Les dieux, s’ils tendent l’oreille, peuvent entendre les prières que leur sont accordées. Certaines sont plus personnelles que d’autres, surtout lorsqu’elles proviennent d’êtres importants. Hadès, comme tous les dieux, peut entendre ces prières et leur répondre. Hélas, comme tous les dieux, il ne le fait que très rarement. Non pas par sentiment de supériorité, mais souvent par manque de temps. Comme n’importe quel être immortel, la notion de temps est abstraite, floue. L’urgence n’existe que très rarement chez les divinités et parfois, le temps de se rendre compte de l’importance d’agir, il est trop tard. Les mortels, eux, savent mieux gérer l’urgence et le temps. Peut-être est-ce pour cela que les dieux ont tendance à les laisser s’occuper des quêtes impossibles. Qui d’autres que ceux dont la vie est en jeu pour maitriser une situation avant qu’elle ne dérape ?

Pour autant, en cette nuit froide d’hiver, à l’aube d’une nouvelle année qu’il ne verra qu’à peine s’écouler, Hadès prend le temps d’écouter. Il tend l’oreille vers les prières qui lui sont accordées, plutôt moindre par rapport d’autres dieux et déesses. L’une attire davantage son attention car elle fait partie de celles qui ne s’oublient pas, celles qui proviennent de morceaux de lui-même glissés dans l’espace-temps que forme l’humanité. Alors Hadès tend l’oreille et écoute ce que son fils a à dire.

Les dieux n’interviennent que très rarement dans la vie de leurs enfants. Après tout, la notion de famille, à l’instar de celle du temps, est floue. Dans la plupart des cas, la différence entre un mortel et un immortel est trop grande pour qu’un dieu ne comprenne quoique ce soit aux humains et à leurs habitudes. Hadès ne fait pas exception, jugeant qu’il a assez à gérer avec les morts pour s’encombrer des vivants. Cependant, cette nuit fait exception et Hadès décide de passer ce voile qui sépare son royaume des morts et celui des vivants.

L’odeur de la menthe fraiche chatouille ses narines avant même qu’il ne soit complètement matérialisé. Une sensation de bien-être l’envahit lorsque les effluves de cyprès et de narcisse arrivent à leur tour.

« La jarre est avec moi, en sécurité. »

Évidemment, le dieu de la mort ne s’est pas annoncé. Il a juste détaché sa silhouette de la statue sans un bruit et toise maintenant son fils assis dos à lui sans qu’aucune autre émotion que la sévérité ne froisse ses traits.

D’accord, aucun risque alors.

Les épaules de Léo se relâchèrent, comme si un poids invisible s’en était soudain détaché. Hadès, s’il avait été plus expressif, aurait sûrement glisser un sourire fier sur son visage mais ce dernier resta aussi froid que les portes de l’Enfer. Malgré ça, le dieu était fier que son fils ait confiance en lui – même si cela ne le surprenait pas, rare étaient ceux qui avaient réussi à s’enfuir de leur geôle lorsqu’elle était gardée par Hadès.

Un silence s’installa entre le Dieu des Enfers et son fils. Hadès songea à retourner à ses affaires mais puisqu’il était là, il ne bougea pas. Il savait combien les mortels avaient de choses à lui dire lorsqu’il daignait leur accorder un brin d’importance. Hadès n’allait donc pas se défiler tout de suite, surtout en présence de son fils.

Pourquoi ?

Les mots résonnèrent dans le bungalow, comme démultiplié par les murs du bungalow. Pourquoi, quoi ? Hadès fronça très légèrement les sourcils. Pourquoi était-ce lui qui avait la charge de Celmis ? Hadès pouvait bien raconter les longues séances de discussion et de débats de l’Olympe, mais il n’y avait là rien de palpitant. Une petite voix lui souffla que Léo ne cherchait pas à savoir ce pourquoi-là, mais un autre.

