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Of ashes and love [solo]
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    Of ashes and love [solo]


    "(...) un homme en pleine communion de sentiments avec un autre est pour lui un ami plus précieux à posséder que tous les parents du monde." Oreste, Euripide

    3 mai 1869

    Cher journal,

    Tout se déroule à merveille. Mon père et ma mère sont persuadés que je cultive mon goût pour les arts et les langues avec ce tour d'Europe. Mon demi-frère se charge déjà de transmettre le nom de la famille, et les charges qui lui sont associées, à une descendance. Je peux donc endosser le rôle de l'excentrique, du cultivé, du mondain qui fréquente les salons. Ils sont tous très loin de se douter de la réalité de mes activités. Je suis tout à fait satisfait du lancement de mon commerce. Il est aisé de trouver des oeuvres antiques à acheter à des pilleurs, et je me mets à bâtir mon réseau d'acheteurs d'objets d'art anciens. Je commence même à m'intéresser à des types de vestiges que je n'envisageais pas avant, ma curiosité est piquée à vif par les découvertes que je fais. Ainsi, j'ai effectué à Marseille une transaction avec un navigateur véreux revenant d'Egypte qui n'a pas hésité à me céder un sarcophage antique couvert de hiéroglyphes contre une coquette somme d'argent. Tant pis pour le conservateur du Louvre qui pensait recevoir cette merveille archéologique ; ils ont déjà bien assez de momies au musée. Il y en aura bientôt plus à Paris qu'au Caire. Je ne vois donc aucun problème à voler les expéditions officielles, ce sont eux les véritables pilleurs.

    Je continue mon tour de l'Italie, me voilà rendu à Naples. Je suis accueilli dans une maison de qualité grâce à mes lettres de recommandation. Je charme cette famille bien brave et crédule lors du souper pour mieux leur fausser compagnie le reste de la journée. On me pardonne, je suis là pour effectuer le grand tour après tout, le fameux circuit des arts qui s'offre aux jeunes nobles désireux de parfaire leur éducation. Je décline avec tact les invitations à faire un tour au jardin avec leur fille, il ne m'a pas échappé qu'elle est en âge de se marier. Moi qui me dérobe enfin aux réflexions de mon père sur le sujet, je compte bien faire durer mon séjour européen pour ne pas être confronté à l'épineuse question du mariage. Je n'ai pas encore trouvé de moyen de concilier mes penchants naturels avec cette institution si ennuyeuse.

    Je verrais cela plus tard. Pour l'heure, il s'agit de découvrir Naples. Je me suis déjà mis en contact avec une société savante de la région pour obtenir plus d'informations sur les vestiges provenant de Pompéi et d'Herculanum. Il semblerait que les autorités italiennes exigent qu'on passe par elles pour toutes les exportations d'objets d'art antique. Je trouverai un moyen de contourner le problème en négociant directement avec les expéditions archéologiques. Mais j'ai assez travaillé à mon affaire pour aujourd'hui. Désormais je vais profiter des plaisirs qu'offre la ville. J'ai encore vu peu de choses mais je sens que je vais apprécier Naples. Il se dégage des rues quelque chose d'indompté, de plus sauvage que Rome ou Florence. On sent qu'ici les passions se déchaînent malgré l'air dolent des habitants accablés par la chaleur. Ce soir je vais au théâtre, une affiche clamant les mérites d'une nouvelle mise en scène de l'Oreste d'Euripide m'a séduit.

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      Re: Of ashes and love [solo]


      4 mai 1869

      Cher journal,

      Je ne sais que penser. Je suis troublé, voilà qui est rare chez moi, qui suis connu pour ma nonchalance et mon flegme. Peut-être que si je reprends les choses depuis le début j'arriverais à mettre de l'ordre dans mes idées.

      Il a des cheveux noirs qui ondulent avec souplesse et élégance et, sous des paupières lourdes ourlées de cils féminins, un regard pénétrant et insolent qui vous saisit. Il se tient au centre de la scène du grand théâtre de Naples. Il éclipse les autres comédiens. Son interprétation est subtile et pertinente. Mieux, il paraît touché par la grâce. Quand le rideau tombe sur la scène finale, je suis debout et j'applaudis à tout rompre. Je ne suis pas un artiste, seulement un simple collectionneur, et ceux qui possèdent le don de la créativité me fascinent. Je vais à contre courant de la foule des spectateurs qui quittent le théâtre. Je repère un machiniste et me glisse derrière lui pour passer une porte dérobé. De l'autre côté, un petit groupe d'admirateurs qui attendent fébrilement Clytemnestre. Je pioche une rose dans le bouquet d'un notable trop occupé à boire les paroles de la comédienne pour remarquer que je le dépouille. Dans l'ambiance feutrée des coulisses j'évolue comme si j'étais à ma place, dans mon élément. Je vois une silhouette élancée passer de l'autre côté d'une porte. C'est lui. J'ouvre et signale ma présence par un toussotement. Il se tient dans une pièce minuscule, au-dessus d'un baquet d'eau placé devant un miroir, éclairé par la lueur d'une lampe à huile. Il est en train de retirer le trait noir qui cernait ses yeux pour souligner son regard sur scène avec un linge mouillé.

      - Je me permets de vous déranger, je tenais à vous dire à quel point votre jeu m'a ébloui ce soir. Je suis un habitué des théâtres parisiens mais cela fait longtemps que je n'avais pas vu une telle audace.

      Je lui tends la rose avec mon plus beau sourire charmeur mais il secoue la tête et la refuse.

      - Sans façon, je ne suis pas une de vos cocottes parisiennes qui exercent un autre métier en plus de celui de comédienne.

      Je suis surpris, il m'a répondu en français avec un léger accent chantant. Le comédien aurait donc d'autres talents... Dont celui de déceler les penchants de ceux de notre bord. Il en fait partie, j'en suis sûr : même si je n'ai pas été subtil avec ma fleur, il faut être sodomite pour avoir compris l'invitation. Je suis ravi, sa résistance insolente me plaît.

