Recroquevillé sur sa guitare et son carnet d'accords, Erwin tentait de donner un sens à ces grattages de cordes que lui offraient ses doigts. Il n'arrivait à rien et commençait à fatiguer, dépité face aux cassures dans son rythme et aux notes manquées. Il avait l'impression que jamais il n'arriverait à jouer ce morceau sans friser ni s'interrompre.

Après de longues minutes de jurons étouffés entre ses dents et d'un coup de poing rageur retenu de justesse, Erwin décida qu'il était temps de faire une pause avant d'atteindre une nouveau record en lancer de guitare - franchement, il se demandait pourquoi cette discipline n'était pas encore inscrite au programme des jeux olympiques. Il laissa l'instrument reposer innocemment sur son lit et se dirigea vers la cuisine de l'appartement pour y remplir un verre d'eau et sortir une barre de chocolat de l'armoire. Le goût sucré était réconfortant et le verre d'eau lui remit les idées en place. Il ne jouait pas pour s'énerver sur sa guitare, mais pour ajouter un atout à ses cartes.

Alors qu'il regardait distraitement par la fenêtre, une mésange vint se poser sur le rebord, de l'autre côté de la vitre. Il l'observa vaguement en souriant. Le beau temps revenait et apportait avec lui les passereaux qui avaient passé l'hiver à se goinfrer dans les mangeoires des vieilles dames de la rue d'en face. Elles s'accaparaient tout le plaisir de cette charmante compagnie, celles-là.

La mésange gratta l'appui de fenêtre avec curiosité avant de se rendre compte, visiblement, qu'il n'y avait aucune vermine à attraper sous la croûte de pierre bleue. Erwin s'assit en tailleur sur le tapis du salon, proche de la fenêtre, et regarda l'oiseau. Il avait du mal à l'expliquer, mais les passereaux la lui rappelait. Elle, encore et toujours elle. Peut-être pour sa discrétion, peut-être pour son élégance gracile, peut-être encore pour sa voix, ou peut-être pour sa façon de lui lancer des regards timides. Ou tout simplement tout ça à la fois. Un sourire niais s'étendit sur le visage d'Erwin.

La mésange, déçue de n'avoir rien à se mettre sous le bec, s'envola du rebord. Cela sonnait sans doute l'heure pour Erwin de se remettre à sa musique. Ses doigts le suppliaient, mais son coeur lui soufflait de continuer jusqu'à y arriver. Il alla retrouver sa guitare en fredonnant gaiment, toute envie de lancer son instrument envolée avec la mésange.

Le bout de ses doigts tapent sur le bureau pour ramener le silence dans la salle. Un à un, les élèves tournent les yeux vers elle et à mesure qu’ils se taisent, les autres suivent le mouvement en remarquant que Mme Wagner attend le silence.

Toujours souriante et gentille, Mme Wagner, bien sûr que les élèves l’adorent. Elle fait partie de ces quelques professeurs très chanceux qui pourraient se faire marcher dessus tant ils sont doux, mais sa jeunesse et la manière compréhensive qu’elle a de donner ses cours donnent envie à la majorité de suivre, et les quelques récalcitrants ne font pas les malins bien longtemps quand le reste de la classe n’est pas de leur côté. C’est en tous cas ainsi que fonctionnent la majorité des groupes, et c’est aussi le cas aujourd’hui, pour le dernier cours de la journée.

Sous les indications de Jaden, les adolescents soufflent à tour de rôle dans leurs flûtes pour reproduire les quelques sons qu’elle avait elle-même produits – en malheureusement moins mélodieux, mais personne ne peut vraiment rivaliser avec une prodige de la musique. Ca la rend profondément heureuse, Jaden, de voir les enfants s’améliorer cours après cours, de transmettre un peu de sa passion à la prochaine génération. Elle aurait pu faire bien mieux, elle aurait pu jouer devant des foules si elle l’avait vraiment voulu ; seulement, un petit groupe d’élèves, c’est beaucoup moins intimidant qu’un millier d’yeux plantés sur elle. Alors elle préfère se démener pour apprendre à ces petits démons. Ce n’est que sa deuxième année, mais elle ne regrette absolument rien.

