Niamh sort de l’infirmerie, un paquet de mouchoirs à la main. Elle récupère son sac et son appareil photo et rejoint la longue figure filiforme qui l’attend quelques mètres plus loin à l’ombre des casernes. Comme d’habitude, il ne peut pas rester seul plus de cinq secondes. Et cette fois-ci, ce sont deux gamines tout juste majeures qui lui tournent autour. Se sentant certainement pousser des ailes, elles s’étaient laissé charmer par le halo divin qui n’a jamais lâché l’enfant de Vénus. C’est le trait de famille que Niamh qualifie le plus facilement de malédiction. Si Tuilelaih jalousait fermement depuis des années  la chance qu’il avait, Niamh s’était toujours sentie soulagée de n’avoir jamais affaire à ce genre de groupies ensorcelées. Ce qui ne l’empêchait pas d’éprouver une profonde aversion envers toutes celles et ceux qui approchaient de son frère. Hors du domaine familial et en particulier ici, à la Nouvelle-Rome, leur relation pâtissait grandement de ces interruptions incessantes.
Sans la moindre patience, elle passe entre les deux filles et leur jette un regard noir avant de leur aboyer de déguerpir. À peine retournées qu'Oisín la prend dans ses bras pour lui embrasser bruyamment le haut du crâne.

« Alors ? »
« J’avais raison. C’est juste un rhume. Franchement, y avait pas du tout besoin d’en faire tout un plat. » Elle reste un moment-là. Oisín sait que son air renfrogné est juste dû aux trois jours passés avec Aoife, les cousins et les parents, à son retour de quête. Ça passera dès qu’elle n’aura plus à mettre les pieds à la maison.
« Je déteste quand ils font ça… » Elle n’a pas besoin d’en dire davantage. Ce n’est pas la première fois qu’ils ont cette conversation. Et son frère n’a toujours pas réussi à la faire changer d’avis sur les intentions de leurs parents. Ils sont juste giga maladroits. C’est leur manière de te montrer qu’ils s’inquiètent pour toi. Mais son aîné préfère changer de sujet avant qu’elle n’embarque pour une nouvelle tirade sur l’hypocrisie.
« Du coup ? T’as eu le temps d’y réfléchir ? Tu vas lui dire oui, n’est-ce pas ? »
Niamh soupire et se détache de lui. Pour être franche, elle n’a pas du tout eu le temps d’y songer. Ou plutôt, ne l’a-t-elle pas pris ce temps. Elle s’était laissé embarquer dans la quête et ça lui était complètement sorti de l’esprit. Oisín lui emboîte le pas et ils se dirigent vers le forum. Entre les imprévus de la quête et le calvaire de cette prise d’otage familiale, Niamh n’avait pas encore revu Wren et accumulait un retard sur la remise du rapport de mission tout bonnement indécent.
« Comment ça n’est-ce pas ? C’est pas si facile comme choix. »
« C’est un peu évident que tu vas accepter, non ? Enfin, pour tout le monde, ça l’est. T’as largement les capacités et puis ce n’est que la première étape : ça te met en liste directe pour succéder au poste de Centurion. »
Niamh s’arrête d’emblée pour le dévisager.
« Pour tout le monde ? »
Elle lui en avait glissé un mot en venant récupérer ses affaires juste avant de partir, mais…
Niamh l’aimait trop pour se fâcher avec lui. Il était le seul à ne pas la débecter dans cette famille. Elle ne voulait pas lui en vouloir de ne pas avoir tenu sa langue, ou d’avoir trahi sa confiance. Elle ne voulait pas non plus lui tirer les vers du nez pour confirmer son hypothèse.
Elle intercepte la main que son frère pose sur son épaule. Si elle le regarde, elle verra le sourire et la fierté qui l’a sûrement poussé à tout raconter. Elle tapote le dos de sa main, serre ses doigts et soupire pour tenter de relâcher la tension qui s’accumule dans sa poitrine.
« Je te rejoins à la maison. Je crois que je vais passer chez Théa. »
Pas la peine de lui mentir. Pas la peine non plus d’insister. Il hoche la tête, serre son épaule pour l’encourager et s’éloigne.

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Théa n’était pas chez elle. La légionnaire a refusé de rester boire un thé glacé avec Clément et ses parents. Alors il l’accompagne. Elle n’a pas eu le courage de le rembarrer. Et puis, elle n’a pas tant envie d’être seule. Ils errent dans les rues de la Nouvelle-Rome sans but précis. Ils n’ont pas échangé un mot. Enfin, Clément est un moulin à paroles, mais discuter dans le vide ne semble pas le déranger. Il lui fait un topo sur tout ce qu’elle a raté le mois dernier. Niamh n’écoute que d’une oreille distraite. Puis elle lui coupe la parole. Elle a besoin de parler. Poser les choses sur la table, dire tout haut qu’elle hésite surtout pour contrarier ses parents. Elle ne veut pas leur ressembler, elle ne veut pas suivre les pas de ses sœurs. Elle ne veut pas non plus grandir, avoir des responsabilités, quitter pour de bon l’enfance insouciante dans laquelle elle avait rencontré JJ, même si elle en est déjà à des années-lumière. Mais elle veut aussi passer à autre chose, ne pas stagner et penser sans cesse à le pleurer. Elle veut se noyer dans le travail, rencontrer quelqu’un, changer de vie pour que ça soit plus supportable. Elle veut mener sa propre barque sans que sa famille ne s’en serve comme un token. Elle veut aider Wren, se sentir utile, participer activement dans la vie du Camp Jupiter, avoir le maximum de moyens pour sauver ceux sous sa protection. Se sentir entièrement responsable de ce qui peut leur arriver pour avoir quelqu’un a blâmer sans retenue. Elle veut. Elle veut. Elle veut dire oui.
Clément n’a rien dit. Ni lorsqu’elle a fait allusion à son fiancé décédé, ni lorsqu’elle l’a planté sur place sans prévenir pour filer vers les casernes.