      - Puisque les fleurs ne suffisent pas à vous acheter je suppose qu'il ne me reste plus que mon caractère pour vous plaire. Je suis au regret de vous dire qu'il est déplorable.

      Ma réplique lui arrache un petit rire délicieux qui m'invite à poursuivre.

      - Je vous assure, je suis malhonnête, manipulateur, égocentrique, je ne pense qu'à mon plaisir personnel et je méprise la majeure partie des honnêtes gens.

      Je suis étonné de ma franchise. Elle est grisante. Pouvoir parler sans détour à quelqu'un parce qu'il fait partie du peuple, dans un pays étranger, et que cette conversation n'aura jamais aucune conséquence sur le reste de ma vie, me procure un sentiment merveilleux.

      - Et que fait un noble mauvais comme vous à Naples ?
      - Je suis le grand tour en Italie puisque je n'ai pas d'autre but que de mener une vie oisive de plaisirs et que j'aime les arts.

      Il a un reniflement dédaigneux et fait mine de se désintéresser de moi en se retournant vers le miroir.

      - Vous êtes venus pour complimenter mon jeu, c'est fait, vous pouvez disposer. À moins que vous n'ayez une place à m'offrir dans un théâtre à Paris, vous n'avez rien qui pourrait m'intéresser.

      Son visage de statue antique m'avait attiré ici, son dédain incorruptible me retient. S'il ne m'avait pas résisté avec autant de panache, je serais sûrement parti. Mais voilà, il est bien plus intéressant que les coursiers et autre serviteurs qui refusent mes avances, bien plus même que ceux qui les acceptent passivement. Qui est donc ce comédien qui parle plusieurs langues, joue mieux que les célébrités françaises et ne m'accorde rien de plus qu'une moue ennuyée ? Je me dois de tout mettre en oeuvre pour le revoir.

      - Pas même un tour des dernières excavations à Pompéi ?

      J'ai capté son attention, son œil brille dans le miroir. Tout le monde n'a pas accès aux fouilles archéologiques, mais grâce à mes contacts dans diverses sociétés savantes j'ai pu obtenir une visite en compagnie d'un conservateur du musée de Naples.

      - Vous ne me devrez rien en retour, je ne demande qu'un peu de compagnie pour partager mon enthousiasme pour les objets d'art anciens et la vôtre me plaît bien plus que celle des voyageurs anglais qui restent entre lords et refusent de parler au commun des mortels.

      Il se retourne pour me faire face. Je le vois réfléchir à toute allure, c'est attendrissant. Je suis le grand méchant loup des contes et ce que je propose est bien plus alléchant qu'un petit pot de beurre.

      - Rendez-vous devant le Castel Nuovo demain à 9h monsieur... ?
      - Locke.

      Victoire. J'essaie de cacher mon plaisir derrière un sourire narquois.

      - Basil.

      Quelle idée d'inviter un roturier dans les vestiges d'une ville antique pour le séduire ! Ça ne me ressemble pas de m'impliquer autant dans une histoire, et dire que celle-ci n'a pas encore commencé et que je suis déjà en train de faire des pieds et des mains pour plaire à un Italien insolent. Oui, mais un Italien qui parle français et qui a un prénom anglais. Un mystère en somme. Voilà ce qui me trouble. Je n'aime pas les mystères. J'aime quand tout est clair, quand je maîtrise la situation, quand rien ne m'échappe. Et voilà que pour le regard pénétrant d'un jeune homme qui joue la comédie je me laisse embarquer dans une aventure qui comporte beaucoup trop d'inconnues. Est-ce l'air de Naples qui me bouleverse ? Suis-je en train de succomber à la passion ?

      Hors de question. Voilà ce que je vais faire : j'essaierai de séduire Locke demain tout en me renseignant sur les fouilles et ce qui pourrait être utile à mon commerce. Si je réussis à charmer l'Italien, je me servirai de lui avant de lui donner congé. Sinon, je renoncerai et passerai à autre chose.
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        Re: Of ashes and love [solo]


        5 mai 1869

        Cher journal,

        Je ne pouvais rêver meilleure journée. Je me suis rendu à Pompéi en parfaite compagnie : Locke est impertinent, candide, ravissant, curieux, intelligent, plein de ressources, original. En un mot, idéal.
        Il s'est présenté au Castel Nuovo dans ce que j'imagine être son meilleur costume. J'ai tout de suite remarqué qu'il n'était pas de première jeunesse mais c'est parce que je suis un fanatique quand il s'agit d'habits. Bref, Locke faisait tout à fait illusion dans le rôle du jeune noble issu d'une vieille famille désargentée. Le trajet s'est fait dans un silence plein de regards curieux, aucun de nous ne voulant admettre qu'il était intéressé, chacun prétendant la nonchalance la plus totale.

        À notre arrivée, nous sommes accueillis par mon contact au musée de Naples, un homme respectable à la moustache grisonnante. Je me suis appliqué à présenter en italien Locke comme un autre amateur d'art rencontré au théâtre. Il nous fait rentrer dans la vaste tente dressée à l'entrée de l'immense camp de fouille. Quelle n'est pas notre surprise en découvrant ce qu'elle recèle. Je sens la main de mon nouvel ami me serrer le bras – avant de le relâcher discrètement – tandis que je lâche un hoquet. Devant nous s'étendent des corps gris, martyrs immobiles, figés dans une ultime douleur. Le spectacle est atroce mais fascinant, je n'arrive pas à en détacher mes yeux. La moustache de l'érudit s'agite, il nous explique l'origine de ces effroyables ombres. La forme des corps emprisonnés dans la cendre provenant du volcan s'est trouvée conservée jusqu'à notre époque et par un usage ingénieux du moulage en plâtre elle est matérialisée en volume sous nos yeux. Nous faisons le tour de ces fantômes bien trop concrets, observant un silence religieux, marque de respect inhabituelle pour l'athéiste fervent que je suis. Mais l'entrée d'un serviteur chuchotant avec empressement à l'oreille de notre guide interrompt notre liturgie archéologique. Celui-ci nous dit d'un air désolé :

        - Je vais malheureusement devoir prendre congé, une affaire urgente m'appelle. Je vous laisse en compagnie des deux jeunes filles, vestige de cendres et d'amour. Vous trouverez facilement votre chemin jusqu'aux maisons dégagées en sortant d'ici. Je vous retrouverai à celle du cithariste, demandez aux archéologues ils vous l'indiqueront.

