je veux que ça s’arrête. »

Alexis était incapable de savoir où elle était. Elle se dégagea rapidement de cette surface confortable dans laquelle elle était allongée. Trop confortable. C’était un piège. C’était forcément un piège. Alexis se recroquevilla par terre, dans un coin de cette pièce sombre dans laquelle elle était. Tout allait recommencer. L’arène. La mort. Elle. Toujours elle. Est-ce qu’il y aurait de l’eau cette fois ? Encore de l’eau ? Les sanglots d’Alexis redoublèrent.

« Je veux pas y retourner, je veux pas y retourner. »

Ses doigts s’agrippèrent à sa propre peau qu’elle grattait comme une démente. Elle ferma les yeux, serrant si forts les paupières qu’elle vit des étoiles danser devant elle. Peut-être qu’à force d’arrêter de voir, tout s’arrêterait ?

Une voix. Alexis se serra encore plus contre le mur. Non, non, non, non, elle ne voulait pas que ça recommence. Pas encore. Puis la voix se fit plus claire. Alexis sentit une présence s’approcher d’elle. Elle tenta vainement de repousser cette personne. Ami ou ennemi ? Alexis ne faisait pas la différence. Elle griffa dans le vide avant de replier ses genoux contre sa poitrine.

« Va-t-en, va-t-en, va-t-en. »

Le corps entier d’Alexis tremblait, parcouru par des sanglots et des secousses incontrôlables. Pourtant, la main tenta de nouveau de s’approcher d’elle. Alexis pouvait sentir son aura. Elle pouvait sentir sa chaleur. Alors elle pleura de nouveau, trop faible pour se défendre contre les mains qui se saisirent de ses épaules. Pourquoi elle ? Pourquoi ?

« Pitié, je veux pas y retourner. »

Alexis ne voulait pas regarder. Elle ne voulait pas regarder le visage de celui qui allait la faire retourner dans l’arène. Alors elle serra encore plus fort ses genoux contre sa poitrine, enfonçant ses ongles dans sa propre peau. Combien de fois devait-elle encore retourner dans l’arène ? Pourquoi est-ce que ça ne finissait jamais ?

"Pars ! Va-t-en, ne reste pas près de moi ! Je vais te tuer, je vais te tuer, pars !"Alexis a le regard fou, horrifié. Elle se tient la tête entre les mains. Erwin tente de l'approcher. "Va-t-en ou je vais te tuer !" Alexis recule. Ses mots et ses gestes se contredisent. Elle ne sait pas, elle ne sait plus. Erwin reste immobile.
"Calme-toi, Alexis. Tu ne me feras pas de mal. Je le sais, je te connais. Concentre-toi sur ce que je te dis, oublie le reste. Ça va aller, Alexis, on sera bientôt sortis de tout ça, on va rentrer chez nous, on sera au calme."
Les yeux d'Alexis courent partout sur le champ de bataille. Erwin se retourne, croyant sentir l'approche d'un monstre dans son dos. Rien. Il reporte son attention sur Alexis. Une dague siffle à deux centimètres de son visage.

...

Malgré sa détermination à rester éveillé, les émotions eurent raison d'Erwin. Toutes les émotions. La peur et l'incertitude qu'il avait ressenties lorsqu'Alexis avait disparu. L'appréhension qui l'avait envahi lors du départ dans le labyrinthe avec tous les autres volontaires. L'attention incroyable que lui avait demandé son périple dans le dédale mortel. La pression qu'il avait subie en se sentant responsable de Chazka. Le soulagement et l'horreur qui s'étaient mélangés quand il avait découvert Alexis, recroquevillée au fond de sa cellule. L'adrénaline qui l'avait parcouru durant le combat dans le labyrinthe. Le bonheur en sortant de ce cauchemar. La désillusion en découvrant ce qui les attendait dehors. L'incompréhension face à Alexis. Le calme qu'il s'était imposé pour la rassurer. La déception, la tristesse, la douleur.

Finalement, la fatigue prit le pas sur son esprit complètement embrouillé. Assis au sol, appuyé contre la porte de la chambre, Erwin ferma les yeux, emporté par Morphée dans un sommeil sans rêves.

...

Une dague siffle à deux centimètres de son visage. "Meurs ! Meurs ! Meurs !" Le regard d'Alexis a changé. Il n'est illuminé que par la rage, la folie. Erwin esquive les premiers coups de dague, jusqu'à ce qu'un geste plus vif que les autres lui entaille la joue.
"Alexis, arrête !"
La fille d'Arès n'arrête pas. Erwin frappe son bras aussi fort qu'il peut, espérant la désarmer. Il n'y parvient pas, mais le geste suffit à déconcentrer Alexis. Sans même réfléchir, le fils de Poseidon l'encercle de ses bras. Il la serre fort, aussi fort qu'il peut.
"Je sais que tu le feras pas, Alexis. J'ai confiance en toi. Calme-toi, s'il te plaît, calme-toi. Résiste, Alexis, ne fais pas ça."

...

"Je veux que ça s'arrête, je veux que ça s'arrête."

Les cris d'Alexis réveillèrent immédiatement Erwin. Il ne lui fallut pas une seconde pour se lever et s'approcher de la fille d'Arès qui était sortie de son lit en trombe. Elle avait cet air perdu, terrorisé, celui qu'elle avait lors de ses précédents cauchemars. Le fils de Poseidon avança doucement vers elle. Il ne devait pas lui montrer sa fatigue. Il ne devait pas lui montrer qu'il était affligé par les événements. Il devait lui offrir du réconfort. Il mit toute la douceur, tout le calme possible dans sa voix.

"Alexis, c'est fini, tu es en sécurité. Tout va bien, on est dans ta chambre."

Recroquevillée à même le sol comme un animal battu, Alexis n'écoutait pas. Ou plutôt, elle n'entendait pas. Elle n'eut aucune réaction aux mots d'Erwin. En revanche, elle sembla sentir sa présence. Elle savait probablement qu'il approchait d'elle.

"Je veux pas y retourner, je veux pas y retourner."

Erwin se pencha progressivement, se retrouvant peu à peu au même niveau que la sang-mêlé. Ses yeux le regardaient, mais ne le voyaient pas. Son regard faisait miroiter les images de ce qu'elle avait vécu là-bas. Dans l'arène dont elle avait déjà parlé vaguement.

"Tout va bien, Alexis. T'y retourneras pas, je te le promets."

"Va-t-en, va-t-en, va-t-en."

Le coeur déchiré par cette vision d'une Alexis aussi dévastée, Erwin s'accroupit face à elle. Malgré les mots que la Grecque avait prononcés, le fils de Poseidon tendit doucement sa main vers sa joue que les pleurs inondaient. Il savait ce qu'elle pouvait faire, il savait qu'elle était imprévisible lorsqu'elle n'était plus dans le même monde que lui. Alors, avec toute la délicatesse de l'univers, il avança sa main lentement, très lentement. Jusqu'à poser le bout de ses doigts sur le visage mouillé de larmes de la fille d'Arès. Elle laissa échapper un nouveau sanglot.

