La nuit avait été courte. Former son nouveau co-Centurion n’était pas une mince affaire. Léandre était appliqué mais très distrait. Finalement, il l’avait plus ralenti sur les plannings qu’autre chose et elle avait passé le reste de la nuit à rattraper leurs erreurs avant de finalement tomber de fatigue. Le réveil n’avait pas été aisé non plus puisqu’elle devait aujourd’hui s’occuper de l’intégration des deux nouveaux petits probatio qui allaient probablement rejoindre sa cohorte.

L’air était sec et frais, ce qui faisait frémir Ava malgré sa veste. Elle savait qu’une fois sur le champs de Mars, tout irait mieux mais, pour le moment, elle était plutôt occupée à claquer des dents. Elle décida de courir en petite foulée pour rejoindre le point de rendez-vous et s’imagina, l’espace de quelques instants, que la buée qui se glissait hors de ses lèvres était un feu capable de tout brûler. Et de la réchauffer.

Lorsqu’elle arriva sur le Champs de Mars, les deux petits probatio l’attendaient de pied ferme. L’un semblait toujours aussi peureux mais levait haut le menton - Luke, de mémoire - alors que le second claquait des dents sans se dépatir de son ennui - Rob, de mémoire. Ava leur fit son speech habituel sur les entraînements avant de les envoyer chercher des armes dans l’armurie du champs. Luke partit plus vite que l’éclair mais Rob attendit patiemment d’être seul avec Ava avant de parler.

« Et si j’ai pas envie d’être dans la cinquième ? »

Ava haussa les épaules, indifférente. Il allait finir dans la cinquième qu’il le veuille ou non, personne ne voudrait de lui ailleurs. La réaction de la Centurion le fit froncer les sourcils.

« Et si j’ai pas envie d’être là tout court ? »

Un sourire amusé s’étira brièvement sur les lèvres d’Ava.

« Eh bien, tu as intérêt de courir vite car Lupa laisse peut-être ses enfants s’échapper mais les monstres, eux, ne te louperont pas. »

Un éclair de terreur illumina rapidement le regard de l’adolescent avant qu’il ne reconstitue son visage d’indifférence contrôlée lorsque quelqu’un s’approcha d’eux. Ava ne se retourna pas et se contenta de croiser les bras sur sa poitrine en toisant son futur-légionnaire.

« Ava. Il faut qu’on parle. »

La voix claqua dans l’air et fit soupirer Ava. Elle aurait pu reconnaître cette voix entre toutes. Wren. Centurion de la première cohorte. Hautain·e. Désagréable. Ava leva les yeux au ciel au moment où Rob déguerpit.

«  J’ai eu quelques plaintes à ton attention. »

Ava coula enfin un regard vers son collègue qui la toisait avec une indifférence qui rivalisait avec la sienne. Elle songea à rester silencieuse, juste pour tester sa réaction, mais elle n’avait pas spécialement envie de passer le reste de sa journée à un concours de regard interminable.

« Si tu comptes encore faire pleurer les probatio, va le faire plus loin, je suis à court de mouchoirs. »

La gueguerre entre la cinquième et la première durait depuis des générations mais les confrontations entre Wren et Ava avaient ravivé le brasier des égos et des fiertés. Qui des deux cohortes avaient commencé ? Et surtout, qui allait terminer ?

« Pas de ma faute si le moindre truc les fait pleurer. Courte pause. Et ce n’est qu’une rumeur. »

Ava haussa un sourcil. Un aveu dans une négation, c’était tellement Wren que c’en était ridicule. Quant au fond de sa pensée, Ava n’apprenait rien de nouveau. Wren correspondait parfaitement à l’image qu’on pouvait se faire de quelqu’un se complaisant dans son rôle d’élite. Pendant un court moment, Ava regretta son choix d’avoir saboter son année de probatio. Si elle avait été dans la même cohorte que Wren, elle aurait pris un malin plaisir à lui pourrir la vie.

« D’après ce que j’entends, je doute que tu sois plus douce avec les membres de ma cohorte. »

Ah. Ava comprenait enfin la présence désagréable de Wren. La Centurion regretta presque de ne pas avoir de chewing-gum en bouche. Voir la tête de Wren si elle mâchait bruyamment et lui faisait des bulles au visage aurait été si plaisant qu’Ava aurait demandé un portrait à imprimer en A3 dans sa chambre (non, peut-être pas).