        Maintenant que nous sommes seuls, la tension qui règne entre le comédien et moi est tout à fait palpable. Nous restons plantés devant les deux silhouettes tendrement enlacées, la tête de l'une venant se lover contre le ventre de l'autre.

        - Pourquoi les deux jeunes filles ? Il n'y a rien qui puisse indiquer que ces deux figures sont de sexe féminin.

        Je ne peux m'empêcher de répondre avec un cynisme désabusé :

        - Il est inconcevable pour nos chers amis archéologues bien-pensants qu'un homme bien fait puisse avoir besoin d'éteindre quelqu'un d'autre face à la fin du monde. C'est un signe de faiblesse, un geste par conséquent typiquement féminin.

        - Alors que cela puisse être me fait de deux hommes qui aient besoin de réconfort mutuel est bien sûr impensable.

        Je laisse échapper un rire ravi. Locke me plaît décidément de plus en plus.

        - Et toi, si le monde courait à sa fin, étreindrais-tu quelqu'un ?

        Sa question me prend de court. Moi ? Me laisser aller ainsi, exprimer un irrépressible besoin de tendresse en dépit des conventions et, surtout, de ma réputation d'homme stoïque et blasé ? Impensable. Et pourtant, moi qui suis irrémédiablement seul et qui souffre de l'absence d'un ami à mes côtés pour me réconforter, je serais sûrement assez désespéré pour gémir dans les bras d'un autre et réclamer un peu de sympathie pour adoucir les affres de la solitude. Mon silence dure trop longtemps.

        - Si le volcan devait entrer en éruption maintenant et nos existences se finir aujourd'hui, est-ce que tu m'enlacerais ?

        - Oui.

        Je fixe les deux prétendues jeunes filles, refusant de croiser le regard de Locke.

        - Mais parce que c'est toi.

        Je coupe court à tout débat et laisse derrière moi les plâtres, fantômes incarnés du désespoir, pour sortir de la tente. Le reste de la journée s'est déroulé sans plus aucune allusion à cet échange, et à la marque de sympathie dont je venais de faire montre. Locke a fait preuve de l'intelligence la plus fine, réagissant avec pertinence à mes explications sur les théories de Winckelmann sur l'art antique. J'ai découvert qu'il pouvait déchiffrer les inscriptions latines sur les murs des maisons – son talent pour les langues ne connaît donc pas de limites ? Nous avons ri des messages grivois laissés par nos prédécesseurs il y a quelques centaines d'années. Nous nous sommes émerveillés devant les scènes mythologiques dont la peinture avait gardé toute sa fraîcheur. Nous avons arpenté les rues de cette ville fantôme comme deux vieux amis qui auraient eu l'habitude de se retrouver durant leurs séjours à l'étranger, conversant tantôt en italien tantôt en français.

        Quand le soleil s'est couché sur les ruines, nous avons rejoint les chevaux à contrecœur. Comme il n'a pas répondu à ma remarque plus tôt, je n'ai pas recommencé mes avances. Je sais me reconnaître vaincu et c'est une belle défaite si j'ai gagné une journée en merveilleuse compagnie. Nous nous sommes séparés sur un signe de tête discret. Même après ces heures passées ensemble, Locke conserve tout son mystère, et je crois que c'est bien ainsi. Il est un souvenir d'Italie au même titre que le Colisée ou que le Duomo et il ne réapparaîtra plus jamais dans ma vie, si ce n'est dans ma mémoire, auréolé du soleil se couchant sur des vestiges antiques.
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          Re: Of ashes and love [solo]


          12 mai 1869

          Cher journal,

          Je suis ruiné, tout est perdu.

          Je suis en ce moment caché dans une auberge où je prends le temps d'écrire pour éclaircir mes idées. Je n'ai en ma possession que ce que j'ai pu emporter dans une besace : mon monocle, dont j'ai besoin pour lire, mon carnet de notes et un crayon, une chemise propre, une bourse bien garnie et, chose assez étonnante et liée à l'état de fébrilité dans lequel je suis parti précipitamment, une esquisse de mon buste à la sanguine.

          Je posais pour un artiste dans mes appartements. J'avais passé commande pour un portrait en pied en demandant au peintre d'ajouter quelques éléments visuels faisant allusion à mon goût pour les arts. Je me tenais dans un de mes plus beaux costumes au centre de la pièce, attentif à rester immobile. Le peintre me présentait une première esquisse quand un serviteur fit irruption dans la pièce. La police demandait à me voir. Il balbutia quelques mots à propos d'un sarcophage et d'une enquête menée depuis Paris, probablement stupéfait par l'ampleur du scandale à venir, mais je ne l'ai pas laissé finir. J'ai réuni l'essentiel et je me suis enfui, l'esquisse à la main.

          Me voilà désormais en bras de chemise dans une auberge populaire comme un vulgaire roturier, ayant retiré ma veste de costume trop voyante, à calculer les options qu'il me reste. J'ai bien peur qu'il n'y en ait guère. La famille qui m'accueillait a été mise au courant de mon méfait et a du en informer tout le cercle de connaissances autour duquel je gravitais à Naples. Un noble français qui vole les objets d'art des expéditions officielles, cela va faire jaser. Je pourrais regagner la France mais très vite mes parents seront au courant : ils ne me pardonneront jamais le déshonneur d'être lié à un malfaiteur. Je réfléchis. Je pourrais aller jusqu'en Angleterre pour rejoindre Solan Hamilton, mais je crains qu'il ne m'ait pas pardonné la façon dont notre aventure s'est finie. Je pourrais demander à Catarina Belacoros de m'accueillir dans sa villa retirée du monde, où elle ne reçoit que les membres de son cercle mondain très fermé. Mais là encore, elle m'en veut probablement encore d'avoir ri quand elle a parlé de mariage.

