L’heure du couvre-feu était celle que j’attendais le moins. Allez dire à des demi-dieux hyperactifs de se coucher tôt vous ! Lors de mes années à la colonie, j’avais moi-même bravée de nombreuses fois cette heure fatidique pour pratiquer la musique ou m’entraîner au tire à l’arc ou pire encore : pour aller flirter au lac avec un fils de Poséïdon. Quoiqu’il en soit, je savais ce que c’était d’avoir leur âge.

Ce soir-là, je n’étais pas spécialement assignée à cette corvée mais Chiron était venu me trouvé spécialement pour me confier la charge d’un pensionnaire : Kaiden. C’était le fils de Niké et visiblement, j’avais remportée le gros lot avec celui-là. Chiron semblait désolé par son comportement. C’était rare de le voir comme ça mais ça m’a fait sourire. Ça m’a aussi fait plaisir qu’il pense que je puisse arriver à quelque chose qu’il ne peut pas faire. Après tout, c’était un peu mon modèle. Un enseignant millénaire qui avait vu bien des héros auparavant, ce personnage à la sagesse légendaire à coté duquel je paraissais bien ridicule. Je n’étais qu’une ancienne pensionnaire et musicienne reconvertie en assistante (sociale) pour un dieu désinvolte et ingrat qui me reléguait presque toutes ses fonctions. A terme, j’étais un peu devenue l’assistante de tout le monde ici. C’est ce que je voulais, donner de moi-même à ces jeunes.

Bref, j’étais arrivée devant le bungalow Niké et ce que j’ai entendue m’a surprise. Quand Chiron m’a dit « tapage nocturne », je ne m’attendais pas à un concert de rock. Ça m’a fait sourire. Je suis entrée sans frapper, à quoi bon, de toute façon il n’allait sûrement pas m’entendre. L’endroit ne m’enchantait pas, c’était une garçonnière dégoutante qui sentait l’adolescent en pleine puberté. J’avais l’habitude de ce genre de lieux. Je suis restée dissimulée dans l’ombre pendant un instant, écoutant et observant au loin le garçon gratter les cordes de sa guitare. Ce n’était pas mauvais du tout !

« AC/DC, hein ?. » avais-je finalement dit, apparaissant à la lumière de la lune, le sourire aux lèvres. « C’est le rock ton truc ? ».

Je me suis penchée sur quelques trophées qui trainaient pour lire les initiales de ces gens aux noms célèbres. J’avais oubliée que les enfants de Niké étaient bourrés de talents. C’était sûrement leur plus grand défaut. Comme tout les gens talentueux, ils oubliaient nécessairement tout ce qu’il y avait à coté du succès. L'échec était un passage obligatoire à tout apprentissage, sans il n'y en avait pas. Alors imaginez quelqu'un à qui tout réussi sans peine, il n'apprend rien de lui-même ou des autres.

« Je suis Charlie au fait. Tu dois sûrement savoir pourquoi je suis là. »

« Je sais qui vous êtes. Vous savez pas frapper aux portes ? »

Notre première rencontre était loin d’être idéal et il ne me facilitait pas la tâche non plus à vrai dire.

J’avais du mal à appréhender ce garçon. Nous avions beaucoup en commun, pourtant rien ne semblait me mener à pouvoir l’apprécier. Son insolence, ce coté grincheux et rebelle, c’était beaucoup trop. Moi aussi, bien sûr, j’avais été comme lui fut un temps. Je l’étais sûrement encore aujourd’hui. La seule différence qui était faite, c’était que désormais, je revêtais l’habit d’« adulte ». Cette fonction était nouvelle, sinon inconnue, et je peinais encore à trouver mon équilibre dans toutes les responsabilités qu’elle incombait.

« T’es vraiment mal luné comme gars. Détends-toi un peu, tu veux ? De ce que je sache on est pas pote toi et moi. Les rockeurs c’est vraiment plus ce que c’était. »

J’ai esquissé un sourire avant de me rendre compte que ce n’était pas l’expression idéale compte tenu des circonstances. La situation m’amusait outre mesure, je n’avais pas un égo fragile. En tout cas, pas assez pour qu’un gamin de son âge puisse m’affecter.

« Ton matos est tout pourris. Tu devrais penser à changer. »

Je n'avais pas répondu à sa question. À vrai dire, ma curiosité avait prit le dessus sur mes obligations. C'était ridicule, je n'allais pas empêcher ce gamin de jouer si il aimait ça. Cette fois, je me suis permise de sourire. Une idée venait de me traverser l'esprit et je crois qu’il n’allait pas trop apprécié.

« C'est prévu... Quand on me laissera sortir du camp pour me faire un peu de fric. »

J’ai souris. Encore une fois, un énième sourire. C’était tout ce que j’avais pour combler mon manque d’expérience avec les jeunes. Parfois ça marchait, parfois pas. J’avais plutôt l’impression que dans le cas de Kaiden, ça ne fonctionnait pas très bien.

Pourtant, il m’inspirait quelque chose de familier. Comme la sensation douce du foyer. Nous n’avions aucun lien de parenté — à part peut-être notre ascendance divine, qui ne voulait rien dire. Seulement, j’aurai pu voir dans son regard sombre et son air renfrogné la figure d’un petit frère. Au final, c’est peut-être ça qui me faisait sourire. À la colonie des sang-mêlés nous étions une famille. Peu importe qui nous étions ou d’où nous venions, nous formions un groupe uni et contre toute attente, aimant envers les uns et les autres. Malgré nos possibles désaccords, nos possibles chamailleries, rien ne pouvait passer outre cette union. C’était un lien, une providence, plus grande que la volonté des dieux eux-mêmes. C’est ça que j’aimerai prouver à tout ces jeunes.

« Tu penses que c’est si simple ? Qu’il te suffit de sortir et de réussir ? La gloire ne vaut rien dans l’Hadès. Tu ferais mieux d’apprendre la rigueur si tu veux la gloire car pour nous, elle est plus difficile que pour le commun des mortels. »

Il avait beau être le fils de Niké, j’avais beau être l’enfant d’Apollon, nous avions beau être plein de talents, notre succès ne reposait pas uniquement sur ça. Il reposait sur notre habileté à survivre. À nous lier avec les bonnes personnes et à nous tirer des situations inédites. Bref, pour l’avoir éprouvée de nombreuses fois, c’était difficile.

J’ai tiré la porte vers moi, commençant à sortir. Dans l’entrebâillement de la porte, je l’ai regardé intensément en m’arrêtant quelques instants.

« Bouge-toi, j’ai quelque chose à te montrer. »