Cette année, j’avais prévu de passer mes quelques jours de vacances à la Colonie. Je voulais profiter de Théa, des paysages magnifiques cachés dans la vallée, jouer les touristes au-delà de la barrière magique sur la côte est des États-Unis, changer d’air, me faire de nouveaux amis, me fondre dans les habitudes des pensionnaires, rêver. J’avais besoin de quelque chose de différent, de changer l’eau du bocal dans lequel je me noyais. Et puis, je me voyais franchement mal toute seule dans la grande maison familiale à pleurer plus que la météo catastrophique du pays des farfadets.

Sac en toile sur le dos, appareil photo en bandoulière, short et chaussures de rando, je m’étais noté une petite liste soigneusement pliée dans la poche de ma veste. Je ne restais qu’une semaine, mais j’avais bon espoir de cocher chacune de ces petites cases.
En sortant de la camionnette estampillée Fraises Delphes-Express Livraison d’Argos, pour le remercier de ses services, je fouille dans ma veste afin d’en sortir quelques-unes des drachmes données pour la quête. Ma liste tombe au sol. Sur l’envers, un grossier plan de la région nord de l’Ohio, sur l’endroit, quelques taches de sang et les mots qui nous ont conduits ici.

La moitié des yeux d’Argos s’assurent que ses deux autres passagers n’oublient rien en sortant, l’autre moitié me regarde comme l’enfant d’Apollon qui m’était tombé dessus en franchissant le portail vers la Colonie. Visiblement, la notion de salaire ou de pourboire semble le dépasser. À la différence près que le géant ne pisse pas le sang et que ses yeux ne deviennent pas soudainement verts et difformes. Sans la jeune fille de Nyx à mes côtés, je pense que j’aurais fui en entendant la voix d’outre-tombe sortir de la bouche de ce gamin. En matière de prophétie, les Grecs étaient plutôt… intenses. Découper des peluches faisait presque de nous des bisounours en comparaison.

Pour ma part, je remballe bien vite les drachmes avant de devenir encore plus rouge que la peinture sur la fourgonnette et récupère mon bouclier coincé dans la portière. À ma taille pend le fourreau d’Ultio et ainsi que mon gladius. J’aurai préféré l’approche discrète, ne pas annoncer à l’ennemi notre arrivée en grande pompe. Mais entre la taille du bouclier prêté par Chiron, la dégaine de mannequin exclusif Black Sabbath de Léo et l’ombrelle façon famille Adams de Drew… À quoi bon ?

J’avais profité des huit heures de trajet pour faire un peu connaissance, m’occuper de l’ambiance musicale de l’habitacle, leur demander au moins dix fois leur autorisation pour prendre des photos, laisser parler mon addiction au café et aux toilettes de stations-services, faire la conversation comme une grand-mère par-dessus la clôture de son jardin, défoncer trois paquets de Reeses et me torturer les méninges sur la marche à suivre. J’étais la seule Romaine de l’expédition, mais j’étais également censée en prendre la direction. Or, je me voyais mal leur apprendre la cinquantaine de noms de code de nos formations d’attaque et de défense en quelques heures, mais d’un autre côté, je n’avais clairement pas passé assez de temps parmi les pensionnaires pour apprivoiser leur style désordonné et instinctif. J’avais l’impression de me retrouver face à deux probatio qui auraient tout appris n’importe comment dans la rue avant d’entendre Lupa.

La camionnette crachote en nous laissant sur le parking du Boston Mill Visitor Center. L’espace d’un instant, je pense à Wren. Être à la hauteur, qu’importe le nombre de soldats, qu’importent leurs origines.
Je réajuste les lanières de mon sac, dos à la grande bâtisse blanche et propose avec un grand sourire.

« On a de la chance, il fait encore beau, mais je propose qu’on rentre à l’intérieur le temps de récupérer des informations sur le parc, les grottes près du lac et qu’on se fasse un plan d’action. Le voyage a été particulièrement long donc ça va nous faire du bien de nous dégourdir un peu les jambes. Il est pratiquement 20 heures, ça risque de bientôt fermer alors ne perdons pas de temps. Euh, si ça vous va bien sur... »

Spoiler:

Vous trouvez sans difficulté la grotte concernée car tout le monde en parle autour de vous.

Encore une disparition ? Mais oui, c'est terrible !

Les gens adorent les faits divers donc tout le monde ne parle que de ça.

Tout le temps des adolescents ! Peut-être une secte ? Ou juste des fugues ! Heureusement qu'elle est fermée maintenant. Quelle horreur ! Ils devraient fermer toutes les grottes !

Il y a de la rubalise et quelques agents de police posté autour et à l'intérieur de la grotte. La nuit tombe doucement pendant que les commérages continuent autour de toutes les hypothèses sur les "Disparitions de la Grotte".

