Le feu crépitait dans le grand âtre de la pièce. Les flammes qui déclinaient après une longue nuit de lumière ne diffusaient plus qu'une faible clarté rougeoyante. Au milieu des ombres dansantes, Erwin se tenait debout, tête basse. La table en bois massif qui occupait le centre de la salle lui paraissait atrocement vide. Les sièges qui l'entouraient n'accueilleraient plus autant de stratèges, désormais.

Un courant d'air à l'odeur de neige s'engouffra dans la pièce, enroulant Erwin dans un frisson de peine et de soulagement malgré les lourdes fourrures qu'il portait.

"Älskling ?"

Le mot résonna dans le silence. Erwin refusait de se retourner, de croiser le regard bienveillant d'Alexis. Il ne le méritait pas. Dans le chant ténu des braises et des flammes, les doigts de la jeune femme vinrent se poser sur ceux, crispés sur le bois, de son compagnon.

"Ils sont tous dehors, ils t'attendent."

Même le ton doux et la voix encourageante d'Alexis ne pouvaient rendre ces mots supportables. La gorge d'Erwin se serra. Il ne lui restait, de son courage, que la force de tenir debout. Ce qu'il aurait pourtant aimé flancher, se laisser s'effondrer sans que quiconque vienne le voir, sans qu'on lui demande sans cesse de repenser à cet échec.

"Alexis, je..."

Je ne peux pas. Comment trois simples mots pouvaient-ils être à ce point difficiles à prononcer ? Comment pouvaient-ils tant lui embraser la gorge, lui déchirer la langue ? Cette faiblesse l'exaspérait autant qu'elle lui perforait le ventre.

"Reste. Un instant."

Les doigts d'Alexis raffermirent tendrement leur prise. Erwin savait que c'était à la fois un encouragement et une impasse : c'était pour cette raison que la viking l'épaulait si bien. Elle lui donnait la force sans lui laisser de porte de sortie. Elle le poussait à surmonter ses peurs et ses douleurs. Mais celle-ci semblait insurmontable.

"Que vont-ils penser de moi, kärlek ? Il y a eu une perte dans presque chaque famille du village, et c'est ma faute."

Les images du combat revenaient dans l'esprit d'Erwin. Il lui était impossible d'en dire plus. Alexis savait. Protéger le village ne s'était pas fait sans effort et, si les zones habitées étaient sauves, les territoires en bord de mer étaient encore imbibés du sang des guerriers qui avaient donné leur vie pour sauver leurs proches.

"Non, ce n'est pas ta faute."

Les mots d'Alexis étaient lents et lourds, comme si chacun d'eux pesait en importance dans la bouche de la viking.

"Je devais les mener, Alexis. Les mener à la victoire. Pas droit dans la tombe."

Dans le dos d'Erwin, le regard d'Alexis se chargeait d'une compassion qu'il ne voyait pas.

"Tu es un jeune chef, Erwin, mais tu as toujours été un bon chef. Ta mère était une guerrière redoutable, et elle a vu en toi quelqu'un à sa hauteur. Les gens du village sont d'accord avec elle. Tu les as toujours menés avec succès jusqu'à aujourd'hui. Ils t'attendent parce que tu es le signe que la vie continue, tu es un symbole de force pour eux. Pas un symbole d'échec. Ils ont besoin de toi."

Erwin se retourna enfin. Il fit face à Alexis qui, tout proche de lui, le fixait avec intensité. Le viking se sentit d'autant plus méprisable de regarder sa compagne avec des yeux embués quand elle soutenait son regard avec détermination. Pour elle, il s'empêcha une énième fois de flancher.

"Mais moi j'ai besoin de toi."

Les bras d'Alexis se glissèrent sous les épaisses fourrures du manteau d'Erwin. Son visage vint s'appuyer contre sa poitrine. Erwin sentit son coeur vibrer au rythme des mots de la viking.

"Et je suis là. Avec toi."

Les bras d'Erwin enfermèrent à leur tour Alexis dans leur prison de tendresse. Le silence se prolongea un moment. Puis, comme si cette étreinte avait créé un pont entre le corps d'Alexis et celui d'Erwin, le jeune chef se redressa, éveillé par une énergie nouvelle, pleine du courage qu'il lui manquait auparavant.

"Va les rejoindre, älskling.
Jag älskar dig."

Alexis libéra complètement Erwin qui sortit de la maison de pierre.

Les villageois attendaient, en effet. Ils étaient déjà tous attroupés, en cercle, dans un murmure respectueux, autour d'une série d'urnes sobrement décorées. Trop d'urnes. Mais Erwin inspira profondément et avança, aussi droit que sa mère l'aurait été, aussi solide qu'Alexis lui permettait de l'être. Lorsqu'il vint faire face au village et leva un regard désolé vers son peuple, Erwin fut absorbé par le silence soudain qui s'installa. Les visages tournés vers lui ne reflétaient pourtant pas la haine et la rancoeur auxquelles il s'était attendu. Au contraire, la lueur dans les yeux humides était celle de la fierté, de la reconnaissance, de l'espoir.

"Chers amis, je pense que chacun de vous sait que la bataille de ces derniers jours nous a coûté de nombreuses vies. Notre village est sauf, mais des personnes chères ont payé cette victoire de leur sang. Pour ces proches perdus trop tôt, nous construirons des tombes à leur image, où seront enfermées leurs urnes."

La cérémonie funéraire commença. Des hommages, nombreux mais simples, furent rendus aux différents combattants. Puis vint le moment de laisser reposer les pauvres âmes.

"Au nom de mon peuple, présent à mes côtés, je te prie, Odin, de bien permettre à ces nobles guerriers de franchir les portes de la Valhöll. Ces hommes et ces femmes ont donné leur vie pour leurs amis, pour leurs familles, et pour protéger ce que leurs ancêtres avaient bâti. Par leur sacrifice, notre village a survécu. Nous leur rendrons longtemps hommage, et nous t'honorerons pour leur avoir permis de rejoindre tes rangs et de reposer dans la dignité qu'ils méritent."

Les villageois se dispersèrent peu à peu, certains s'approchant une dernière fois des urnes avant qu'elles soient enterrées, d'autres retournant à leur tranquille intimité. Erwin regarda son peuple avant de croiser le regard d'Alexis. Tant qu'elle serait avec lui, il pourrait tout surmonter.