La cacophonie qui emplit la salle la poursuit encore après les cours, quand elle dodeline de la tête dans sa voiture pour rentrer chez elle. Pas besoin de radio, quand elle peut continuer à s’imaginer la musique des élèves et la sublimer dans sa tête. Pas besoin de radio quand elle a cette envie pressante de rentrer chez elle et de se défaire de sa tenue de prof pour en prendre une bien plus décontractée. Plus décontractée, mais aussi plus agréable au regard selon elle. Il n’en mérite pas moins.

Alors elle enfile une robe légère comme si l’hiver était définitivement fini et qu’elle n’avait plus besoin de se protéger, puis elle se pare d’un beau foulard pour ne pas être complètement idiote en ignorant le chiffre encore bas que lui annonce la météo sur son téléphone. Elle n’a plus qu’à enfiler ses collants les plus mignons, et elle se juge fin prête à reprendre la route, cette fois-ci pour l’appartement d’Erwin. Même en se pressant autant que possible, elle a toujours peur d’être en retard.

Elle ne devrait sûrement pas s’en faire autant, elle sait bien depuis le temps que même si Erwin l’invite, ce n’est toujours que par amitié et sympathie. Ca lui va bien comme ça, elle se juge chanceuse d’avoir assez attiré son attention pour qu’il la considère aussi bien, pour qu’il prenne la peine de passer quelques après-midi et même quelques soirées avec elle, quand ils en ont tous les deux le temps. Ce n’est peut-être pas tout à fait autant que ce qu’elle aimerait, mais elle sait se contenter des petites choses.

Alors elle n’a pas peur, quand elle toque à la porte de son appartement. Elle n’a pas peur parce qu’elle n’attend rien de particulier et qu’à ce stade, parler à Erwin est comme une seconde nature. Tout comme lui sourire et le saluer chaleureusement quand il lui ouvre la porte.

Incroyablement chanceuse.

Le coeur d'Erwin imita les trois petits coups frappés à la porte. Trois petits battements dont il n'aurait su dire s'ils étaient synonyme de bonheur ou de panique. Il jeta presque sa guitare au bas de son lit pour se précipiter vers la porte d'entrée. Il pila devant la porte de la salle de bain dont le miroir avait accroché son regard. On dirait qu'une tornade est passée dans ta chambre, Erwin. Il s'empressa de rabattre ses cheveux d'une manière approximativement soignée sur son crâne. Au moins pour ne pas avoir l'air d'avoir fait une descente en parachute avant d'ouvrir la porte... Il reprit aussitôt sa course vers l'entrée. Ne pas la faire attendre. Ne surtout pas la faire attendre.

Lorsqu'il ouvrit enfin la porte sur le visage rayonnant de Jaden, Erwin s'efforça de respirer plus calmement. Son souffle ne trahissait rien, mais son coeur tambourinait dans sa poitrine à l'en faire exploser. Il avait beau inviter régulièrement Jaden chez lui, chaque apparition au pas de la porte lui semblait être la première. Il se sentait devenir une flaque d'amour sur le paillasson dès que son regard croisait celui de la jeune femme. Evitant de se liquéfier pour de bon, Erwin proposa à son amie d'entrer.

Comme chaque fois, Jaden alla s'installer dans le salon pendant qu'Erwin allait chercher deux verres et des boissons. Comme à chaque fois, Erwin traîna trop, caché derrière le meuble de la cuisine, à se répéter en boucle les goûts de Jaden, si bien que celle-ci vint, comme à chaque fois, fouiller dans l'armoire avec lui. Comme à chaque fois, ils manquèrent de casser un verre en sortant un bouteille. Comme à chaque fois, ils retournèrent ensemble dans le salon pour dresser, sur la table basse, ce qui devait ressembler à un apéritif. Comme chaque fois, Erwin admirait Jaden. Il n'ouvrait les yeux que pour la regarder, ne respirait que pour profiter de son parfum, n'écoutait attentivement que pour saisir chaque éclat de rire.

