Alexis sembla amusée à la vue du poisson. Et Erwin le fut un peu plus lorsqu'il l'entendit appeler la bestiole Godzilla. Il fallait bien admettre que, de tous les poissons du refuge, Bubulle faisait partie des plus petits. Mais il était incroyablement mignon, avec ses grands yeux et sa petite tache en forme de sourcil sur le front.

"Et tu comptes le mettre où, ton poisson ? Y a pas vraiment de place dans les baraquements pour un animal de compagnie…"

Erwin ne se faisait pas trop de souci à se sujet. Il y avait une petite commode près de son lit, aussi bien dans le baraquement romain que dans le bungalow grec. Et, par chance, il n'y avait toujours personne pour occuper le lit en-dessous du sien, donc aucun risque que le bocal soit renversé par quelqu'un sur le lit du bas.

"Il sera bien, près du lit. C'est pas comme si il prenait beaucoup de place."

Après avoir récupéré le petit aquarium et une boîte de nourriture gentiment offerte par Damien en tant que "cadeau d'adoption", les deux demi-dieux sortirent du refuge pour retourner à leur baraquement. En essayant de ne pas se perdre.

« Il sera bien, près du lit. C'est pas comme si il prenait beaucoup de place. »

Erwin avait réponse à tout, évidemment. Alexis aurait pu soulever encore un demi-million de problèmes comme le fait qu’un oreiller tombant pouvait renverser le bocal ou qu’un pensionnaire un peu trop maladroit pourrait bousculer le bocal. Elle voyait même sans peine une bataille acharnée entre deux grecs débordant de testostérone qui renversait Godzilla sans même s’en rendre compte, laissant le pauvre poisson agoniser dans sa solitude.

Malgré tout ça, Alexis se contenta de lever les yeux au ciel. Elle était la négativité là où Erwin rayonnait de positivité. Son sourire irradiait de bonheur et Alexis se serait sentie beaucoup trop monstrueuse si elle avait partagé à voix haute toutes les idées qui lui étaient venues à l’esprit. Rien que d’imaginer la mine déconfite d’Erwin suffisait à calmer ses ardeurs. Elle n’était pas là pour lui ruiner le moral – en tout cas, pas consciemment – alors le silence était préférable.

Alors qu’Erwin récupérait tout ce qu’il pouvait pour Godzilla (bocal, nourriture, responsabilités), Alexis se jura secrètement de surveiller qu’il n’arrive jamais rien à ce petit poisson. Enfin, du mieux qu’elle pouvait. Quand elle était là. Pas souvent, finalement. Mais quand même. L’intention était là. Elle ne partagea pas ses pensées avec Erwin, évidemment. Il ne manquerait plus qu’il pense qu’Alexis s’était attachée à Godzilla. Non, Alexis était attachée à Erwin et son bonheur, et si ce résidu de sushi faisait partie de l’équation, alors Alexis y ferait attention.

En quittant le refuge, Alexis se sentit presque agressée par la luminosité ambiante. Le soleil était maintenant si haut qu’il l’éblouissait complètement. Elle avança à l’aveugle, accrochée vaguement au t-shirt d’Erwin qui slalomait entre différentes personnes. Combien de temps étaient-ils restés à l’intérieur du refuge ? Est-ce que la Nouvelle-Rome avait subi une vague d’immigration entre-temps ? D’où sortaient tous ces gens ? Alexis avait l’impression d’étouffer.

Une éternité plus tard, Erwin et Alexis étaient à l’ombre, dans une ruelle déserte. L’avenue principale dégorgeait toujours d’autant de personnes et Alexis se remettait lentement de ses émotions. Erwin, quant à lui, était accroupi face à son poisson. Quelque chose disait à Alexis qu’il tentait de communiquer avec lui mais rien n’était sûr. Finalement, adossée au mur, Alexis décida de rappeler à Erwin sa présence en se raclant la gorge.