"Pitié, je veux pas y retourner."

Erwin entendit la voix d'Alexis l'abandonner sur les derniers mots. Alors, comme il l'avait fait durant la bataille, Erwin se pencha vers Alexis. Il retint une grimace lorsque ses côtes lui rappelèrent son passage dans le labyrinthe. Ne pas montrer à Alexis qu'il avait mal. Elle pourrait croire que c'était de sa faute. Il ne fallait surtout pas qu'elle pense que c'était de sa faute. Les pleurs d'Alexis ne cessaient pas. Erwin tendit son autre main vers elle. Lentement, ses bras glissèrent autour de la fille d'Arès. Elle ne bougea pas. Erwin la serra contre lui dans l'espoir de lui apporter un peu de réconfort.

"Shhht Alexis. Ça va, tout va bien. Tu n'iras nulle part. Tu vas rester ici, dans ta chambre, avec moi. Je suis là, tu n'as fait de mal à personne. Ça va aller. C'était juste un cauchemar, reprends-toi. Regarde. Regarde autour de toi. On n'est pas dans le labyrinthe, on est dans la Grande Maison et tu ne risques rien."

Alexis sanglotait toujours. Son corps était parcouru de nombreux frissons. Erwin la serra un peu plus, comme s'il devait former une carapace autour de la demi-déesse. Il ne savait pas quoi lui dire d'autre. Il ne savait pas si elle l'écoutait, si elle l'entendait. Il espérait juste que sa présence puisse l'aider, la consoler. Il ne supportait pas de voir cette Alexis apeurée toutes les nuits. Il ne supportait pas de la voir souffrir.

« Shhht Alexis. Ça va, tout va bien. Tu n'iras nulle part. Tu vas rester ici, dans ta chambre, avec moi. Je suis là, tu n'as fait de mal à personne. Ça va aller. C'était juste un cauchemar, reprends-toi. Regarde. Regarde autour de toi. On n'est pas dans le labyrinthe, on est dans la Grande Maison et tu ne risques rien. »

Erwin. Alexis l’entendait, enfin. Cela ne calmait pas la douleur. Cela ne calmait pas la souffrance. Cela ne calmait pas l’horrible sensation qui broyait son estomac à chaque mouvement. Mais cela l’ancra dans la réalité. Les larmes continuaient de couler. Son corps continuait de trembler. Mais elle réussissait à respirer, un peu. Erwin l’approcha de lui, la serrant un peu plus. Ses sens revinrent à la raison. D’abord, l’odorat. C’était Erwin. Elle aurait pu reconnaître cette odeur entre mille. Puis le toucher. Le sol n’était pas froid comme celui du Labyrinthe. C’était du parquet. Ses doigts ne rencontraient pas le vide ou la douleur, mais Erwin. Toujours Erwin. La vue. Alexis pouvait distinguer des éléments dans la pénombre. Un lit. Une fenêtre. Une commode. Erwin. L’ouïe. Pas de cris – à part les siens. La respiration d’Erwin. Toujours Erwin. Puis, enfin, le goût. Pas de sang. Juste le goût âcre d’une bouche qui quémandait de l’eau. De l’eau. Un frisson parcourut Alexis.

***

Je me noie, encore et toujours. Pour j’essaye ? Pourquoi j’essaye encore de ne pas me noyer ? Je sais que je vais le faire. À chaque fois, c’est la même chose. Je me réveille dans une pièce, une boîte. Puis je sens l’eau chatouiller mes pieds. Alors je crie. Je hurle. Je frappe contre la paroi. Mais ça ne change rien. L’eau monte, elle monte, elle monte. Je la sens sur mes genoux, je la sens contre mes hanches, elle glisse dans mon t-shirt, puis dans mon nez, dans ma gorge, dans mes poumons. Je ne peux rien faire à part me noyer. On pourrait penser qu’au bout d’un certain temps, on s’y habitue. On arrête de se débattre. Mais non, mon corps continue de frapper, de lutter, de crier. Et à chaque fois, c’est pareil. Je ne peux plus respirer. Je me noie. Je me noie. Puis les étoiles dansent devant mes yeux. Et je sais que c’est la fin. Mais je souris. Parce que cette fois, il n’y a que moi qui meure. C’est mieux que quand ce sont les autres.

***

Prise d’un soubresaut, Alexis serra Erwin contre elle. Au début, timidement, puis un peu plus fort. Il n’y avait pas d’eau ici. Seulement la chaleur étouffante de l’été. Comme pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas encore, Alexis enfonça sa tête entre l’épaule et le cou d’Erwin et prit de grandes inspirations. C’était réel. Les sens ne mentaient pas. C’était Erwin. Alors, doucement, les larmes d’Alexis cessèrent de couler. Elle arrêta de se gratter la peau. Elle prit une nouvelle inspiration, plus lente, plus douloureuse, mais aussi plus réelle.

Le silence les enveloppa pendant quelques instants – des minutes, des heures ? – avant qu’Alexis ne recule légèrement. Elle pencha la tête légèrement sur le côté et laissa glisser ses doigts sur le visage d’Erwin. Il était réel. Fatigué. Épuisé. Mais réel. Alexis fronça néanmoins les sourcils. Était-ce la vraie réalité ou une fausse ?

« Est-ce que tu vas mourir ? »

***

Mes enfants, commença la voix, battez-vous ! Tuez tous ceux qui sont sur votre chemin. Les sang-mêlés doivent payer. Faites-les payer ! Je veux lutter. Cette voix est fausse. Je veux pas me battre. Pas encore. Pas maintenant. Je lève la tête et croise le regard d’Erwin. Ou alors, est-ce juste un ennemi de plus ? L’homme devant moi est un inconnu. Je dois le tuer. Alors je lève mon bras une nouvelle fois. Mais cette voix… Ce regard… Erwin ? Je suis confuse. Je relâche ma dague. Ou bien est-ce que je la lance ? Peut-être que si je la lance assez loin, je ne l’aurai plus… Plus jamais. Je ne peux pas blesser les autres si je suis désarmée. Et si finalement, c’était ça la solution ? Erwin s’approche de moi. Je sens son corps contre le mien. Je l’entends parler mais je ne l’écoute pas. Une seule pensée m’obsède. Tue-moi avant que je le fasse… Pitié.

***

De nouveau, les yeux d’Alexis se remplirent de larmes. Silencieusement, cette fois. Elle rapprocha délicatement son autre main du visage d’Erwin, incapable de contenir la tristesse qui l’envahissait.