Ancrée dans leurs habitudes comme tant d'autres choses se cachait la question traditionnelle qu'Erwin posa.

"Comment ça s'est passé, ton cours de musique, aujourd'hui ?"

Il était loin d'y connaître grand chose, en matière de solfège. Il avait tout juste les bases pour s'entraîner sur sa guitare, mais il était hors de question de demander conseil à Jaden et de gâcher la surprise. Ce qu'Erwin savait de la musique, il l'avait attrapé miette par miette, en grignotant ce que son amie lui racontait de ses journées. Il faisait parfois mine de ne pas tout comprendre lorsqu'elle mentionnait un terme spécifique, et elle, patiente et douce comme elle devait l'être avec ses élèves, lui expliquait tranquillement de quoi il s'agissait. Ainsi Erwin connaissait au moins les notes, les bases du rythme... Et, quand Jaden arrivait sans passer par chez elle après ses cours, il avait parfois même la chance de découvrir avec elle les sons de chaque ligne des partitions qu'elle fourrait à la va-vite dans son étui à flûte.

Ce soir, pas de flûte. Mais la voix de Jaden était la plus douce des musiques qu'Erwin ne se lassait pas d'écouter.

C’est si naturel, d’entrer chez Erwin et de faire comme il lui dit, de faire comme chez elle. C’est si naturel, d’aller investir le salon et de tourner en rond trois fois en regardant tous les meubles qu’elle connait déjà par cœur pour les avoir bien trop observés. C’est naturel aussi d’aller voir pourquoi Erwin met autant de temps, de passer la tête dans la cuisine et de l’aider à choisir, presque comme si elle était vraiment chez elle. C’est peut-être parce qu’Erwin a parfois l’air aussi nerveux qu’elle, derrière ses airs d’homme assuré, qu’elle arrive autant à être elle-même avec lui. Faire un pas en avant, c’est tellement plus facile quand c’est pour guider quelqu’un d’autre.

Pourtant, ça ne rend pas le fait de le regarder plus facile. Pas quand il a déjà le regard rivé sur elle la moitié du temps et qu’elle ne sait pas exactement quoi en faire. Alors elle pose plutôt ses yeux sur les verres, sur le sien qu’elle descend tranquillement même si elle ne devrait pas se presser. Ce n’est pas parce que la teneur en alcool est légère qu’il n’y en a pas du tout. Peut-être assez pour se donner un peu de courage, finalement.

« Tu vas pas le croire mais ils continuent de s’améliorer ! J’ai l’impression de donner cours à une classe de virtuoses ! »

Dans les faits, elle comprend bien que ce n’est pas vrai, elle sait qu’ils sont bien loin d’avoir un bon niveau, mais le simple fait que la majorité se prête au jeu et continue d’essayer est suffisant à apporter un sourire sur son visage délicat.

« Je sais que j’ai beaucoup de chance d’avoir des classes qui m’écoutent autant alors je profite tant que ça dure. L’autre jour, une collègue de math me demandait comment je faisais pour les avoir aussi obéissants alors qu’elle arrive pas à leur faire faire trois exos ! »

Ça la fait rire d’y repenser, face à son souvenir de cette pauvre dame qui ne savait vraiment plus quoi faire pour intéresser ses élèves. Ça la fait rire maintenant, mais elle se rappelle aussi très bien avoir été morte de gêne sur le moment. Donner des conseils à un élève est une chose, mais une dame de l’âge de sa mère…

« Je voyais pas trop quoi lui dire à part que j’ai la chance du débutant. »

C’est sûrement un peu vrai. La chance du débutant ou l’attrait d’avoir une prof jeune et qui change de celle qui est partie à la retraite deux ans plus tôt. Rien qui n’aide beaucoup Jaden à avoir confiance à ses capacités, mais elle s’en contente pour le moment.

En parlant, ses yeux baladeurs trouvent les mains d’Erwin. Ses doigts plus particulièrement, ceux-ci même qui lui semblent légèrement différents par rapport à l’an passé. Elle est peut-être un peu trop obsessive, à faire attention à ce genre de détails, mais elle a connu tant de musiciens qu’elle pourrait jurer qu’Erwin ait commencé à jouer d’un instrument à cordes. Elle pourrait le jurer, si elle n’était pas certaine qu’il ne lui garderait pas un tel secret. Pourtant, la petite puce qui vient lui gratter l’oreille l’empêche de garder sa langue dans sa poche.