« Tu veux que je vous laisse un petit peu d’intimité à toi et King Kong ou ça va ? »

La voix d’Alexis trahissait son amusement mais également son malaise vis-à-vis de la foule qu’elle percevait par-dessus l’épaule d’Erwin. Il y avait définitivement trop de monde à cette heure-là chez les romains. Comment allaient-ils rentrer ?

Erwin était bien content que l'aquarium soit si petit - à l'image du poisson. Il était facile à transporter, et ce n'était pas son petit sac avec le nécessaire pour Bubulle qui prenait davantage de place. Il marchait dans la rue avec Alexis mais ne faisait pas particulièrement attention à ce qui l'entourait. Bubulle le fixait de ses grands yeux et ça l'intriguait autant que ça l'amusait. Lorsqu'ils firent une petite pause dans un endroit un poil plus calme, le fils de Poseidon admira son poisson en cherchant à savoir ce qui pouvait se tramer dans une si petite tête de si petite bête.

"Tu veux que je vous laisse un petit peu d'intimité à toi et King Kong ou ça va ?"

Erwin se redressa et sourit à Alexis.

"Non, ça va. On a eu le temps de se dire tous nos mots doux, on peut y aller."

Serrant contre lui le bocal de Bubulle tout en tenant le petit sac du même bras, le demi-dieu glissa ses doigts libres dans ceux d'Alexis. Elle n'aimait pas la foule, il le savait. Autant essayer de rentrer le plus vite possible au baraquement. En empruntant tous les chemins les moins fréquentés, ce serait un plus.

Un sourire aux lèvres, Erwin s’empressa de répondre qu’il avait terminé son échange langoureux avec son petit poisson. Alexis aurait bien été tentée d’en rajouter une couche mais Erwin retournait déjà parmi la foule. Ce fut donc avec une moue boudeuse sur les lèvres que la fille d’Arès le suivit, à la fois rassurée par sa présence et agacée par son retour si brutal à la civilisation. N’auraient-ils pas pu rester quelques minutes (ou heures) de plus dans la ruelle ?

Petit à petit, les rues se firent un peu moins bondés. Alexis aurait pu en être soulagée si elle savait où elle se trouvait. Est-ce qu’ils allaient un jour sortir de cette ville ? À quel moment s’étaient-ils à ce point enfoncé dans la Nouvelle-Rome ? Alexis ne reconnait aucun bâtiment. C’est tout juste si elle n’avait pas l’impression d’avoir changé de rue. Erwin, quant à lui, continuait de gambader joyeusement comme si tout ceci l’indifférait complètement.

Alexis décida de copier un peu son attitude. Peut-être qu’en faisant semblant que tout allait bien, elle allait commencer à en ressentir les effets ? Au bout de quelques secondes, néanmoins, Alexis ressentit sous sauf de l’apaisement. Au loin, elle reconnut la silhouette élancée d’une jeune fille blonde dont l’énergie était électrisante. Ni une, ni deux, Alexis attrapa la main d’Erwin et s’enfonça dans la première boutique qui passait sur son chemin. Hors de question qu’elle se tape un nouveau questionnaire par Brooklyn, la fille de Jupiter beaucoup trop curieuse.

« Bienvenue à Hair’Ra ! Vous aviez rendez-vous ? »

Evidemment qu'il ne savait pas où ils étaient. Les indications magiques de Damien ne donnaient pas le chemin qui conduisait du refuge aux casernes. Dommage. Erwin aurait bien demandé à Alexis si elle savait par où aller mais, à voir son visage contracté, elle ne devait franchement pas être à l'aise. Le fils de Poseidon opta donc pour la solution facilité, celle qui consistait à faire comme si une promenade dans la Nouvelle Rome n'était qu'un bon moment de plus à passer. Il ne dut pas trop se forcer. Ç'aurait été le cas s'il n'avait pas dû transporter Bubulle dans son aquarium tout neuf ainsi que son sac.

Soudain, Alexis le tira d'un coup sec dans un bâtiment. Erwin retint le bocal de justesse et se tourna vers la fille d'Arès pour l'interroger sur la raison de cette violence, mais il n'en eut pas le temps.