« Je veux pas que tu meures… Pas encore. Pas encore… »

Erwin est au bord du lac. Son carnet à dessin est posé sur ses genoux, son crayon dans sa main. Son regard est rivé sur l'horizon. Tout lui semble gris. Le vent souffle et tourne les pages du carnet. Blanches. Toutes les pages sont blanches. Le crayon occupe les doigts d'Erwin mais il ne trace aucun trait. Les pensées du demi-dieu ne sont pas au dessin. Ni à la nage. Ni à quoi que ce soit d'autre. Ça fait trois jours.
Trois jours qu'Alexis a disparu.

...

Alexis resta un long moment dans les bras d'Erwin sans rien dire. Les sanglots la secouaient toujours. Le fils de Poseidon ne prononça pas un mot de plus. Il ne savait pas si Alexis l'entendait. Il écoutait ses cris devenir de plus en plus ténus jusqu'à n'être plus qu'une plainte de temps en temps. Au bout de ce qui semblait être une éternité, la fille d'Arès s'accrocha à Erwin, comme si elle le reconnaissait enfin. Sa prise sur lui avait la force que le désespoir et la fatigue lui accordaient. Le demi-dieu resserra ses bras autour d'elle comme s'il avait peur qu'elle ne disparaisse à nouveau.

Alexis enfouit soudain son visage dans le cou d'Erwin. Elle semblait se calmer, reprendre pied. Le demi-dieu attendit patiemment qu'elle cesse de pleurer, qu'elle cesse de trembler. Il fallut attendre longtemps pour que la fille d'Arès soit enfin immobile et silencieuse. Si son apparence était plus paisible, Erwin savait que ce qui se jouait dans sa tête ne l'était sans doute pas encore. C'était la sixième fois qu'il était réveillé par les cris d'Alexis. Il savait qu'il devait attendre encore.

Quand Alexis posa une main fébrile sur sa joue, le fils de Poseidon la regarda sans sourciller. Il regarda ces pupilles ternes, ces yeux cernés, ces lèvres qui ne souriaient plus. Comment un être seul avait-il pu à ce point détruire une guerrière telle qu'Alexis ? En la voyant le dévisager comme si elle le voyait pour la première fois, Erwin sentit son coeur se serrer. Elle avait les mêmes yeux quand il était arrivé, quand il l'avait trouvée dans sa cellule.

"Est-ce que tu vas mourir ?"

...

Des bruits. Des vibrations. Partout. Erwin ne sait pas où regarder, où écouter, il sait juste que le danger est partout. Chazka, à côté de lui, ne semble pas plus rassurée. Hors de question qu'il lui arrive quoi que ce soit, elle est si petite... "C'est quoi, ça ?" La petite voix de la sang-mêlé, pourtant murmurée, résonne dans le couloir du Labyrinthe. Chazka pointe son doigt vers un renfoncement dans le mur. Erwin s'approche, craignant un piège. On dirait une porte. Et derrière...
Derrière cette porte, Erwin découvre une pièce, ou du moins, ça y ressemble. Il fait sombre, il fait froid. Tout est vide. Le regard d'Erwin se porte sur les parois de la cellule, on dirait qu'il n'y a aucun piège. Et soudain il aperçoit cette ombre dans un coin, il ressent ces frissons que le sol lui transmet. Il sent l'appréhension l'envahir. Il se rapproche.
"Alexis..."
Elle lève la tête. Leurs regards se croisent. Il se rapproche encore. Elle tremble. Elle ouvre la bouche.

"Est-ce que tu vas mourir ?"

...

Erwin frissonna. Encore cette question. Alexis devait la tourner et retourner encore et encore. Pour lui, c'était le souvenir de cette sang-mêlé dévastée qu'il avait retrouvée seule au fond d'une prison obscure. Pour elle, quel souvenir ça devait être ? Erwin n'osait pas essayer d'imaginer. La deuxième main d'Alexis caressant son visage lui parut étrangement froide. Sans bouger, il vit les yeux de la fille d'Arès s'embuer.

"Je veux pas que tu meures… Pas encore. Pas encore…"

Les larmes d'Alexis serrèrent la gorge d'Erwin. Doucement, il attira la demi-déesse contre lui. Il ne voulait pas croiser son regard plus longtemps. Il savait que, si il le faisait, il finirait par craquer. Il ne pouvait pas la voir dans un tel état. Mais il ne pouvait pas non plus s'autoriser des moments de faiblesse. Alexis avait besoin de réconfort.

"Mais non, je vais pas mourir. Y a pas de danger ici. Je vais pas mourir, Alexis, je vais rester avec toi."

Il sentait qu'elle pleurait, qu'elle tressaillait entre ses bras. Erwin répéta qu'il n'allait pas mourir. Qu'il ne la laisserait pas seule. Mais Alexis avait l'air perdue dans ses pensées. Le fils de Poseidon répéta ses mots encore et encore. Alexis finit par se calmer peu à peu. Lorsqu'il ne la sentit plus pleurer, Erwin relâcha légèrement son étreinte. Il leva le visage d'Alexis vers lui et la regarda longuement. Ses yeux brillaient encore, mais les larmes ne coulaient plus. Tendrement, il posa ses lèvres sur son front.

"Je vais pas mourir."

Alexis inspira, une inspiration saccadée par la fin de ses pleurs. Ses mains cherchèrent quelque chose dans la pénombre. Erwin emmêla ses doigts aux siens et elle sembla un peu plus tranquille. Ils ne dirent rien. Le silence prenait de la place dans cette chambre sombre. C'était peut-être une simple idée, mais l'air devenait étouffant. Le fils de Poseidon se releva et aida Alexis à faire de même. Sans lâcher sa main, il se dirigea vers une armoire et en tira un pull et un pantalon qu'il tendit à la fille d'Arès.

"Mets ça. On va sortir un peu, ça te fera du bien de prendre l'air."

Il sentit les doigts d'Alexis resserrer leur prise sur les siens lorsqu'il fit mine de s'éloigner.

"Je vais t'attendre devant la porte. Prends le temps de te changer, on est pas pressés. T'inquiète pas, je serai pas loin, je serai juste là, derrière trois planches de bois. Tu m'appelles si tu as un problème et j'arrive."

La fille d'Arès sembla douter encore, mais elle laissa toutefois Erwin sortir de la pièce. Le fils de Poseidon croisa les doigts pour qu'elle ne panique pas d'un seul coup. A son grand soulagement, Alexis apparut bientôt à ses côtés dans le couloir, prête à sortir de la Grande Maison.