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Niamh toque à la porte du bureau de Wren. Minako vient de lea voir s’y enfermer. Elle entre sans attendre.

« Salut ! Désolée du retard, ce n’était pas du tout prévu, mais j’ai eu quelques empêchements. Mais, comme on dit, tout est bien qui finit bien, j’ai le rapport de mission ! Comment ça va toi ? T’as l’air épuisé.e. Il s’est passé quelque chose ? »

“Respire. Tout va bien Niamh.”

Niamh referme la bouche et ses mains s’arrêtent de gigoter dans l’air. Un fin sourire vient fleurir sur son visage. C’est l’effet que lui fait Wren. Sa tranquillité, sa rigueur, son amour des conventions sociales qui rendent leurs rencontres toujours d’un plaisir particulier. Tout va bien. Comme pour la rassurer que son retard ne sera pas notifié, que leur relation n’a en rien changé depuis son départ en quête, et qu’aucun Tortionnaire ou autre monstre n’a profité de son absence. Une crainte qu’elle n’avait pas encore identifiée, mais dont le nœud se défait immédiatement dans sa poitrine en entendant ces mots. La voix basse, légèrement enrouée de saon centurion l’invite à rejoindre son rythme, se calquer sur sa fréquence. Tout va bien. Niamh inspire profondément sans s’en rendre compte.
Le geste est doux alors elle s’exécute et s’installe en face du bureau, pose devant elle le compte-rendu qu’elle a rédigé hier soir.

“Ce n’est pas moi qui rentre de quête, est-ce que toi tu vas bien?”

Niamh lui accorda un franc hoché de tête sans plus s’étaler. Ni l’un.e ni l’autre ne se prioriserait, ce que Niamh trouvait particulièrement frustrant dans leurs débuts. Obtenir une réponse franche de Wren sur iel même relevait du défi herculéen, mais cela avait un certain charme et demandait d’aller trouver la réponse ailleurs. Dans la manière dont ses cheveux, par exemple, n’étaient pas séparés par sa raie infiniment droite comme à l’accoutumée, mais plutôt relevés en une queue-de-cheval. Iel rentrait d’entraînement, mais avait pris le temps de se changer et d’arranger le col de sa chemise avec précision. Iel était suffisamment de bonne humeur pour choisir la blanc cassé, malgré le fait qu’elle faisait ressortir ces cernes qui ne lea quittaient plus depuis le brutal départ de son ancien bras droit. Et sa manière de se redresser ou de s’asseoir comme si son cou s’était pris dans la glace, lui indiquait qu’iel n’avait pas spécialement prévu d’être dérangé ou que Niamh n’arrivait pas au bon moment. Ou par d’autres moyens.

“Tu veux quelque chose à boire?”

Niamh aurait refusé habituellement, par politesse. Mais ici, la politesse voulait d’accepter la proposition et de laisser le plaisir à Wren d’être un.e hôte de qualité.

« C’est très gentil. Si tu as du café ou quelque chose d’un peu fort, ça serait absolument parfait. »

Et tandis que Wren se lève, Niamh feuillette distraitement son rapport.

« J’avais définitivement bien mal estimé le temps que nous prendrait cette mission. Je t’ai fait un résumé de mes prévisions dans les annexes ainsi qu’un comparatif avec la réalité des faits. Je me suis aussi permis d’annoter quelques idées et pistes de réflexion pour expliquer ce décalage et comment l’éviter dans l’avenir. Merci. »

Elle s’interrompt le temps de réceptionner la boisson et d’y tremper les lèvres.

« J’ai consacré également une entrée du rapport à une question sur laquelle nous n’avions pas encore statué à savoir : le protocole à mettre en place en cas de rencontre avec des jeunes sang-mêlés dont il n’est pas possible de déterminer dans l’immédiat l’ascendance romaine ou grecque. Mais ce n’est pas une priorité. J’ai essayé de te préparer au mieux le terrain, d’ailleurs n’hésite pas à me dire quand tu liras cela, si tu as des retours sur la méthode. »

Niamh s’interrompt à nouveau. Même si elle s’est accordée aux vibrations de saon centurion, et fait attention de s’exprimer posément, cela fait beaucoup d’informations en peu de temps. Et quelque chose en elle se demande si ce n’est pas inconsciemment une manière de retarder l’échéance. Iels savent tout deux pourquoi elle se trouve actuellement dans le bureau du centurion. Et ce n’est pas une histoire de retard de rapport.