          Cher journal, je suis accablé par le désespoir. Mes connaissances les plus proches ne voudront pas m'aider et les autres se feront un plaisir d'alimenter le scandale, si tant est qu'ils ne me jettent pas en pâture à la police. Qui donc acceptera de me tendre une main miséricordieuse, sans accorder d'importance à ma réputation ? Je vis dans une société du paraître, une telle personne n'existe pas.

          Plus tard.

          Je sais. Je feuilletais un journal abandonné, tentant vainement d'oublier ma misérable vie, quand je suis tombé sur une critique de l'Oreste d'Euripide. Locke. Locke l'impertinent se moque de ma réputation, et même s'il voulait la salir il n'en aurait pas le pouvoir, n'ayant ni les quartiers de noblesse ni la célébrité. Reste à savoir s'il acceptera de m'aider.
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            Re: Of ashes and love [solo]


            13 mai 1869

            Cher journal,

            Quand Locke a ouvert la porte de la chambre de bonne à l'adresse qu'on m'a donné, j'ai cru voir du soulagement dans son regard. J'ai dû me tromper. Pourtant, ce mélange de surprise et de plaisir que j'ai pensé déceler dans son regard si expressif m'a marqué, j'y repense encore ce soir alors que j'écris ces lignes. Peut-être est-ce l'espoir qu'il soit heureux de me revoir, que j'ai encore une chance avec lui. Mais non, il ne m'a pas donné d'indice de son intérêt pour ma personne depuis qu'il a refusé mes avances il y a quelques jours de cela. Enfin, là n'est pas la question. L'essentiel à retenir n'est pas de savoir pour quelle raison mon attirance n'est pas réciproque mais bien d'être reconnaissant pour la bonté du comédien.

            - Locke, il faut que tu m'aides. Tu ne me dois rien, j'en suis conscient, c'est pourquoi j'en appelle à ta bienveillance désintéressée.

            C'est avec cette phrase maintes fois répétée durant le trajet que j'ai fait à pied jusqu'à chez lui que j'interpelle le jeune homme. Est-ce mon air désespéré, si inhabituel sur ma figure toujours composée et sereine, qui le décide à m'aider ?

            - Rentre et raconte-moi ce qui t'arrive.

            Toujours est-il que je le suis dans la petite pièce mansardée qu'il occupe. Il y a un lit, une table et une chaise, une bassine d'eau sous un robinet. Il me fait signe de m'asseoir et j'essaie de m'installer avec le peu de dignité qu'il me reste. Je ne veux pas avoir l'air trop misérable, j'ai tout perdu mais je suis tout de même un gentleman.

            - Je suis navré de te l'apprendre si tu t'étais formé une image honnête de mon personnage, mais je ne suis pas quelqu'un de recommandable. Je menais jusqu'à présent un petit commerce d'objets d'art anciens en fonction des trouvailles que je faisais lors de mes voyages. Il se trouve que je ne me fournissais pas toujours légalement et qu'il m'est arrivé de profiter du marché noir quand cela arrangeait mes affaires. Bien évidemment, personne dans mon cercle de connaissances mondaines n'était au courant. Jusqu'à aujourd'hui. Je suis recherché pour avoir soudoyé un transporteur afin de dérober un sarcophage égyptien destiné au musée du Louvre. Ma réputation est finie, je ne peux pas rentrer en France dans ma famille maintenant que je les ai déshonorés et je suis en mauvais termes avec mes quelques amis. Tu es, je le crains, mon dernier espoir.

            - Qu'est-ce que je peux faire ?

            Son ton est direct, sans appel. Sa décision de m'aider est prise, aux dépens du bon sens et de la morale, et je sens à la détermination dans son regard que rien ne pourra le faire changer d'avis. Je ne devrais pas me sentir mal à l'idée de l'utiliser, ce n'est pas dans mes habitudes. Mon intérêt personnel passe avant tout le reste, ça a toujours été le cas. Pourtant, tandis que je cherche à comprendre les raisons derrière son choix dans le regard impétueux de Locke, j'ai des doutes. Je ne veux pas l'attirer dans ma chute. Pas lui. Pas mon souvenir d'Italie. Je me lève en disant :

            - Je n'aurais pas du, je te prie de m'excuser...

            Mais alors que je me dirige vers la porte, je sens une main me prendre le bras, doucement mais avec fermeté. Son geste me ramène à Pompéi l'espace d'un court instant. Je me retourne.

            - Reste. J'ai dit que je t'aiderai et je le ferai. Héberge un criminel en cavale ne me dérange pas. Au contraire, c'est plutôt romanesque. Alors, de quoi as-tu besoin ?

            Son assurance me réconforte quelque part. Ainsi donc, je ne suis pas seul dans ma misérable aventure, j'ai une épaule sur laquelle me reposer. Rassénéré, et inquiet de paraître pour un faible esprit plaintif alors que je peux avoir tant de prestance, je me redresse et je lui réponds calmement.

            - Il me faudrait un endroit où rester caché jusqu'à ce que cette histoire soit oubliée, ou du moins jusqu'à ce que je trouve une solution.

            Il se mord la lèvre. Mais je ne m'inquiète pas. Je lui fais confiance. C'est probablement idiot. Mais je le fais quand même.

            - Je ne peux te proposer que mon logis pour le moment, ce n'est pas bien grand mais je t'assure que personne n'ira jamais te chercher ici.

            Je passe en revue la pièce sobrement meublée. C'est très loin du confort auquel je suis habitué mais je ne vais pas faire la fine bouche.

            - Merci Locke. Je te le revaudrai un jour.