Je le vois. Il est là devant moi. Souriant. Solaire. Alors je m’approche, naïve comme à chaque fois. Je m’approche, il me tend les bras… puis il meurt. À chaque fois c’est la même chose. Une fois, il a explosé. Une autre fois, il s’est fait bouffer. Parfois, il se prend une lance dans les côtes, parfois c’est une flèche. Aujourd’hui, c’est une balle en plein cœur. Je vois l’impact avant lui. Puis il s’effondre. J’accours à ses côtés, mais c’est comme si je pataugeais dans de la boue. J’arrive pas à avancer. Et il tend sa main vers moi. Et je veux la tenir, je veux être là, mais il s’éloigne de moi, je suis incapable d’être à ses côtés. Et je vois, je vois sa peau qui tombe, faisant apparaître un squelette, et je le vois qui continue de me tendre la main mais je ne l’atteins pas, je ne l’atteins jamais. Erwin est encore mort sans que je puisse rien n’y faire.

***

Mais non, je vais pas mourir. Y’a pas de danger ici. Je vais pas mourir, Alexis. Je vais rester avec toi. Ces mots étaient à la fois un fardeau et une bénédiction. Alexis se sentait prisonnière de ses propres émotions, celles qui tourbillonnaient dans son corps en détruisant tout sur leur sillage. La seule façon pour elle de se calmer était de les laisser sortir. Alors silencieusement, s’accrochant à Erwin comme si sa propre vie en dépendait, Alexis continua de sangloter. Au bout d’une éternité, elle finit par se calmer. Les mots d’Erwin, ceux qu’il répétait en boucle, avaient fini par atteindre l’infime partie du cerveau d’Alexis qui était encore capable de fonctionner. C’était réel. Il était réellement là. Sinon, elle ne pourrait pas le toucher. Elle ne pourrait pas sentir sa peau contre la sienne. Tout ceci était réel. Il n’allait pas mourir. Pas pour l’instant.

Erwin desserra son étreindre et Alexis suivit le mouvement, sans réellement s’en rendre compte. Délicatement, il releva sa tête et croisa son regard. Je vais pas mourir répéta-t-il une dernière fois après un baiser déposé sur son front. Cette fois, Alexis le croyait. Elle ferma les yeux quelques instants et prit une profonde inspiration. Erwin n’allait pas mourir. Erwin était là. L’était-il ? Le corps d’Alexis s’agita sans qu’elle s’en rende compte, puis s’apaisa immédiatement après. Erwin emmêla ses doigts aux siens et une douce chaleur se diffusa dans le corps froid d’Alexis. Erwin n’allait pas mourir. Il était là. Il était vivant. Il n’était pas en danger. Erwin n’allait pas mourir.

Sans comprendre ce qu’il se passait, trop perdu à scander mentalement la même phrase en boucle, Alexis se retrouva debout. Elle se laissa guider vers une armoire et pencha la tête, questionnant silencieusement le fils de Poséidon qui lui tendit un pull et un pantalon. Mets ça. On va sortir un peu, ça te fera du bien de prendre l’air. Un frisson parcourut le corps d’Alexis. Elle ne voulait pas sortir. Dehors, il y avait du danger. Elle voulu secouer la tête, mais Erwin ne la regardait pas. Il allait partir. Instinctivement, Alexis resserra ses doigts autour de ceux d’Erwin qui reporta son attention sur elle.

« Je vais t'attendre devant la porte. Prends le temps de te changer, on est pas pressés. T'inquiète pas, je serai pas loin, je serai juste là, derrière trois planches de bois. Tu m'appelles si tu as un problème et j'arrive. »

Alexis se mordit la lèvre puis concéda à le laisser partir. Il n’allait pas s’envoler. C’était la réalité. Erwin n’allait pas mourir. Quand la porte se referma sur la silhouette du demi-dieu, Alexis eut comme l’impression qu’une chape de froid l’enveloppa. Elle frissonna malgré elle, laissant ses yeux redécouvrir cette pièce qui lui servait de tombeau. Tout était vide, dénué d’âme. Tout était fade. Alexis secoua la tête puis se concentra sur ses vêtements. Elle devait se changer. C’était la priorité.

Une fois habillée plus ou moins convenablement, Alexis ouvrit la porte et son cœur s’accéléra doucement quand elle vit qu’Erwin était là, à l’attendre. Il n’avait pas menti. Il était juste là. Alexis lui fit un faible sourire, qui s’agrandit plus que raison lorsqu’Erwin glissa sa main dans celle de la fille d’Arès. Silencieusement, les deux sang-mêlés quittèrent la Grande maison. Une petite voix dans sa tête lui murmura de faire attention aux harpies, de guetter le danger qui pouvait surgir de nulle part… mais une autre lui rappela qu’il n’y avait plus de couvre-feu cet été, alors Alexis respira doucement. Tout va bien.

Alexis se laissa guider par Erwin, lui faisant entièrement confiance. Il aurait pu l’amener à la potence qu’elle y serait allée les yeux fermés. La seule chose qui comptait pour elle était sa présence. Il était là, tout le temps. Quand elle ouvrait les yeux en criant, il apparaissait. Quand elle pleurait en silence, il venait. C’était comme s’il était toujours quelque part dans l’ombre à l’attendre, la protégeant à distance. Alexis ne savait pas encore si elle jugeait ça comme une bonne ou une mauvaise chose. Alors elle garda le silence, laissant le fils de Poséidon la guider là où il voulait.

Le paysage nocturne se précisa au fur et à mesure que les yeux d’Alexis s’habituaient à la luminosité ambiante. La lune, pleine et ronde, brillant sur un ciel dégagé, offrait une vision beaucoup plus claire qu’Alexis l’aurait espéré. Elle fut presque surprise de voir sa propre main dans la nuit, toujours accrochée à celle d’Erwin. Puis, après plusieurs minutes de silence, Alexis reconnut l’endroit où ils se trouvaient. Erwin ralenti légèrement et ferma les yeux pour profiter de l’air ambiant. Alexis en profita pour le scruter de la tête aux pieds, une pointe de culpabilité naissante au creux de son ventre. Il avait maigri. Trop maigri ? Il était fatigué. Cerné. Épuisé. Alexis se mordit la lèvre et détourna le regard avant qu’Erwin n’ouvre les yeux. Elle chercha du regard un coin où s’assoir et s’installa sur un banc de l’amphithéâtre. Erwin la suivit sans peine.

« Pourquoi tu fais ça ? »

La voix d’Alexis n’avait été qu’un souffle, mais elle était suffisante pour briser le silence qui s’était installé entre les deux demi-dieux. Alexis posa ses yeux dans ceux d’Erwin, curieuse de connaître la réponse. Et anxieuse. Pourquoi est-ce qu’il s’imposait un tel rythme de vie pour elle ? Pourquoi est-ce qu’il était tout le temps là quand elle avait besoin de lui ? Pourquoi ne se reposait-il jamais ? Il devrait être en train de dormir, dans son bungalow, après une bonne journée auprès de pensionnaires en bonne santé. Pourquoi s’obstinait-il à rendre visite à Alexis et à ne pas dormir ?