« Tu sais, ça me ferait toujours aussi plaisir de t’apprendre à jouer un jour, quel que soit l’instrument je suis sûre que tu pourrais devenir très doué. Si j’ai appris à tenir un crayon, tu peux sûrement faire pareil. »

C’est le sourire timide et le regard timide qu’elle lève malgré tout les yeux vers Erwin. Une part d’elle s’en veut de remettre le sujet sur le tapis seulement parce qu’elle doute un petit peu, mais dans le fond, il n’y a rien de faux. Elle serait aux anges si elle pouvait apprendre la musique à Erwin et en profiter pour passer encore un peu plus de temps avec lui.

Jaden avait dans la voix cette passion de celle qui a trouvé sa vocation quand elle parlait de ses élèves. Elle avait le don de voir le positif chez chaque enfant et d'en tirer le meilleur. Erwin continuait à poser la question à chaque fois qu'ils se retrouvaient tous les deux, mais il savait que Jaden allait d'abord parler des progrès de sa classe. C'était ce qui la rendait heureuse et fière, et Erwin était fier avec elle, un peu par procuration. Il ne l'avait jamais vue face à ses élèves. Il ne savait pas comment elle était, comment elle se tenait, comment elle parlait face à des rangées de têtes tournées vers elle. Pourtant, il pouvait dire avec certitude qu'elle était épanouie. Cette part inconnue de Jaden était comme un jardin secret qu'elle ne cherchait pas à lui cacher, mais qu'il lui laissait tout de même pour goûter encore et encore au plaisir de la découvrir un peu plus.

Alors qu'Erwin écoutait avec bonheur ce que lui racontait Jaden, une sensation prit forme au fond de lui. Il remarqua que son amie le fixait. Pas de manière insistante, pas de manière oppressante, mais son regard le parcourait avec curiosité, il en était certain. Instinctivement, Erwin resserra ses doigts autour de son verre comme pour les dissimuler. Il pressentait ce qui allait venir : une scène déjà jouée à plusieurs reprises, dans laquelle il ne savait toujours pas quel rôle tenir.

"Tu sais, ça me ferait toujours aussi plaisir de t'apprendre à jouer un jour, quel que soit l'instrument, je suis sûre que tu pourrais devenir très doué. Si j'ai appris à tenir un crayon, tu peux sûrement faire pareil."

Erwin se retint de lancer un regard coupable en direction de sa chambre, ce qui aurait fait office de preuve avant même d'avoir posé une accusation. Il pensa toutefois tellement fort à la guitare qui se cachait près de son lit qu'il n'aurait pas été surpris que l'image se projette d'elle-même devant les yeux de Jaden comme sur une toile de cinéma. Il se sentait intérieurement tiraillé. Etait-ce le moment d'avouer à Jaden qu'il avait commencé l'apprentissage de la musique depuis plusieurs mois déjà ? Serait-elle heureuse qu'il se soit lancé dans l'aventure ou serait-elle déçue qu'il ait fait ce choix sans lui en parler ? Et puis il n'était pas prêt. Son morceau en préparation ne l'était pas, en tout cas.

Mais après tout... Jaden avait fiché une flèche dorée dans les fissures de sa carapace. Le dessin. Erwin avait-il le droit de priver la jeune femme du plaisir que lui-même avait ressenti lorsqu'elle lui avait demandé, si timidement, de lui apprendre à dessiner ? Partager sa passion avait été l'une des choses les plus douces qu'Erwin avait vécues durant l'année écoulée. Quand Jaden s'exerçait, tout devenait un jeu. Elle semblait ressentir une joie enfantine en se mettant à son tour à la place de l'élève, comme si goûter à nouveau aux cours d'un point de vue qu'elle ne connaissait plus était une bouffée d'air dans son quotidien. Elle avait avancé à pas délicats dans l'art, comme elle était entrée dans la vie d'Erwin, et il avait profité de chacun de ces pas, ces petits bonds en avant qu'elle avait effectués à chaque fois qu'elle prenait un crayon.