"Bienvenue à Hair'Ra ! Vous aviez rendez-vous ?"

Un très bref coup d'oeil permit à Erwin de se rendre compte qu'ils étaient vraisemblablement tombés dans un salon de coiffure. Est-ce qu'Alexis avait une envie irrépressible de se faire couper les cheveux ? Est-ce que cela valait un spasme incontrôlé au milieu de la rue ? Le fils de Poseidon regarda Alexis qui ne semblait pas savoir quoi dire.

"Heu je crois que... non ?"

Ou alors Alexis savait parfaitement où elle était dans la rue et avait pris un rendez-vous chez le coiffeur et s'était empressée de s'y rendre pour ne pas être en retard et n'avait pas prévenu Erwin qu'elle lui déboîterait presque le bras au passage. Ça paraissait assez peu probable.

"On fait aussi des coupes simples sans rendez-vous si vous voulez attendre quinze minutes."

Un coiffeur. Voilà où Alexis venait de traîner Erwin pour éviter une rencontre fortuite avec la fille de Jupiter. Maintenant qu’elle se rendait compte de la situation ridicule dans laquelle elle venait de se mettre, Alexis avait envie de rire. Et de se taper la tête contre un mur aussi. Pourquoi pas les deux en même temps ?

Euh je crois que… non ? Erwin semblait encore plus paumé qu’Alexis ne l’avait été dans la rue plus tôt aujourd’hui à la recherche de son café. On fait aussi les coupes simples sans rendez-vous si vous voulez attendre quinze minutes. Alexis plissa des yeux. Le coiffeur s’approcha de nouveau d’Alexis, un regard presque flippant. Il lui saisit une mèche de cheveux et lui fit un grand sourire :

« On pourrait tenter un carré si vous voulez ! S’ilvousplaitditesoui,jem’ennuie. »

Alexis ouvrit la bouche puis la referma. Elle croisa le regard d’Erwin puis glissa son regard sur l’extérieur où elle croisa furtivement le regard de Brooklyn – ou d’une autre personne blonde. Sans attendre une seconde de plus, Alexis fit un pas en avant vers le coiffeur :

« Un carré. Et j’attends pas quinze minutes. »

Le coiffeur semblait ravi. Il attira Alexis par le bras et la fit s’assoir près d’un bac avant de proposer un thé à Erwin qui était assis à l’écart, sur des chaises confortables, avec plusieurs magasines de coupe. Qu’est-ce qu’elle venait de faire au juste ?

Erwin entendit les mots sortir de la bouche d'Alexis sans les comprendre dans l'immédiat. Ni une ni deux, il se retrouva sur une chaise un peu à l'écart, Bubulle sur une table devant lui, et une jeune fille visiblement employée ici qui lui proposait de boire quelque chose. Est-ce qu'Alexis venait vraiment de décréter qu'on lui couperait les cheveux sur un coup de tête ?

La fille d'Arès ne pouvait pas tourner la tête, le coiffeur s'affairant sur sa coupe, mais Erwin pouvait croiser son regard dans le miroir en face d'elle. Un regard tout aussi perdu que le sien. Quel bon plan.

La surprise s'estompa tandis que les mèches d'Alexis tombaient par terre. Au fur et à mesure, le fils de Poseidon se prit à sourire en se rejouant la scène. Si cette décision n'était pas réfléchie du tout, elle aurait au moins du bon lors de certains entraînements. Le coiffeur termina assez rapidement son ouvrage et déclara qu'il allait chercher de quoi balayer le sol avant d'aider Alexis à enlever sa blouse. Erwin se leva et s'approcha de la fille d'Arès, détaillant dans le miroir sa nouvelle tête.

"Tu as subitement eu peur que quelqu'un se rattrape encore à tes cheveux, tel le combattant prodigieux qu'il est ?"

Un sourire en coin vint tenir compagnie au regard toujours aussi sceptique d'Alexis.