            Assis à sa table, je prends désormais le temps d'écrire. Locke m'a monté un repas simple mais consistant pour ce soir. Il est derrière moi, il se change pour la nuit. Grâce à la lueur de la lampe, son ombre danse sur le mur devant moi. Quelques pages plus tôt, j'écrivais qu'il me troublait. C'est toujours le cas. Je ne m'explique pas sa gentillesse. Il ne me paraît pas être quelqu'un de naïf, au contraire, il semble doté d'un bon sens à toute épreuve. Et en même temps, il est assez téméraire pour héberger un malfaiteur. Sa beauté m'a d'abord attiré mais ce qui retient aujourd'hui mon attention c'est le mystère de son caractère. Il me fascine. Peut-être pour oublier que ma situation est désespérée et que je n'ai pas encore trouvé de solution, je préfère concentrer mes pensées sur le profil de son visage dessiné par l'ombre vacillante sur le mur. Qui es-tu, Locke ?
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              Re: Of ashes and love [solo]

              14 mai 1869

              Cher journal,

              Je m'ennuie. L'inaction n'est pas dans ma nature. Je dois pourtant rester caché chez Locke, un jeune homme blond comme moi est bien trop repérable parmi les habitants aux cheveux noirs et à la peau chauffée par le soleil de l'Italie. La police doit être sur mes traces et je ne vais pas tenter le diable.

              Mais il y a si peu à faire chez Locke. Pas d'instrument de musique, pas de livre, pas de charmants jeunes gens avec qui converser. Il n'est pas là pour me tenir compagnie, il est en répétition au théâtre. Je ne devrais pas me plaindre, il m'a apporté de quoi manger pour aujourd'hui. Mais le fait est que je m'ennuie.

              Plus tard

              J'ai eu raison pas de passer en revue les maigres possessions de mon ami comédien. Il possède dans une caisse sous son lit des textes de théâtre. Il semble avoir un faible pour les tragédies et les auteurs antiques. Peut-être est-ce pour cela qu'il sait lire le latin. D'où lui vient cette éducation classique ? Il n'est qu'un simple roturier. Chaque fois que je découvre une nouvelle chose sur lui, le mystère s'épaissit. Et au lieu de diminuer, mon attirance pour lui s'épanouit.

              Cette nuit, nous avons dormi ensemble. C'est la première fois que je dors avec un homme sans avoir couché avec lui. Il était si proche, ma main était tout près de sa bouche, je sentais son souffle. C'était à la fois si réconfortant, pour moi qui me sens désespérément seul, de dormir avec quelqu'un, et si frustrant, de ne pas pouvoir me lover contre lui pour me laisser bercer par le lent battement de son cœur. Au lieu de dormir, je suis resté là, dans le noir, confronté à mon problème de toujours. La solitude. Et je faisais des hypothèses. Et si c'était là la solution, avoir un ami qui ne serait pas une histoire sans lendemain, avec qui dormir paisiblement ? Non, je veux plus, je veux la tendresse, je veux la douceur, je veux la chaleur. Et si Locke ressentait la même attirance ? L'espoir m'envahit. Mais très vite la réalité me rattrapa. Il n'a pas répondu à mes avances le jour où nous nous sommes rencontré, il n'a pas réagi à la phrase pleine d'opportunités et de promesses que je lui ai lancée au milieu des dépouilles millénaires. Et s'il avait vraiment voulu vraiment se rapprocher de moi, j'étais littéralement dans son lit. Il n'aurait eu qu'à tendre le bras pour caresser mon visage et j'aurais pu sentir son souffle contre mes lèvres et...

              Je me rends ridicule. Je suis vraiment une pauvre âme esseulée. Je suis un malfaiteur mais je ne suis pas sans honneur, Locke ne veut pas de moi et je respecterai son choix, je ne lui ferai pas l'affront de tenter ma chance alors que le vent a déjà tourné pour moi. Je vais passer la journée à feuilleter ses pièces de théâtre, peut-être que l'une d'elle me plaira assez pour me faire oublier qu'en plus d'avoir perdu ma réputation et ma situation dans le monde, je n'ai toujours pas trouvé de remède au mal qui me ronge.
              Anonymous
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              InvitéInvité

                Re: Of ashes and love [solo]


                15 mai 1869

                Cher journal,

                Est-ce mon nouveau rituel ? Mon dernier repère à perdurer alors que j'ai tout perdu ? Me voilà de nouveau en train d'écrire le soir, pendant que Locke fait un brin de toilette avant d'aller se coucher. Mais c'est que j'ai besoin de coucher mes pensées sur le papier, ne serait-ce que pour les clarifier et mettre un peu d'ordre dans mon esprit.

                Locke n'avait pas de répétition aujourd'hui, il est resté avec moi. Sa gentillesse sans borne me met presque mal à l'aise, je m'efforce d'être un hôte modèle pour lui rendre la pareille dans la mesure du possible. Nous avons parlé de la journée à Pompéi. Il est tout simplement ébloui par les vestiges que nous avons découvert là-bas. Son enthousiasme fait plaisir à voir et réveille en moi la curiosité sans fin que j'ai pour les arts. Cependant, pas un mot sur les jeunes filles de cendre et d'amour, aucune référence à la dernière étreinte avant la fin du monde. J'y vois la confirmation que le comédien ne veut décidément pas de moi.

                Pourtant... Pourtant il y a toujours cette tension entre nous. C'est très étrange, lorsque nous sommes tous les deux j'ai l'impression de discuter librement avec un vieil ami tant les mots nous viennent facilement. Mais il reste une sorte de résistance, un point de friction entre nos deux âmes quand elles se rapprochent un peu trop. Par exemple, nous avons lu ensemble un extrait du Figaro de Beaumarchais. La confrontation entre le noble et son serviteur prenait avec nous des proportions nouvelles, comme si les joutes verbales entre les deux personnages nous servait d'exutoire pour exprimer la tension qui règne entre nous. Son talent m'éblouit toujours autant et c'est avec ferveur que je tente de le suivre avec mes maigres capacités. Cependant, je dois admettre que si je ne suis pas un très bon comédien pour jouer les émotions puissantes, je sais bien poser ma voix. J'ai fait remarquer que je serais peut-être meilleur en lisant un roman. Il a eu un sourire mystérieux de sphinx. Je suis toujours autant partagé entre vouloir percer le mystère de son être et me laisser porter par la facilité avec laquelle les choses se déroulent en sa compagnie.