« Bah, rentrer pourrait être bien, oui. »
Ouf ! La dentelle de son ombrelle frissonne tandis qu’elle approuve ma proposition. Malgré les interminables heures de route, j’ai l’impression de n’avoir effleuré que la surface chez l’un comme chez l’autre. Pour autant, même si Léo a encore du chemin à faire pour battre son cosplay de vampire, Drew me semble infiniment plus sympathique que lui. Peut-être que ça vient du fait que malgré tous ses efforts, le fils d’Hadès n’arrive pas à faire autre chose qu’une tronche de six pieds de long. Peut-être que ça vient du fait que Drew, au moins, ne me laisse pas complètement seule dans le cringe de mes tentatives de brisage de glace ou dans mes sourires mi-timides, mi-désespérés. Qui sait…
« Tu pourras peut-être prendre un autre café. Je crois qu’on sera plus efficace la nuit, de toute façon. »
Euh… Alors, non non non. Enfin… Déjà, on n'est pas obligé de directement mettre les pieds dans le plat : j’aime juste le goût, je ne suis pas accro, pfff. Quelle idée ! Moi ? Accro ? Ha ha ha... Oh, chiotte… et voilà, qui c’est qui est encore rouge comme une tomate ? « On en profitera pour prendre des cartes postales ! »
Je profite qu’ils s’avancent tous les deux dans la boutique de souvenir pour me frotter le visage en grinçant. La petite voix intérieure croise les jambes en inspectant sa manucure. J’te l’avais dit. Oui, je parlais trop, je brassais du vent, je creusais moi-même le fossé de gêne et j’y plongeais comme une championne olympique puis je regardais les autres d’en bas l’air de dire euh… en fait, je sais pas nager les gars…. On commençait à peine et je me fatiguais déjà.
Enfin bon, ce qui était fait était fait. Je souffle un bon coup et m’engouffre par la porte derrière eux.

Drew a disparu dans les, pourtant peu nombreux, rayons de goodies à l’effigie du parc, des grottes, et des animaux du coin. Léo, quant à lui, s’est planté devant une gondole remplie de cartes routières. J’avise le vendeur, en habits de ranger, talkie-walkie et chapeau de cow-boy inclus, l’air de compter les minutes qui restent avant la fermeture. Après lui avoir baratiné comme quoi j’emmenais mon petit frère et ma petite sœur en roadtrip spécial "horreur et frissons" pour renouer les liens familiaux (oui, c’est nul, je sais, j’ai paniqué et j’ai jamais été douée en impro de toute façon), je réussis à lui soutirer que la police est encore sur place et qu’un petit groupe d’Allemands s’apprêtent justement à s’y rendre. La grotte n’est qu’à moins d’une dizaine de kilomètres au nord dans la forêt. Une navette permet de s’y rendre en faisant le tour en un rien de temps. Ni une ni deux, j’achète trois tickets et fais signe à Léo que je les attends dehors.

À l’extérieur, un groupe de randonneurs en ponchos transparents s’égosille sous l’auvent derrière la bâtisse, à l’opposé du parking. Je m’approche et, prenant mon courage à deux mains, j’entame la discussion.

Comme Léo l’avait prévu, une demi-heure plus tard, nous sommes tous, les Allemands, les Grecs et moi, plantés devant les rubalises qui entourent la grotte.
Le Mr Freeze encore intacte entre mes doigts, j’observe les touristes se déployer comme un éventail tout autour. Visiblement, ce ne sont pas les seuls curieux venus prendre des photos. D’autres sont venus observer, des habitants de la région devine-t-on à leur absence de matériel et leurs sourcils excessivement froncés. Chacun y va de son commentaire et les policiers sont même pris à partie comme s’ils étaient responsables des disparitions.

Tout le temps des adolescents ! Peut-être une secte ? Ou juste des fugues ! Heureusement qu'elle est fermée maintenant. Quelle horreur ! Ils devraient fermer toutes les grottes !

Avant de quitter le Boston Mill Visitor Center, j’avais quelques doutes sur le plan sur lequel on s’était accordé. Mais avec la nuit qui commençait à tomber, les doutes se dissipaient. Par-dessus la carte où Léo avait tracé ses croix, je leur avais fait part de mes doutes concernant notre efficacité si nous nous jetions dans la gueule du loup dès notre arrivée. Il me semblait plus prudent de prendre nos marques, d’apprendre à nous connaître et nos différents potentiels, pour ne pas nous gêner et tirer le meilleur partit de nos capacités, et de ne surtout pas foncer tête baissée dans l’inconnu après huit heures à végéter sur un siège de camionnette. Ma mission était avant tout de les ramener en un seul morceau. Je préférais passer pour la pire des chochottes que de prendre le moindre risque. Les Allemands qui nous avaient accompagnés comptaient rester quelques jours et passer leurs nuits à l’hôtel Shady Oaks Farm. Je leur avais proposé de faire de même, et de, ce soir, ne pas faire de vague et simplement récupérer un maximum d’informations.

Au pied de la grotte, je leur lance un regard cherchant leur approbation. Pas de vague, juste des infos. Nous sommes une fratrie lambda en voyage pour se faire un peu peur avant de se quitter pour aller à l’université. Rien de louche. Rien de suspect.