De l'autre côté de la porte, Erwin tournait en rond. Mais à présent qu'Alexis était là, près de lui, avec son air un peu hagard, il avait cessé de bouger. Elle regardait autour d'elle comme si quelque chose allait sortir de l'ombre. Le fils de Poseidon mêla doucement ses doigts aux siens pour la rassurer, pour qu'elle se concentre sur autre chose que la nuit. Et ce contact entre eux sembla effectivement tirer Alexis de ses sombres pensées.

Ils sortirent de la Grande Maison et furent accueillis par la fraîcheur de la nuit. Le vent soufflait, mais le temps était digne de ce qu'on pouvait attendre d'un début d'été. Erwin adressa un regard à Alexis comme pour lui demander si elle voulait aller quelque part en particulier. Mais seuls des yeux songeurs lui répondirent. Alors il guida la fille d'Arès à travers le camp. Il ne savait pas trop où il voulait aller, il savait simplement que rester dans cette chambre pleine de cauchemars devenait étouffant.

Arrivés devant l'amphithéâtre, Erwin fit une pause. Pourquoi être venu ici plutôt qu'ailleurs ? Très bonne question. Mais le demi-dieu ferma les yeux, inspira l'air de la nuit et se sentit bien parce qu'il était dehors. Peu importait l'endroit. Etait-ce pour lui ou pour Alexis qu'il avait proposé de sortir ? Probablement pour eux deux. Il espérait qu'Alexis se sentirait plus à l'aise hors d'un espace clos, mais il espérait également chasser sa propre fatigue et ses propres questions.

Il rouvrit les yeux et regarda Alexis. Son visage ne donnait pas d'indice sur ce qu'elle pouvait ressentir à cet endroit et à cet instant. Son expression était désespérément absente. Lorsque la demi-déesse se dirigea vers un banc, Erwin la suivit, ne lâchant pas sa main une seule seconde. S'asseoir  ailleurs que sur le parquet de la chambre lui faisait du bien. Les yeux rivés devant lui, le fils de Poseidon laissa son esprit dériver un moment. La nuit laissa place à la lumière d'un feu de camp, le silence fut envahi de rires et le vide fut comblé par des visages heureux.

...

Alexis se débat d'abord. Mais plus il parle, moins elle bouge. Elle semble pleurer, mais Erwin ne voit pas son visage. Il entend seulement sa voix. "Tue-moi avant que je le fasse… Pitié." Il resserre ses bras autour d'elle. Elle lui répète de la tuer. Erwin appuie son front contre les cheveux d'Alexis. Il ne veut plus l'entendre, il ne veut plus qu'elle prononce ces mots-là, il ne veut plus la sentir sangloter contre lui. "Tue-moi !" Il ne peut pas, il ne veut pas. Pourquoi dit-elle ça ?

"Non, Alexis. Je peux pas te tuer, je t'aime."

Est-ce qu'elle l'entend ? Il ne sait pas. Elle s'effondre, endormie, juste avant qu'il sombre à son tour.

...
Tout ça semblait bien loin. Depuis quand Erwin n'avait-il pas profité de cette atmosphère bon-enfant avec les autres Grecs ? Depuis combien de temps la Colonie était-elle si morne ? C'était comme si le Labyrinthe et ses horreurs remontaient à des mois en arrière. Comme si Erwin avait oublié sa vie d'avant. Sa vie auprès d'une Alexis forte et souriante. Une Alexis qui n'avait pas à affronter ses pires souvenirs chaque soir.

"Pourquoi tu fais ça ?"

Les rires, les visages et le feu de camp s'éteignirent devant les yeux d'Erwin. La voix d'Alexis, un simple murmure, avait brisé l'illusion. Le demi-dieu se tourna vers elle avec un air perplexe. Il offrit un sourire mécanique à la fille d'Arès.

"Pourquoi je fais quoi ?"

Il avait beau jouer l'innocent, le regard d'Alexis répondit à la place de sa bouche. Le sourire d'Erwin se fit plus discret. Il savait ce qu'elle voulait dire, il se l'était déjà demandé plusieurs fois, quand il était seul et qu'il n'en pouvait plus de voir une Alexis aussi détruite. Pourquoi il passait ses nuits à dormir contre un mur, à même le sol. Pourquoi il s'entêtait à lui répéter les mêmes mots quand elle hurlait. Pourquoi il se forçait à lui sourire quand elle était persuadée qu'il allait mourir. Pourquoi il ressentait toujours ce besoin d'être près d'elle et de s'assurer qu'elle remontait la pente peu à peu.

"Pour te retrouver, je suppose. Je peux pas imaginer ce que tu as dû vivre dans le Labyrinthe, mais je vois ce que ça t'a fait et je voudrais que tout ça ne soit jamais arrivé. J'aurais voulu être avec toi, t'empêcher de disparaître. Peut-être que je reste près de toi maintenant parce que je m'en veux..."

Il fit une pause. Les yeux levés vers le ciel étoilé, il inspira profondément avant de continuer d'une voix plus basse.

"Je fais tout ça pour éloigner le plus possible ce qui s'est passé. Je le fais pour te voir sourire de nouveau. Pour passer de nouveau de simples moments heureux, avec toi, comme avant. Parce que je peux pas supporter de te voir souffrir comme ça. Parce que... c'est ce qu'on fait quand on aime quelqu'un, j'imagine."

Les derniers mots sont un chuchotement. Destinés à Alexis ou destinés aux étoiles qui regardent la scène, Erwin ne le sait pas trop. Il sait seulement que ses doigts glissent d'eux-mêmes pour s'accrocher un peu plus fort à ceux d'Alexis. Comme si elle pouvait disparaître à tout moment.

« Pourquoi je fais quoi ? »

Le sourire d’Erwin était faux, sa voix l’était aussi. Dans ses yeux, Alexis lisait qu’il savait très bien de quoi elle parlait. Alors elle garda le silence, attendant qu’il s’ouvre de lui-même. S’il ne voulait pas parler, elle ne le forcerait pas. Après tout, méritait-elle des réponses ? Puis, finalement, Erwin décida de lui répondre. Son sourire perdit en intensité. Il détourna le regard, fixant ainsi le ciel étoilé. Alexis détourna alors le regard à son tour pour fixer ses chaussures.

« Pour te retrouver, je suppose. Je peux pas imaginer ce que tu as dû vivre dans le Labyrinthe, mais je vois ce que ça t'a fait et je voudrais que tout ça ne soit jamais arrivé. J'aurais voulu être avec toi, t'empêcher de disparaître. Peut-être que je reste près de toi maintenant parce que je m'en veux... »

Alexis sentit un frisson de culpabilité parcourir son corps. Elle remonta ses genoux contre sa poitrine et posa son menton dessus. Est-ce qu’elle aurait été sauvée si elle avait été avec Erwin à ce moment ? Est-ce que le tortionnaire s’en serait pris à elle s’ils étaient deux ? Ou est-ce qu’il les aurait pris tous les deux ? L’idée qu’Erwin ait pu subir ce qu’elle a subi lui donna envie de vomir. Elle espérait qu’il n’existait aucun univers où Erwin aurait vécu le Labyrinthe. Aucun. Il ne méritait pas ça.