« Je pense avoir accordé assez de… clémence concernant ton comportement. »

Ava haussa un sourcil, seule émotion traversa son visage. Un sourcil qui trahissait son scepticisme. Wren pensait… lui faire peur ? Wren pensait… avoir l’ascendant sur la cinquième cohorte juste parce qu’iel était… de la première ? L’idée était si ridicule qu’Ava avait envie d’éclater de rire. Elle se retint évidemment - quelle drôle d’idée.

« Excuse-moi Wren, de quoi tu parles ? » Ava fit une courte pause comme si elle réfléchissait. « Est-ce que tu parles du moment où tu lâches tes… légionnaires contre les miens, donc je défends ma cohorte ? »

Ava changea la balance de son corps pour la décaler sur la gauche, les bras croisés sur sa poitrine. Elle savait pertinemment que des oreilles traînaient dans le coin. Le Champs de Mars se remplissait petit à petit.

« Parce que tu tombes bien justement, j’ai justement entendu que trois de tes légionnaires s’en était pris à un probatio récemment. Je ne savais pas que tu recrutais de cette façon maintenant. »

Une bulle de chewing-gum imaginaire éclata au visage de Wren.

« Lâcher mes légionnaires? »

Si Ava avait été capable d’émotions, alors elle aurait souri jusqu’aux oreilles face au brouillon qu’était le visage de Wren. Froncement de sourcil, confusion ; tout était subtil mais tout était là. Wren n’était peut-être pas habitué·e à ce qu’on lui réponde. Iel devait se conforter dans sa toute puissance sans remise en question. Pathétique. Ava ne prit pas la peine de répondre et détourna le regard. La conversation, pour ce qu’elle en jugeait, était close.

« Peut-être que tu devrais prêter moins attention aux rumeurs. »

Défense ridicule. Ava se contenta d’un regard froid et inexpressif, comme à son habitude. Était-elle en train de prendre son temps sur une question de commérage ? Ridicule, ridicule, ridicule. Le mot dansait sur le bout de sa langue à chaque fois que Wren ouvrait la bouche. Ridicule.

« Qu’est-ce qu’on t’as rapporté ? » Ava fit mine de réfléchir. Ils avaient une raison. »

Ridicule, ridicule, ridicule. Pourquoi Ava perdait-elle encore son temps dans cette conversation ? Elle aurait pu être… être… D’un regard, elle balaya le Champs de Mars avant de se faire une raison : entre la peste et le choléra, Ava était vouée à s’ennuyer et à écouter des légionnaires – ou Centurion – geindre. Ava soupira. Elle changea d’attitude et préféra étouffer le début de conflit ouvert qu’il pourrait y avoir. Elle n’aimait pas se donner en spectacle et sa conversation commençait à attirer un peu trop l’attention à son goût.

« Écoute Wren, des conflits entre nos cohortes, il y en aura toujours. Nos légionnaires se regardent avec mépris et détestent tout ce qui fait le cœur de l'autre cohorte. La tienne représente tout ce que la société romaine a de pire, une pseudo-méritocratie basée sur une fausse idée que les enfants héritent de la gloire de leur parent en respirant alors qu’il y a derrière des années d’entraînements et de souffrance, le tout saupoudré de classisme et d’argent sale, de favoritisme et d’élitisme, de presque-inceste – mais tranquille les dieux ont pas d’ADN –, pour conserver les gênes purs et tout le tatouin, d’accord ? Il n’y a absolument aucune raison pour que le regard de la cinquième change quand la première continue de les voir comme des rats d’égouts, des taches dans la société parfaite dans laquelle vous vivez. Tu sais quoi ? Même si vous éradiquiez la cinquième, que vous la réduisiez à néant, que vous dispersiez leurs cendres aux quatre coins du globe, votre problème restera le même : vous êtes persuadés que la première c’est la meilleure du monde donc votre haine ira à la quatrième, puis à la troisième, puis à la deuxième. Et quand il restera plus que vous, vous vous déchirez entre-vous jusqu’à lécher le sol des miettes de votre pseudo gloire pour montrer qui sont les meilleurs du monde, alors vous referiez les cohortes pour classer les gens de nouveau parce que vous vivez pour cette hiérarchie des classes. »