"En fait, Jaden..."

Oui mais...

Toute l'idée de cette surprise, du morceau qui devait être abouti pour exprimer devant Jaden ce qu'il n'avait jusqu'alors prononcé que dans sa tête... Erwin n'avait pas envie de laisser tomber son plan maintenant, pas après avoir si bien avancé. Il avait tenu des mois sans rien dire. Allait-il vraiment tout lâcher en quelques secondes alors qu'il ne lui manquait qu'un peu d'entraînement ?

"J'y ai déjà pensé."

Le rattrapage n'était pas le plus impressionnant qu'il ait fait. Mais il resta là-dessus, laissant à Jaden le soin d'interpréter ces mots comme une vague promesse de "plus tard". Erwin avala une grande gorgée de son cocktail pour se donner une contenance. Et pour éviter que son amie lui pose une question qui nécessiterait une réponse dans les prochaines secondes. Lorsqu'il reposa son verre sur la table basse, sa main effleura celle de Jaden. Il n'osa tourner les yeux vers elle, sachant pertinemment que, s'il se permettait ce geste à cet instant précis, ses joues deviendraient plus rouges que le ventre d'un rouge-gorge à la simple idée d'avoir osé mentir. Il laissa pourtant traîner ses doigts à côté de ceux de la jeune femme, l'air de rien, non loin de son verre en guise de justificatif. Comment pouvait-il espérer un jour lui jouer un morceau de guitare alors qu'il n'était pas capable de la regarder dans un moment si anodin ?

En fait, Jaden

Elle l’attend, la fin de la réponse, elle a le souffle court en se disant qu’elle n’est pas folle, qu’elle n’a pas rêvé la corne sur le bout de ses doigts. Que ce n’est que son esprit qui lui joue des tours, son envie qu’Erwin se mêle un petit peu à son monde à elle autant qu’elle est venue dans le sien. Jouer quelques notes avec lui, ce serait comme mélanger leurs couleurs. Un Do Majeur et un Lila, deux accords parfaits qui mêlent la vision et l’audition comme elle aimerait lier leurs vies, au fond d’elle.

Mais non. Ce n’est pas tout à fait la réponse qu’elle attendait, qui sort de la bouche d’Erwin. C’en est une proche, pas décevante pour autant, juste légèrement déstabilisante. Parce que ce n’est pas un aveux qu’il a déjà commencé, ce n’est pas la confession qu’espérait Jaden pour confirmer ses doutes. Mais c’est toujours une nouvelle fantastique.

Elle sourit doucement, prête à lui dire qu’elle attend son signal, quand elle sent son cœur battre dans tout son corps au moment même où leurs doigts se frôlent. C’est une attaque sur son être entier, une flèche en plein cœur, le genre d’accident dont elle rêve parfois parce que les contacts sont plus rares qu’elle ne l’aimerait, avec sa fichue timidité maladive.

Mais sa timidité, elle a appris à la dompter. Au moins partiellement. Elle a appris qu’elle était assez forte pour se débrouiller devant une classe d’élèves, alors pourquoi pas Erwin ? Il lui faut puiser dans l’entièreté de ses forces pour bouger sa main aussi, pour la placer brièvement sur celle d’Erwin, avec la douceur infinie de celle qui a peur de briser la réalité si elle met un tant soit peu de force dans ce mouvement. La douceur se répercute dans tout son corps, sa gestuelle, son sourire sincère et aimant qu’elle lui adresse en relevant une nouvelle fois les yeux vers lui.