« Je fais tout ça pour éloigner le plus possible ce qui s'est passé. Je le fais pour te voir sourire de nouveau. Pour passer de nouveau de simples moments heureux, avec toi, comme avant. Parce que je peux pas supporter de te voir souffrir comme ça. Parce que... c'est ce qu'on fait quand on aime quelqu'un, j'imagine. »

La main d’Erwin s’approcha de la sienne et la serra un peu plus fort. Alexis sentait un tourbillon d’émotions la saisir et une envie de vomir lui retourna l’estomac. Elle se mit alors à trembler et enfouit dans sa tête dans ses genoux. Elle avait l’impression que le monde tournait trop vite, trop fort. Seule la main d’Erwin était un ancrage assez puissant pour qu’elle ne sombre pas de nouveau. Elle ferma les yeux si fort qu’elle en avait mal aux paupières. Pourquoi, pourquoi, tonnait une voix dans sa tête, répétant inlassablement cette même question. Elle ne méritait pas Erwin. Elle ne méritait pas son affection. Elle ne méritait pas son amour. Elle ne méritait rien. Elle méritait juste de revivre les mêmes événements en boucle jusqu’à ça finisse par la tuer. Et s’il restait à ses côtés, est-ce cela finirait par tuer Erwin aussi ? Son estomac se tordit plus violemment, arrachant quelques larmes à Alexis. Non. Pas Erwin.

Doucement, Alexis desserra ses doigts autour de ceux d’Erwin. Il n’y avait plus que lui qui la tenait, qui maintenait ce contact. La main d’Alexis n’était plus qu’un pantin désarticulé. Après avoir pris une grande inspiration, la fille d’Arès tourna lentement sa tête dans la direction d’Erwin. Elle admira les contours de son visage, son regard, ses lèvres. Il y avait une époque, si lointaine, si distante, où elle avait rêvé de le toucher, de laisser courir ses doigts sur sa peau, de goûter ses lèvres. Mais maintenant ? Maintenant, elle se refusait même de l’imaginer. Il ne méritait pas ça. Il méritait mieux. Il méritait un million de fois mieux.

« Ça n’arrivera jamais, Erwin. »

Sa voix n’avait été qu’un murmure, teintée d’une douleur à peine dissimulée. La douleur dans son ventre continuait de grandir, de grossir, de prendre de plus en plus d’ampleur.

« Va aimer quelqu’un d’autre. »

Alors que ses mots se voulaient tranchant, douloureux, ils n’avaient été qu’une plainte suppliante. Alexis ferma les yeux quelques instants, incapable de maintenir ce poison qui nourrissait son corps.

« Je suis un monstre. Je ne te mérite pas. J’ai, Alexis fit une pause, ravalant un sanglot. J’ai fait des choses impardonnables. Les cauchemars… tout ça, c’est juste ma punition. »

Pour la première fois, Alexis avouait à voix haute qu’elle n’essayait même pas d’aller mieux. Qu’Erwin avait beau être là tout le temps, il l’était pour rien. Alexis n’irait jamais mieux. Elle ne le voulait même pas. Elle considérait que sa condition actuelle n’était qu’un juste retour des choses, sa punition pour avoir faibli, pour avoir osé tuer d’autres personnes.

« Si tu te bats, Alexis, alors tu ne verras plus Erwin et Elliot mourir. Ils seront toujours vivants. Il faut juste… que… tu… te battes. Pour de vrai. Et tout ira mieux. »

Alexis secoua la tête, tentant vainement de chasser ces images qui tournaient en boucle dans sa tête. Même si la douleur embrasait son corps, les larmes ne coulaient plus. Alexis n’avait même plus la force de pleurer. Alors elle détourna son regard, reposant sa tête sur ses genoux, le regard vide.

« Je suis un monstre, Erwin. Tout l’amour que je te porte ne changera jamais ça. Tu devrais juste… me laisser tomber. »

"Ça n'arrivera jamais, Erwin."

Erwin se figea sur le banc. Les yeux toujours levés vers le ciel, les étoiles vacillèrent dans son regard. Son sourire s'effaça. Qu'est-ce qui n'arriverait jamais ? Qu'Alexis l'aime aussi ? Le demi-dieu fut pris d'un doute douloureux. Alexis l'avait-elle entendu, sur le champ de bataille, avant de s'endormir ? Avait-elle donc choisi d'ignorer ces mots pendant tout ce temps ?

"Va aimer quelqu'un d'autre."

Le coeur d'Erwin se serra. A cause des mots d'Alexis, mais de sa voix aussi. Il ne voulait plus la voir souffrir, il la trouvait brisée. Qu'est-ce qu'il avait fait ? Pourquoi elle ne voulait pas de lui ?

"Je suis un monstre. Je ne te mérite pas. J'ai... J'ai fait des choses impardonnables. Les cauchemars… tout ça, c'est juste ma punition."

Le fils de Poseidon sentait une boule se former dans sa gorge. Un mélange de tristesse et de colère commençait à se créer petit à petit au creux de son ventre, rongeant lentement ce qui lui restait de force. Alors c'était ça ? Alexis pensait mériter ce qui lui arrivait ? Qu'avait-elle pu vivre pour croire une telle chose ? Erwin savait qu'elle l'avait vu mourir. Combien de fois, il l'ignorait, mais à plusieurs reprises, c'était sûr. Il savait aussi qu'elle s'était retrouvée dans un endroit de combat. Le mot "arène" était déjà sorti plusieurs fois de la bouche d'Alexis. Avait-elle dû combattre des êtres qui lui étaient chers ? Des humains, des monstres, elle-même ?

A cet instant, le demi-dieu prit conscience qu'il ne savait pas le dixième de ce qu'avait vécu Alexis. Il n'avait jamais posé beaucoup de questions, de peur que la fille d'Arès replonge dans ses souvenirs, mais il n'avait par conséquent rien appris. Il ne savait pas quelle profondeur ces souvenirs pouvaient avoir. Il ne savait pas ce qu'Alexis revoyait sans cesse dans son sommeil. Il ne savait rien.

"Je suis un monstre, Erwin. Tout l'amour que je te porte ne changera jamais ça. Tu devrais juste… me laisser tomber."