Alexis ne savait pas si elle était plus dépitée par cette tactique de fuite qui lui faisait maintenant perdre bien dix centimètres de cheveux ou par ce coiffeur qui ne cessait de lui parler de sa malheureuse existence. À plusieurs reprises, elle a été tentée de lui dire de se la fermer mais l’idée même de le rendre triste la mettait mal à l’aise. Alors elle se contentait de l’écouter, envoyant de temps en temps des regards implorants à Erwin.

Après une vingtaine de minutes de coup de ciseaux, le travail était terminé. Les cheveux furent balayés. Sa blouse fut retirée. Et Alexis put remarquer qu’il n’y avait finalement rien de dramatique dans sa nouvelle coupe de cheveux. Il lui faudrait néanmoins revoir sa façon de s’attacher les cheveux en entraînement parce qu’ils allaient définitivement la faire plus chier qu’avant…

« Tu as subitement eu peur que quelqu'un se rattrape encore à tes cheveux, tel le combattant prodigieux qu'il est ? »

Alexis n’avait même pas remarqué qu’Erwin s’était glissé à ses côtés et elle ne put s’empêcher de pouffer de rire à sa remarque, plongeant malgré elle dans les souvenirs de leur premier entraînement ensemble. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé que les choses soient aussi simples qu’avant… Alexis chassa cette pensée.

« Évidemment, pour quelle autre raison aurais-je soudainement décidé de me couper les cheveux ? »

Alexis fit un sourire taquin avant de se tourner vers le coiffeur qui attendait la validation finale. Alexis paya – ce qui était un prix respectable pour une coiffure mais bien trop pour une simple fuite afin d’éviter Brooklyn – et les deux sang-mêlé sortirent du salon de coiffure. Les rues étaient un peu moins remplies cette fois. Vu la position du soleil, la plupart devait être en train de manger leur repas du midi. Alexis était au moins aussi rassurée par ce constat que perturbée par cette nouvelle longueur de cheveux qu’elle ne cessait de tripoter.

Erwin regarda Alexis détailler sa nouvelle coupe avant de faire signe au coiffeur qu'il n'avait pas fait de catastrophe. Le fils de Poseidon reprit le bocal de son poisson et le petit sac d'affaire assorti puis les deux demi-dieux sortirent du salon de coiffure. Il y avait beaucoup moins de monde dans la rue à présent et Alexis semblait plus tranquille qu'avant son entrée impromptue chez Hair'Ra. Elle agitait cependant la tête de temps à autre, comme pour s'assurer que ses cheveux étaient toujours là.

Erwin regarda un peu plus en détail cette nouvelle coiffure. Ça changeait, inévitablement. Mais ça lui allait bien. Ça collait plutôt bien au côté guerrier qu'Alexis libérait en combat. Et elle ne risquait effectivement plus qu'une personne maladroite lui arrache des cheveux au passage. La fille d'Arès n'avait pas tellement l'air d'y penser. Elle n'avait pas l'air de penser à quoi que ce soit, elle regardait d'un côté puis de l'autre sans paraître voir quoi que ce soit.

"Tu rêves ?"

Erwin attrapa machinalement une courte mèche de cheveux pour l'enrouler légèrement autour de son doigt.

"Tu te vois déjà passer tes temps libres à te coiffer en parlant à Bubulle, c'est ça ?"

La voix d’Erwin tira Alexis de ses pensées. Elle fronça d’abord les sourcils puis un sourcil malicieux se dessina sur ses lèvres.

« Exactement, je parlerai à Bubulle quand il sera dans la poêle. »

Le regard effaré d’Erwin fit rire Alexis jusqu’aux larmes qui dû bien prendre dix minutes avant de s’en remettre. Enfin, le chemin se fit de nouveau familier pour la fille d’Arès qui guida naturellement Erwin jusqu’à la sortie de la ville et jusqu’au Camp Jupiter. Là, leur chemin se séparèrent. Alexis se dirigea naturellement vers les bains dans l’espoir fou de se familiariser avec cette nouvelle coupe de cheveux sans l’épaisseur de laque dessus pendant qu’Erwin vaquait à ses propres occupations.