« Ça me fait très plaisir. Je vais pas te harceler avec ça mais le jour où tu voudras commencer, je serai là pour t’aider et te donner tous les conseils que tu veux. »

Tu peux même m’appeler à n’importe quelle heure pour me poser tes questions. Elle se retient de le dire. Ou plutôt, c’est sa gorge qui se bloque et qui la retient de prononcer la suite. Parce qu’elle a un peu la sensation d’aller trop loin et qu’aussi vite qu’elle l’y a déposée, elle retire sa main maintenant qu’elle n’a plus besoin de l’attention d’Erwin. Qu’elle la fuit, cette attention qu’elle a cherché, qu’elle se noie à nouveau dans son verre en espérant pouvoir faire passer ses rougeurs pour celles apportées par les effluves alcoolisées qui viennent caresser son nez et sa gorge.

« D’ailleurs j’ai dessiné quelque chose entre deux cours aujourd’hui. C’est dans mon sac, il faudra que je pense à te montrer plus tard. »

Plus tard parce que dans l’immédiat, ses jambes trembleraient peut-être un peu trop en se levant, et qu’elle sent toute la force qui l’habitait quelques secondes plus tôt la quitter soudainement. Elle est bien faible, Jaden, malgré ses quelques déferlements de confiance qui la poussent à agir et à faire ce qui aurait été impensable quelques années plus tôt, quand elle ne pensait pas encore mériter quoi que ce soit de ce que le monde avait à lui offrir.

Erwin se sentit respirer en entendant Jaden passer à autre chose. Et, en même temps, il se mordit l'intérieur de la joue avec culpabilité. Il voyait bien, dans les yeux de la jeune femme, qu'elle n'attendait que cet aveu. Mais il était trop tôt. Erwin comptait bien le lui offrir, ce moment de partage, il préparait tout pour que cela soit parfait : ce n'était pas pour tout bâcler maintenant - même si Jaden n'aurait certainement pas employé ce mot pour définir une telle surprise avortée.

Savoir que son amie était si volontaire réchauffait le coeur d'Erwin. Il lui semblait avoir été aussi enthousiaste qu'elle lorsqu'elle avait entrepris de se faire une place dans le monde artistique du dessin. A pas feutrés, comme à son habitude, mais avec élégance. Ses traits n'étaient pas encore très affirmés, mais Jaden savait où elle allait. Elle avait d'ailleurs un sens de l'auto-critique qui épatait Erwin autant qu'il lui facilitait la tâche. Approche à Jaden était un plaisir.

"D’ailleurs j’ai dessiné quelque chose entre deux cours aujourd’hui. C’est dans mon sac, il faudra que je pense à te montrer plus tard."

Le sourire d'Erwin s'étendit. Jaden semblait souvent prendre un réel plaisir à dessiner. En tout cas, un plus large plaisir que ce qu'il ressentait lui-même en écornant ses doigts sur les cornes de sa guitare. L'outil était plus rude de son côté. Mais il lui était plus facile de ne pas faire de fausses notes, il fallait bien le reconnaître. Même si l'oeuvre d'art devrait attendre "un peu plus tard" pour être dévoilée, Erwin rangea l'information dans un tiroir de sa tête et se promit de ne pas oublier avant que Jaden s'en aille. Parce qu'après tout, ils avaient encore de belles heures à partager devant eux.

Des heures qu'ils occuperaient comme à leur habitudes, sans aucun doute. Des heures qui s'annonçaient délicieuses et douces. Erwin décocha un dernier regard heureux à Jaden, termina son verre et le déposa sur la table basse. Il se leva pour aller fouiller dans le meuble de la télévision. Il en sortit, avec satisfaction, deux manettes de jeu vidéo.

"Est-ce que, pour patienter un peu, Madame me ferait le plaisir de se laisser écraser une fois de plus dans une partie de Just Dance ?"

Ni Jaden ni Erwin n'étaient particulièrement doué à ce jeu. Mais ils adoraient ça. S'il avait été doté d'une énergie infinie, Erwin aurait passé des jours entiers à danser avec son amie. La timidité du début était bien loin derrière eux. Leurs talents de danseurs s'étaient vite dévoilés et ils osaient désormais se défouler sans craindre le jugement de l'autre. Une libération. Un plaisir. Une proximité remplie de musique et de rire. Jaden ne se fit pas prier pour saisir sa manette.

"A vous l'honneur de choisir la première danse, très chère."

Erwin mima une révérence et écarta la table du salon pour préparer la piste de danse.