Les étoiles devinrent floues, Erwin sentait ses yeux picoter désagréablement. Il ne savait plus quoi penser. Alexis voulait-elle de lui ou pas ? Pourquoi tout devait être si compliqué avec elle ? Peu importe ce qu'elle avait vécu dans le Labyrinthe, il était là pour l'aider. Elle n'avait qu'à tendre la main vers lui et il ferait tout son possible pour la tirer de ses peurs. Mais elle refusait. Pourquoi est-ce qu'elle refusait, enfin ? Comment avait-elle pu se mettre en tête qu'elle n'était qu'un monstre méritant son sort ?

Erwin se leva du banc. Il fit quelques pas, il mourait d'envie de partir, tout d'un coup. Mais il n'alla pas bien loin. Il devait rester pour Alexis. Loin de le chasser, elle avait renforcé cette certitude qu'il avait : elle avait besoin d'aide. Mais comment l'aider alors que son sourire de façade s'était fêlé ? Le fils de Poseidon sentait tous ses membres brûler, comme si la tempête de sentiments contradictoires qui grandissait en lui embrasait la moindre parcelle de son corps. Il se sentait blessé, il se sentait en colère aussi. Il se retourna d'un geste brusque vers Alexis.

"T'as raison."

Alexis lui jeta un regard où étincela, durant un instant, un éclair de surprise.

"T'as raison, je devrais aimer quelqu'un d'autre. Tout serait beaucoup plus facile. Sauf que c'est pas moi, c'est mon coeur qui a choisi. Il préfère les emmerdes visiblement. Mais j'y peux rien ! Tu peux pas me dire d'aller aimer quelqu'un d'autre, essayer de me chasser comme ça, comme si j'étais qu'un contretemps ! J'essaie juste de t'aider, Alexis. J'essaie de t'aider parce que mon coeur est apparemment trop con pour s'attacher à quelqu'un d'autre que toi !"

Erwin ravala un sanglot. Il se rendit compte qu'il venait de crier ces mots sous le coup de ce sentiment d'injustice et que des larmes coulaient le long de ses joues. D'un revers de main encore emprunt de colère, il essuya son visage et se racla la gorge. Il n'aurait pas dû crier sur Alexis. Il n'aurait pas dû se laisser emporter, laisser son masque se briser aussi facilement. Il avait mal, Alexis encore plus. Alors Erwin se força à parler calmement, beaucoup plus bas, sans regarder la fille d'Arès dans les yeux.

"T'es pas un monstre, Alexis. Ce qui t'est arrivé, tu l'as pas choisi. T'as pas demandé à vivre tes cauchemars en boucle et tu m'as pas tué quand t'aurais pu le faire. T'es pas un monstre."

Alexis regarda Erwin se lever pendant que son cœur continuait de battre à un rythme effréné. Son corps hurlait des sentiments contradictoires. Reviens, avait-elle envie de crier alors qu’elle venait tout juste de lui dire de partir. Pourquoi tout était si compliqué ? Pourquoi ne pouvait-elle tout simplement pas dire des mots qu’elle pensait ? Pourquoi dès qu’elle tentait de protéger Erwin, elle le faisait en le repoussant, ce qui broyait son cœur douloureusement ? Alexis regarda Erwin se lever et lui tourner le dos. Il fit quelques pas et elle sentit les larmes venir lui piquer les yeux. Elle ne voulait pas qu’il parte. Elle ne voulait pas qu’il la laisse tomber. Elle ne voulait pas être seule. Mais elle ne voulait pas être un danger pour lui et elle l’était s’il restait près d’elle.

T’as raison. Le cœur d’Alexis loupa un battement alors que son estomac décidait de se tordre une nouvelle fois. Tout son corps hurlait silencieusement. Elle aurait dû être contente, elle aurait dû se réjouir. Erwin était d’accord. Erwin était d’accord. Erwin était d’accord. Alors pourquoi avait-elle l’impression que le sol venait de se dérober sous ses pieds, que le monde était en train de s’écrouler ? Pourquoi chaque battement de son cœur résonnait dans son corps comme une plainte douloureuse lui broyant la poitrine ? Pourquoi ses poumons venaient-ils se vider de tout leur air, rendant sa respiration impossible à ravoir ? Pourquoi, pourquoi ?

« T'as raison, je devrais aimer quelqu'un d'autre. Tout serait beaucoup plus facile. Sauf que c'est pas moi, c'est mon cœur qui a choisi. Il préfère les emmerdes visiblement. Mais j'y peux rien ! Tu peux pas me dire d'aller aimer quelqu'un d'autre, essayer de me chasser comme ça, comme si j'étais qu'un contretemps ! J'essaie juste de t'aider, Alexis. J'essaie de t'aider parce que mon cœur est apparemment trop con pour s'attacher à quelqu'un d'autre que toi ! »

Alexis enfouit sa tête dans ses genoux, incapable de contrôler les larmes qui s’échappaient de ses yeux. Erwin criait, lui hurlait sa rage, sa colère, tout ce qu’il avait emmagasiné au cours des derniers jours. Il avait visiblement atteint la limite de sa patience avec Alexis, avec celle qui le rejetait dès qu’elle en avait l’occasion. Et qui pouvait-elle blâmer d’autre qu’elle-même ? N’importe qui aurait craqué avant. L’aurait abandonné bien plus vite. Mais pas lui. Maintenant qu’elle avait réussi à le faire fuir, son estomac n’était plus qu’un trou béant de chagrin et de douleur.

« T'es pas un monstre, Alexis. Ce qui t'est arrivé, tu l'as pas choisi. T'as pas demandé à vivre tes cauchemars en boucle et tu m'as pas tué quand t'aurais pu le faire. T'es pas un monstre. »

À la grande surprise d’Alexis, Erwin n’était pas parti. Il était toujours là. Il avait calmé sa voix, parlant beaucoup plus doucement qu’avant. Alors la fille d’Arès releva la tête et l’observa. Il n’était qu’à quelques mètres, juste assez prêt pour qu’elle puisse distinguer ses joues humides, ses yeux rougis. Alexis se mordit l’intérieur de la joue. L’avait-elle fait pleurer ? L’avait-elle tellement repoussé dans ses retranchements qu’elle avait provoqué ses larmes ? Une pointe de culpabilité vint lentement prendre possession du corps d’Alexis. Quel genre de monstre était-elle ?

T’es pas un monstre. La voix d’Erwin continuait de résonner dans la tête d’Alexis alors que le silence s’immisçait entre eux. Alors elle se leva et s’approcha de lui. Elle ne savait pas quoi faire, alors elle resta muette quelques instants de plus, fixant leurs chaussures, se mordant la lèvre. Elle avait tenté de le repousser et elle les avait fait pleurer tous les deux. Peut-être qu’il était temps de changer de tactique ? Doucement, elle approcha sa main de celle d’Erwin et s’agrippa à ses doigts, comme pour se donner du courage.