                Nous avons réfléchi à ma situation autour d'un dîner léger, mais aucune solution n'est venue à nous. J'ai listé toutes mes connaissances mais impossible de savoir laquelle saura me venir en aide. Le caractère factice et superficiel de mes relations ne m'avait jamais dérangé jusqu'à présent. Je découvre aujourd'hui à quel point une amitié sincère peut vous sauver la vie. Dire que c'est avec un presque inconnu que je m'entends aujourd'hui le mieux.

                Cela m'effraie un peu. Mon attirance pour Locke, notre amitié naissante, ma dépendance vis-à-vis de lui... Tout se mélange et la seule chose que je remarque, c'est que cette relation, si agréable soit-elle, me fait courir un danger : celui de m'attacher trop profondément à une personne. Pourtant, depuis l'ébauche de sentiments que j'avais ressenti pour Solan, je m'étais promis de ne pas retomber dans ce piège. Les émotions ne sont pas pour moi, elles ne conviennent pas à ma constitution. Il me faut donc faire attention à ne pas développer de sentiments forts pour lui.

                C'est la nuit qu'il est le plus dur de tenir cette résolution. Quand je sens la chaleur de son corps près du mien, j'oublie tous mes principes et je me perds dans le désir de me serrer contre lui pour réchauffer mon âme froide contre son coeur. Délicieuse torture. Il est temps de souffler la bougie et de le rejoindre dans son lit. Seigneur, que je suis misérable.
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                  Re: Of ashes and love [solo]

                  19 mai 1869

                  Cher journal,

                  Une nouvelle routine s'est constituée pour moi, celle de ma vie de fugitif condamné à se cacher. Les jours où Locke a des répétitions et les soirs où il est en représentation, je lis. Il m'a fait la douce surprise de me trouver des romans et des journaux. Je ne pensais pas que mon italien serait assez bon pour comprendre la littérature de ce pays mais je progresse en fait assez rapidement à force de lire à longueur de journée. Locke me l'a fait remarqué, quand nous conversons en italien ma langue a gagné en richesse et en nuance.

                  Quand il est là, nous cohabitons paisiblement, tantôt écrivant chacun de notre côté, tantôt discutant à bâtons rompus de toutes sortes de choses. Il est avide de connaître le théâtre parisien et je m'efforce pour lui de me souvenir le mieux possible des spectacles auxquels j'ai assisté. Nous comparons les arts de nos pays respectifs, les coutumes et les traditions. Il semble connaître Naples mieux que sa poche et je désire ardemment être encore libre de mes mouvements pour pouvoir l'accompagner dans ses sorties.

                  Nous parlons aussi de comment je pourrais retrouver ma liberté sans être pris par la police, mais nous n'avons pas encore trouvé de solution. L'idée de l'exil dans un autre pays plane au-dessus de nos têtes mais aucun de nous deux n'ose de la soumettre, de peur de lui donner trop de réalité. Je suis surpris de constater à quel point Locke s'implique pour ma destinée, il réfléchit sincèrement à ma situation, fait tout ce qu'il peut pour rendre mon séjour forcé dans sa chambre moins pénible. Il créé je ne sais comment des moments de grâce, comme lorsqu'il est sur scène, qui illuminent le quotidien et font des instants les plus courants de futurs souvenirs éblouissants.

                  Hier soir en est un exemple criant. Au moment du coucher, il me tire de mon journal avec un sourire narquois, cachant quelque chose dans son dos. Mon humeur est morose, l'inaction me pèse. Je lui accorde une moue un peu agacée et lui demande :

                  - Allons, qu'as-tu encore trouvé ? Ne fais pas tant de mystère, je compte me coucher et je ne vais pas attendre que tu ais fini ton petit jeu pour le faire.

                  Son sourire s'étire, confiant, comme si ma mauvaise humeur ne l'atteignait pas. Il me tend un livre, les yeux brillants, plein d'anticipation.


                  - C'est gentil Locke, mais j'ai déjà assez lu pour aujourd'hui. Je le regarderai demain si tu veux bien.

                  Il insiste :

                  - Lis au moins le titre.

                  Je prends mon monocle avec un soupire et déchiffre paresseusement la couverture.

                  - Le comte de Monte Christo.

                  Un sourire m'échappe. Il paraît que les romans d'Alexandre Dumas sont très divertissants. Locke a bien choisi. Mais celui-ci ne s'arrête pas là et continue :

                  - Tu ne remarques rien ?

                  Mon esprit doit être bien ralenti par toute cette immobilité, je ne vois pas de quoi il parle. Puis je remarque l'éditeur. Il m'est familier, j'en ai déjà de cette collection chez moi. Mais... C'est une édition française !

                  - Locke ! Où as-tu trouvé un roman en français à Naples ?

                  Il se contente de rire franchement de plaisir.

                  - D'accord, garde tes secrets. Tu crois qu'il reste assez de bougie pour que je commence à le lire ce soir ?

                  Il se fait soudainement plus timide, la tête baissée, enroulant une boucle de cheveux autour de son doigt, machinalement. Il finit par lâcher :

                  - Oui, mais je me disais que tu pourrais peut-être me faire la lecture... Tu es un très bon narrateur et je comprends mieux le français à l'oral que lorsque je dois le déchiffrer dans un livre. Si tu es d'accord bien sûr !

                  Je hoche la tête. Oui, Locke a le don de mettre un peu de magie et de charme dans les choses les plus communes. J'installe la bougie près du lit, nous nous asseyons côte à côte, et je commence à lire à voix haute.

                  - Le 24 février 1815, la vigie de Notre-Dame-de-la-Garde signala le trois-mâts le Pharaon, venant de Smyrne, Trieste et Naples.

