Elle aurait dû se douter que cela finirait en désastre.

Le dos contre un tronc d’arbre, Fanny sabre l’air pour intimider un cyclope qui s’approche de trop près. Vu sa taille, il doit encore être assez jeune, mais il n’en est pas moins un danger mortel. Ses grandes mains se tendent avidement vers elle, et une plainte s’échappe de sa bouche frustrée lorsqu’elle s’esquive et lui taillade une jambe au passage. Son sang cuivré éclabousse le visage de Fanny. La douleur du monstre se joint à celle de ses congénères et des demi-dieux qui combattent désespérément, et la jeune femme sent un afflux d’énergie dans ses veines. Elle est tentée d’ignorer ce bien-être qui l’envahit, cadeau empoisonné d’Achlys, mais elle ne peut risquer de perdre la bataille par scrupules moraux. Tout en harcelant le cyclope de petits coups vicieux, elle jette des coups d’œil rapides autour d’elle afin d’évaluer la situation.

La paisible vallée s’est transformée en champ de bataille. Malgré leurs efforts héroïques, les demi-dieux perdent du terrain et se font lentement encercler par les monstres. Fanny ne voit que des visages tendus, crispés, un bras ouvert par un croc de monstre ici, une tunique couverte de sang là. Peu sont ceux encore assez valides pour opposer plus qu’une résistance symbolique aux monstres. S’ils ne reçoivent pas de renforts, ce combat pourrait se transformer en hécatombe. Fanny repousse le cyclope d’un coup à l’aine avant de plonger à la rescousse de Marcus. Les jambes coincées sous une myrmeke agonisante, le légionnaire risque de se faire empaler par une drakaina. Il redouble d’efforts pour se dégager en voyant arriver Fanny, et la jeune femme engage le combat avec le monstre. La douleur et l’affolement de Marcus lui donnent des ailes, et elle parvient à blesser la drakaina au visage. Alors que celle-ci recule en sifflant de douleur, Fanny se hâte de repousser le cadavre de myrmeke pour libérer Marcus. Les jambes du légionnaire sont couvertes de brûlures d’acide.

Un bruit soudain fait lever la tête aux combattants. Un arbre mort dévale la pente à toute vitesse, une silhouette debout en son milieu. D’autres silhouettes argentées descendent à ses côtés, sautant agilement de rocher en tronc d’arbre sans cesser d’arroser les monstres de flèches. Un espoir soudain gonfle le cœur des demi-dieux, et Fanny sent ses forces décliner légèrement. La drakaina se rue de nouveau vers elle, et elle évite de justesse un coup qui aurait pu lui être fatal. Le brouhaha autour d’eux se renforce alors que les Chasseresses taillent dans les rangées de monstres pour se joindre aux légionnaires. Alors qu’elle achève la drakaina, Fanny sent une douleur cuisante au bras droit. Le cyclope charge vers elle, en lançant des morceaux de bois arrachés à un arbre. L’un d’entre eux, épais comme deux doigts, s’est planté dans son biceps. La jeune femme titube un instant sous l’effet de la douleur avant de changer son gladius de main, mais lentement, trop lentement. Un autre morceau de bois rebondit contre sa jambe, et le cyclope sera bientôt à sa hauteur, prêt à l’attraper d’une main vengeresse.

C’est alors qu’une silhouette fuse comme l’éclair entre Fanny et son assaillant. Une Chasseresse, qu’elle reconnaît comme celle qui a descendu la pente sur l’arbre. La légionnaire serre les dents. Elle pourrait le faire. Baisser les bras, se laisser sauver, se considérer comme trop blessée pour poursuivre le combat. Mais elle est Fanny Tyrrell. Elle ne renonce pas. Avec un cri de guerre, elle se lance sur le flanc droit du cyclope, alors que la Chasseresse s’occupe de son flanc gauche. Même si elle est un peu rouillée à l’épée de la main gauche, la légionnaire parvient à trancher dans la chair du monstre. La douleur de son bras droit n’est plus qu’une pulsation lointaine, dans un compartiment fermé de son esprit. Seule importe la victoire – et la gloire. Elle ne s’attarde pas après avoir porté le coup fatal au cyclope, préférant sauver pour une deuxième fois Marcus, et son ami Carlo, d’un myrmeke visiblement en panique.

Ce n’est qu’après la bataille, alors qu’elle parcourt la vallée pour prêter main-forte aux Chasseresses, que Fanny se rend compte de l’évidence : elle est la seule légionnaire encore debout. Malgré son énorme écharde dans le bras, elle se sent remplie d’une énergie indomptable alors qu’elle apporte des carrés d’ambroisie aux demi-dieux assis, affalés, allongés, haletants, transpirants, sanglotants. Le pouvoir d’Achlys transforme leur douleur en force, et permet à la jeune femme de tenir bon alors que tous les autres se laissent aller. Elle peut presque sentir l’approbation de son père face à cette force, tout en sachant qu’il serait horrifié s’il en découvrait l’origine.

En se détournant d’un Romain blessé, Fanny se retrouve pour la deuxième fois face à la fameuse Chasseresse de l’arbre. Celle-ci regarde la blessure de la jeune femme d’un air qui ne lui plaît guère.

« Je te préviens : je ne vais pas m’allonger en gémissant pendant qu’on me donne du nectar à la becquée. Je m’occupe des légionnaires d’abord. Ensuite, vous pourrez me soigner comme bon vous semble. »