Les mortels étaient souvent du genre à demander pourquoi. Pourquoi telle personne était morte au lieu d’une autre. Pourquoi la vie était injuste. Pourquoi les dieux laissaient le capitalisme grandir et détruire la planète, pourtant si chère à son épouse Perséphone. Beaucoup de pourquoi, et jamais de réponse satisfaisante.

Hadès réfléchit une longue minute à quel pourquoi son fils voudrait une réponse avant qu’il comprenne. Évidemment, comme souvent, les héros veulent savoir pourquoi eux et pas quelqu’un d’autre. Pourquoi était-ce Léo Rider qui avait été choisi pour la Quête Finale et pas quelqu’un d’autre. Hadès soupira.

« Parfois, il n’y pas de réponse. Seulement le hasard. »

Alors, si tu m'as sauvé cette nuit-là, ce n'était que par pur hasard ?

Ah. Si Hadès n’avait pas été un dieu, un être puissant qui foulait le sol des humains depuis plusieurs millénaires, alors peut-être que la surprise ce serait lu sur son visage comme dans un livre ouvert. Ah, il ne parle pas du tout de la quête. Ah, je me suis fourvoyé. Ah, j’ai merdé. Pour autant, puisqu’il était une divinité majeure habituée au self-control, aucune émotion ne trahit sa confusion. Il devait tenir son rôle, continuer de faire comme s’il contrôlait la situation.

« Le hasard n’est-il pas une raison suffisante ? »

Hadès savait que non. Les mortels avaient besoin de réponses, de comprendre. Ils créaient des religions, des cultes, des sectes, tout un autre tas de raison pour croire que la vie n’était pas qu’un hasard, que tout avait une raison d’exister, même s’ils ne comprenaient pas tout.

Hadès ne saisit pas tout de suite de quoi Léo parlait. De quelle nuit précisément ? Les mortels l’ignoraient, mais parfois les dieux leur donnaient des coups de pouce discrètement, sans se faire voir. Ce ne fut qu’une fois qu’il eut prononcé cette phrase typique d’une déité qu’Hadès compris à quoi Léo faisait référence. Et à quel point le dieu des morts eut tort de répondre à cette question de cette façon. Hadès décida alors d’y ajouter un peu plus de nuance avant que son fils ne lui réponde.

« Certains appels se font plus urgents que d’autres. »

Hadès laissa les mots de son fils en suspens. Ce genre de question méritait une réponse réfléchie et le dieu des morts se laissa quelques minutes de réflexion pour peser le pour et le contre. Devait-il offrir une réponse philosophique et rassurante pour son fils, ou bien devait-il être honnête quitte à effrayer son enfant ? Les humains avaient de drôles de réaction face à la mort mais Léo n’était pas n’importe qui puisqu’il faisait partie, d’une certaine façon, de la même espèce que lui. Finalement, le dieu soupira.

« Je suppose que ta filiation avec moi t’a rendu plus sensible à cette épreuve. Les âmes vont et viennent à l’entrée de mon royaume, quand elles sont entre-deux. Il ne tient qu’à elles, et aux Parques, de savoir si oui ou non il est temps de traverser. Charon le sait quand elles sont prêtes. Tu ne l’étais pas, tout simplement. »

Hadès n’ajouta rien. Évidemment qu’il savait que son fils avait failli mourir, il n’était pas Zeus. Ses enfants pouvaient se compter les doigts de ses mains et il les surveillait toujours de près ou de loin. Souvent de loin. Cela faisait déjà des années que cette histoire était arrivée ? Le temps était une notion si étrange, si abstraite. Hadès soupira.

« Je vais devoir te laisser. Hadès fit une courte pause avant de continuer, avec un peu plus de chaleur dans sa voix : Tu me rends fier Léo. Mais ne t’inspire pas trop de moi non plus. Tu mérites de t’accorder quelques joies malgré les peines. Ta vie est courte, chéris-la. »