                  Je m'applique à poser ma voix comme je sais le faire, veillant à ne pas lire trop vite. Nous sommes à Marseille, nous suivons une charmante histoire d'amour, mais cela ne va pas durer, le destin est contre les amoureux et il leur faudra affronter bien des obstacles avant de se retrouver. Locke à côté de moi étire ses membres, change de position, et bientôt il est roulé en boule sur son côté du lit. Ce signe de confort et d'aisance me trouble, jamais personne ne s'était comporté avec autant de naturel à mes côtés. Et en lisant, je réalise que cette chose que je ne connais pas et qui m'étonne, c'est l'intimité. Locke me fait assez confiance pour s'installer comme un enfant écoutant une histoire avant de dormir. Je n'ose pas m'arrêter de lire, de peur de briser quelque chose, je ne sais pas quoi. Bientôt, la respiration de Locke change. Il dort. Je pose le livre par terre et souffle la bougie. Dans l'obscurité, je sais précisément où il se trouve, je connais la forme de son corps et sa chaleur. Je tends la main.

                  Cher journal, je ne sais pas ce qui m'a pris. Je lui ai caressé les cheveux. Ils étaient si doux, sa tête si chaude sous ma main. Ce matin, il est parti au théâtre comme d'habitude, rien n'indiquait qu'il aurait pu avoir remarqué mon geste d'hier soir.

                  Depuis que je l'ai rencontré, Locke me trouble, chaque jour d'une façon différente. Il faut que je mette de l'ordre dans tout ça. Et que je sorte de cette pièce. Peut-être est-ce l'enfermement qui joue des tours à mon esprit ?
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                    Re: Of ashes and love [solo]


                    23 mai 1869

                    Cher journal,

                    Je n'ai pas tenu. Je suis sorti.

                    Ce matin, quand je me lève, Locke est déjà parti. Je mange machinalement le morceau de pain qu'il a laissé à mon intention. Je m'habille, fais un brin de toilette, m'étire. Je parcours une énième fois les livres et revues que Locke m'a apportés. Ils ne font qu'augmenter ma frustration. Le journal de la ville annonce un bal populaire dans un quartier proche d'ici. Comme ça doit être pittoresque ! C'est exactement le genre de coutumes traditionnelles que je voulais voir pendant mon voyage en Italie. Mais je suis confiné ici, dans cette petite chambre de rien du tout et dont la fenêtre ne laisse voir que le ciel bleu. Ô combien l'air frais me manque ! Je tourne en rond, essaie vainement de lire une pièce de théâtre, réarrange les draps du lit... Rien n'y fait. J'étouffe. Je refais l'inventaire de mes possessions, mon monocle, mon carnet, ma bourse, l'esquisse... Mais non, l'esquisse n'est plus là. Mon portrait à la sanguine a disparu. Ça y est, je deviens fou !

                    Pris d'une impulsion, je pousse la porte rageusement et je descends en trombe les escaliers. Je n'avais pas mobilisé ainsi mon corps depuis dix jours et je suis essouflé en arrivant en bas. J'essaie de ralentir ma respiration et de rester calme malgré l'effervescence que je ressens. Une porte s'ouvre et une petite figure brune aux formes menues entre dans la cage d'escalier. Elle me regarde curieusement, sans honte, un lourd panier de linge dans les bras.

                    - Je ne vous connais pas, vous n'avez pas l'air d'ici. Vous venez pour louer une des chambres ? Vous devez être perdu, je peux vous mener au propriétaire, je fais partie de sa maisonnée.

                    Je ne peux que la fixer, hésitant sur la marche à suivre.

                    C'est le moment que choisis Locke pour rentrer à son tour, les bras chargés de paquets aux effluves savoureuses, probablement le repas du midi. Il m'adresse un regard vaguement mécontent, plus inquiet qu'autre chose en fait. Je lui réponds par un haussement d'épaules dédaigneux. La petite servante suit notre échange attentivement puis s'écrie :

                    - Vous auriez dû me dire que vous étiez un ami de monsieur Locke ! Enchantée !

                    Locke me donne un coup de coude et me désigne l'escalier du menton. J'en monte les marches à contrecœur en faisant un signe de la main à la servante, qui me sourit avant d'échanger quelques politesses avec Locke et de repartir vaquer à ses occupations. Quand il referme la porte de la chambre derrière nous, il n'attend pas d'avoir posé ses paquets pour m'assaillir de reproches.

                    - Basil ! À quoi tu pensais ? Heureusement que tu es tombé sur la petite Maria, elle est trop vertueuse pour penser à mal. Qu'est-ce que tu aurais fait une fois dans la rue ? Je n'ai pas besoin de te rappeler que tu ressembles beaucoup trop à un étranger pour passer inaperçu.

                    Moue agacée sur les lèvres, je croise les bras pour l'écouter. Il m'énerve. Il a raison et ça m'énerve. Je finis par décroiser les bras pour les lever en l'air et m'écrier :

                    - D'accord ! D'accord ! Je ne sais pas ce que je faisais. Mais ce n'est pas ma faute, je vais devenir fou si je ne sors pas de cette pièce !

                    Je trépigne, je n'arrive plus à tenir en place. En face de moi, Locke est soudainement bien plus calme. Il se mord les lèvres. On ne passe pas dix jours enfermés dans une chambre avec un homme sans commencer à connaître son caractère aussi bien que le sien. Je me plante face à lui et tends un doigt accusateur.

                    - Toi, tu as une idée et tu n'oses pas me la dire. Parle, je vais devenir enragé si, en plus de devoir vivre caché, mon seul compagnon d'infortune refuse de me parler librement.

                    Il soupire.

                    - Très bien, mais ça ne va pas te plaire.

                    Je lève un sourcil qui se veut autoritaire.

                    - Ça, c'est à moi d'en juger.

                    - Bon, à priori la police recherche un homme français blond. On pourrait te déguiser mais ça ne cacherait pas ton accent français. Je n'ai rien contre ton accent, au contraire même. Mais ça te rend trop reconnaissable. Par contre, ce que la police ne cherche pas, c'est une femme française. Et des costumes féminins taillés pour un homme, il y en a pleins au théâtre.