Ok. Ok peut-être qu’Ava était allée trop loin. Peut-être, qu’en effet, elle avait des choses à dire. Peut-être qu’elle avait beaucoup trop attiré le regard sur leur conversation à forcer de parler de plus en plus fort. Elle se racla la gorge :

« Ils avaient sûrement une raison, oui. Dans votre esprit, ça doit être une excellente raison. Pas dans le nôtre. Alors sois tu remets tes œillères et tu fais demi-tour, sois tu apprends à regarder autour de toi, Exitium. »

« C'est bon, t'as fini ? »

La réponse était cinglante mais Ava n'en fut pas surprise. Elle-même aurait répondu avec autant de dédain si elle s'était retrouvée dans la situation inverse. Cela n'empêchait pas sa fierté de se rebiffer. Bien évidemment, elle aurait aimé que Wren réalise la connerie de son existence et de la pseudo-hiérarchie romaine mais c'était bien trop demandé à ce brave petit soldat.

« Tu peux te cacher derrière ton image de ratée mais les membres de la première cohorte ont mérité leur place là-bas. T’es encore plus bête que ce que je pensais si tu crois que c’est pour leurs parents que je les ai récupérés. »

Ava roula légèrement des yeux, n'écoutant qu'à moitié. Au fond, Wren et elle étaient les deux faces d'une même pièce. Élevée par ce qui se rapprochait le plus de la mondainité romaine, des parents avec trop d'attente pour leurs enfants. L'un·e s'était fondu·e dans le moule comme une seconde peau alors que l'autre avait préféré s'arracher la peau avec ses dents pour ne jamais rentrer dans les codes de sa mère.

« Tu connais mes parents? Non, tu ne les connais pas, ni de qui je descends, ni pourquoi et comment j’en suis arrivé là, alors si tu veux pleurer parce que t’es dans la dernière, c’est pas mon soucis. »

Wren fit un pas en avant mais Ava ne bougea pas, toisant lae Centurion avec une indifférence feinte. Elle avait plutôt envie de hurler "Et toi, tu connais les miens, abrutie ?" mais ç'aurait été montrer trop d'émotions, trop de soi, trop d'intime. Cela n'arriverait jamais alors Ava resta silencieuse.

« Je venais discuter, je prenais gentiment des pincettes pour qu’on règle nos problèmes comme des adultes Haussement de sourcil Mais t’as voulu me jouer la carte de la victime, toujours à se plaindre qu’on vous regarde mal, la première et le reste des cohortes. Ouais vous êtes les plus nuls et c’est pas parce que là bas on est plus riches ou plus puissants ou que notre papa c’est le meilleur dieu. C’est parce qu’ils sont forts, ils ont quelque chose, eux. »

Ava pouffa de rire. Un petit rire acerbe, moqueur, hautain. Clayton pourrait foutre le feu à leur baraquement, priver de leurs précieux membres certains légionnaires, saboter leurs armes, et revenir pour le petit-déjeuner comme si de rien n'était. Ava elle-même pourrait réduire Wren à un pantin désarticulé obsédé·e par l'amour pour Ava. Ses légionnaires n'auraient aucun mal à rouler sur la première cohorte car ils n'en avaient rien à faire de la bienséance, des règles et de la hiérarchie romaine.

Puisque Wren était aussi proche d'elle, Ava en profita pour tapoter le haut de son crâne, abusant des quelques centimètres qui les séparaient.

« Brave petit soldat. N'hésite pas à aller réclamer ta petite gomette aux Préteurs, ils seront ravis de te la donner. Continue comme ça et ta place au Sénat est ga-ran-tie. »

Ava se détourna de Wren au moment où elle entendit un bruit sourd. Un légionnaire, ni de la première ni de la cinquième, venait de faire tomber quelques boucliers en se chamaillant avec un autre légionnaire-ni-de-la-première-ni-de-la-cinquième. Ava profita de cette distraction pour quitter définitivement la conversation avec Wren et se rapprocher du chaos qui commençait à s'embraser sur le Champs de Mars. Du coin de l'oeil, elle vit Clayton s'approcher des autres légionnaires et elle préférait lui couper l'herbe sous le pied avant qu'il n'aille confirmer la quelconque image que Wren et ses chiens de garde pouvaient avoir de lui.