« Je suis désolée si ton cœur préfère les emmerdes, commença-t-elle doucement. T’es pas… t’es pas un contretemps. »

Alexis avait l’impression qu’un raz-de-marée de mots essayaient de sortir tous en même temps et elle était incapable de savoir par où commencer.

« J’essaie juste… je me dis que… si tu. Si tu. Peut-être que si je te repousse assez, si je me dis que je ne t’aime pas, que tu ne m’aimes pas, alors tu seras sauf. Tu as tort quand tu dis que je suis pas un monstre, j’en suis un. C’est ce qu’il a fait de moi. En me montrant ta mort, celle d’Elliot, celle de ma famille, en boucle, pendant des jours entiers, jusqu’à que je craque et je devienne ce qu’il voulait. »

Que ce soit elle ou Erwin qui s’était rapproché pendant son monologue, peu importait. La distance entre leurs corps était maintenant si infime qu’Alexis posa son front sur son épaule.

« T’es pas un contretemps… t’es la seule raison pour laquelle je suis encore ici. À la Colonie. J’aurai pu partir. J’aurai dû partir. Mais à chaque fois, t’étais là. Mon cœur t’avait déjà choisi bien avant cette foutue histoire, Erwin. T’as jamais été… un contretemps. Je veux juste que tu sois sauf. »

Erwin marche. Il n'est pas pressé, peut-être qu'il veut même retarder ce moment. Plus il se rapproche de l'infirmerie, plus son coeur bat douloureusement. Il lui reste des images en tête. Les blessures d'Alexis étaient plus graves que les siennes. Elle avait accumulé les plaies du Labyrinthe sans le moindre soin durant tout ce temps... Le fils de Poseidon, lui, est déjà guéri. Il arrive dans l'infirmerie, se retrouve devant le lit. Alexis ouvre les yeux. Le coeur d'Erwin rate un battement.
Pour la première fois depuis qu'il l'a retrouvée, Alexis lui offre un sourire.

...

"Je suis désolée si ton cœur préfère les emmerdes. T'es pas… t'es pas un contretemps."

Alexis était proche. Si proche. Trop proche pour qu'Erwin puisse encore ressentir la moindre goutte de colère. Il ne voyait que les yeux de la fille d'Arès, aussi rougis que les siens, remplis de tristesse, de culpabilité, de toutes ces émotions qui la caractérisaient ces derniers temps. Il inspirait et expirait à un rythme lent, essayant de clarifier tout ce qui se passait dans son esprit. Il n'en voulait plus à Alexis, il n'avait que ses mots en tête. Il voulait à nouveau la protéger, l'aider, la voir sourire. Il resserra l'étreinte de ses doigts autour de ceux d'Alexis.

"J'essaie juste… je me dis que… si tu. Si tu. Peut-être que si je te repousse assez, si je me dis que je ne t'aime pas, que tu ne m'aimes pas, alors tu seras sauf. Tu as tort quand tu dis que je suis pas un monstre, j'en suis un. C'est ce qu'il a fait de moi. En me montrant ta mort, celle d'Elliot, celle de ma famille, en boucle, pendant des jours entiers, jusqu'à que je craque et je devienne ce qu'il voulait."

Alexis se rapprochait lentement. Plus elle disait vouloir éloigner Erwin d'elle, plus elle réduisait la distance qui la séparait de lui. Le fils de Poseidon la regarda faire sans bouger. Au fond de lui, il avait peur d'être déçu à nouveau. Il avait peur de ce qu'Alexis allait encore pouvoir lui dire. Et il était trop absorbé par les mots de la fille d'Arès pour effectuer le moindre mouvement. Il fixait le sol à présent, il n'osait pas affronter le regard d'Alexis. Il avait envie de hurler tout un tas de choses à la sang-mêlé, lui ouvrir les yeux, lui montrer qu'elle n'avait pas à se sentir coupable d'avoir été enlevée. Mais le contact de la tête d'Alexis contre son épaule le poussa à se taire. A simplement savourer cet instant.

" T'es pas un contretemps… t'es la seule raison pour laquelle je suis encore ici. À la Colonie. J'aurais pu partir. J'aurais dû partir. Mais à chaque fois, t'étais là. Mon cœur t'avait déjà choisi bien avant cette foutue histoire, Erwin. T'as jamais été… un contretemps. Je veux juste que tu sois sauf."

Un frisson parcourut le dos d'Erwin. Mon cœur t'avait déjà choisi bien avant cette foutue histoire. La voix d'Alexis résonnait en boucle. Le demi-dieu glissa sa main libre derrière la nuque de la fille d'Arès. Il posa sa tête contre la sienne. Une drôle de sensation lui contracta l'estomac. Ses yeux se remirent à piquer. Il ne voulait plus quitter Alexis, plus jamais.

Le fils de Poseidon libéra ses doigts de la main de la sang-mêlé. Et il enlaça la demi-déesse de ses deux bras, la serrant aussi fort que possible. Il ne voulait pas qu'elle parte, qu'elle s'échappe une nouvelle fois. Mon cœur t'avait déjà choisi bien avant cette foutue histoire. Il sentit une vague de chaleur raviver son coeur et ses doigts s'agrippèrent davantage à Alexis. Les lèvres à quelques centimètres de son oreille, il n'eut pas besoin de faire plus que murmurer.

"Mais je suis sauf, Alexis. Je reste près de toi et je vais bien. Tu me fais aucun mal... sauf quand tu veux me rejeter. T'es pas un monstre. Cette fille qui a dû se battre, là-bas, c'était pas toi. C'était une Alexis prisonnière d'un mec complètement tordu. Il t'a fait voir des gens mourir. Plusieurs fois. Même dans la vraie vie, ça n'arrive pas, ça. J'ai fait un seul cauchemar dans ce genre, et maintenant c'est ma plus grande peur. Je peux à peine imaginer ce que ça te fait, à toi... Peu importe ce que t'as fait, t'étais peut-être plus toi-même, mais t'es pas un monstre. Il a pas fait de toi quelqu'un d'horrible, il a fait de toi quelqu'un de brisé. T'es pas un monstre, Alexis. C'est lui, le monstre."

Erwin sentit Alexis frémir dans ses bras. Il recula son visage et vit celui de la sang-mêlé. Sur ses joues ruisselaient des larmes silencieuses. Le fils de Poseidon releva le menton d'Alexis vers lui. Il la regarda quelques secondes. Etonnamment, elle ne baissa pas les yeux. Elle le regarda et, malgré ses pleurs, Erwin vit briller son regard d'une lueur nouvelle. Sans même réfléchir, il s'approcha d'Alexis. Encore. Encore. Jusqu'à ce que ses lèvres se posent sur les siennes dans un baiser au goût de sel.

"Ne t'enferme pas à nouveau, s'il te plaît..."

Le chuchotement d'Erwin se perdit dans la respiration d'Alexis.