                    Je le fixe. Puis je bascule la tête en arrière pour lâcher un soupir fatigué. Je suis indigné. Jamais je ne me travestirais, j'ai trop d'honneur pour ça. Face à mon air dépité, Locke abandonne et dit :

                    - Okay, okay, je n'en parlerai plus. Mais c'était ma seule idée qui tenait la route jusqu'à présent.

                    J'ouvre les paquets qui contiennent un pâté en croûte et je dresse la table pour nous deux, déterminé à faire comme si rien ne s'était passé. Nous passons un bon repas à discuter de tout et de rien.

                    Seulement, cher journal, je n'ai pas réussi à faire comme si de rien ne s'était passé. J'y ai pensé toute la journée. J'ai refait mes calculs, examiné toutes les autres pistes que nous avions imaginées, soupesé le pour et le contre. Pendant que je faisais semblant de lire, je n'ai pensé qu'à ça.

                    Vient le soir. Locke me tend le Comte de Monte-Cristo pour que je fasse la lecture – un des nouveaux rituels qui rythment cette vie à l'écart du monde. Je l'ouvre, mais au lieu de lire je dis à voix basse :

                    - Et si je me pliais à ton plan, comment ça se passerait ?

                    Il penche la tête, incertain, puis il comprend ce à quoi je fais allusion. Son visage s'illumine et avec un sourire rassurant et enthousiaste, il commence à parler des déguisements, de son amie la costumière qui pourrait lui prêter une robe et une perruque. Je suis embarrassé. Seigneur, dans quoi suis-je en train de me lancer ? Mais Locke continue de parler, et il commence à évoquer les lieux emblématiques de la ville qu'il veut me montrer. Je relève la tête. Je ne peux m'empêcher de lui poser des questions. Bientôt nous avons complètement oublié le roman pour imaginer ensemble nos balades idéales.

                    Cher journal, j'ai hâte. J'ai hâte de sortir enfin de cette pièce, de respirer l'air frais du dehors, d'enfin découvrir Naples. J'ai déjà visité la ville quand je cherchais des contacts dans les sociétés savantes et expéditions archéologiques. Mais je sens que la voir à travers les yeux de Locke sera complètement différent. Oui, Locke m'entraîne dans son monde, et je me laisse faire avec délice. Quelque part dans mon esprit, ma volonté d'indépendance s'indigne et ma peur de l'attachement s'alarment. Mais je suis trop enthousiasmé ce soir pour y prêter attention.
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                      Re: Of ashes and love [solo]


                      24 mai 1869

                      Cher journal,

                      Aux côtés de Locke, je redécouvre Naples, comme si la ville s'ouvrait à moi désormais que je suis humilié, travesti et fardé. J'accepte le déguisement avilissant car les merveilles que me montre le comédien en valent la peine. Avec lui, les couleurs chaudes des murs ondulent sous les rayons du soleil rougeoyant de la fin d'après-midi. Les paniers qui montent et descendent, garnis de denrées, les fils lancés d'un immeuble à un autre qui dansent avec le vent, les vivas d'une foule agglutinée autour d'un combat de coqs... Toutes ces choses anodines que je ne regardais pas, Locke me les montre avec candeur et enthousiasme, comme si lui aussi les voyait pour la première fois. Naples n'est plus une vague impression, à peine ressentie depuis les appartements bien mis de la famille m'accueillant, c'est une expérience que je prends de plein fouet, assailli que je suis par les couleurs des ex-votos à la Vierge, les odeurs de cuisine au basilique, le bruit de la mer toute proche.

                      Cette première sortie était courte mais si riche. J'ai convenu avec Locke que nous sortirions ensemble deux fois par semaine. Je prétends être sa fiancée française qui ne comprend pas l'italien. Les petites gens que nous croisons ne sont pas assez éduqués pour remarquer que si le costume que je porte est bien à la mode française, c'est celle d'il y a trente ans. Il est remarquablement taillé, coupé pour aller à un homme mais donner l'illusion de la silhouette d'une femme. Que ce genre de vêtement existe ne m'étonne pas, tous les penchants sont dans la nature et je suis bien mal placé pour juger ceux des autres (je le fais quand même). Ce qui m'interroge, c'est que Locke en connaisse l'existence. Il prétend que c'est un artifice courant au théâtre. Peut-être. Mais peut-être aussi que Locke connaît des personnes peu recommandables aux pratiques scandaleuses. J'affectionne cette idée romanesque.

                      Je connais toutes les expressions de son visage, je sais son sourire rêveur lorsque je lui fais la lecture le soir, sa moue quand il se mord la lèvre par embarras, sa façon d'entourer une boucle de cheveux autour de son doigt pour se donner une contenance. Mais je ne connais encore que très peu de choses de sa vie. Et l'idée qu'il puisse transgresser l'ordre établi et les convenances pour s'aventurer dans des mondes souterrains me ravit.

                      Mais je commence malgré tout à cerner les contours de sa vie, de ses rêves et de ses espoirs. Il m'a présenté le théâtre San Carlo, le plus ancien d'Italie, le plus beau aussi. J'ai vu dans ses yeux brillants les six balcons, le rideau pourpre, les fauteuils pleins à craquer. On y joue surtout des opéras, mais parfois des pièces de théâtre. Pas des vaudevilles ou des comédies contemporaines, non. Du grand théâtre. Celui d'Eschyle, d'Euripide. Il ne m'a rien dit de plus. Mais j'ai su, et j'en suis intimement convaincu, que son désir le plus secret est d'y jouer un jour. Je n'ai rien dit, par peur que ma voix masculine ne me trahisse dans ce lieu très fréquenté. À la place, j'ai tendu une main gantée pour serrer la sienne, brièvement, mais avec assurance. Le geste est passé inaperçu.

                      Ce n'est que mon premier jour de travestissement mais déjà des interrogations profondes se pressent dans ma tête. Ai-je ressenti de la joie en pouvant utiliser mon déguisement pour serrer la main de Locke sans choquer personne ? Est-ce que j'apprécie plus aujourd'hui la ville de Naples uniquement à cause de la personne qui me guide ? Je les ignore. Je déteste me pencher sur les tréfonds de mon âme. La superficialité me suffit déjà.
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