Lorsque Chiron avait fièrement annoncé la création du quartier Kolonaki, c’était tout juste s’il n’était pas venu voir Erwin en privé pour lui fourrer un flyer publicitaire entre les mains. Être un des plus vieux sang-mêlé de la Colonie était effectivement une préoccupation pour le fils de Poseidon, surtout depuis sa discussion avec Troian. Il avait esquissé plusieurs plans, des possibilités qui n’arrivaient pas à le convaincre totalement. La Nouvelle-Athènes lui ouvrait une nouvelle porte.

Il en avait parlé avec Alexis, évidemment. Leur vie à la Colonie avait été chargée depuis leur dernière quête, les empêchant de passer beaucoup de temps ensemble. Erwin n’était pas particulièrement pressé de déménager, surtout si cela signifiait s’éloigner un peu plus d’Alexis. Mais la fille d’Arès l’avait écouté calmement et lui avait fait part de ses propres doutes. Elle envisageait d’emménager dans un des nouveaux appartements, elle aussi, mais l’inconnu l’impressionnait.

C’est à deux qu’ils franchirent la frontière d’un nouvel avenir. Visiter la quartier Kolonaki avait un goût de banalité et d’aventure à la fois. Erwin sentait des souvenirs le chatouiller à la vue des murs et des rues clairs rappelant la Grèce. Il manquait de larges buissons de fleurs, des toits bleus et le bruit de la mer pour être chez lui, mais c’était un début. Alexis et lui découvrirent les trois immeubles destinés à accueillir les demi-dieux sans trop parler.

Ils se retrouvèrent le soir, à la Colonie, pour enfin exprimer ce qu’ils pensaient tous les deux. Alexis était toujours partagée, mais elle était sûre d’une chose : si elle déménageait, elle irait dans un appartement du bâtiment Athéna. La sérénité qu’elle y avait trouvée lui plaisait. Erwin était d’accord avec elle, le calme l’avait agréablement envahi malgré l’absence d’habitants et de vie. Mais il était encore trop tôt pour trouver, sur chaque mur, le souvenir d’Artemisia. Il n’était pas certain que le mélange entre la tranquillité de l’immeuble avec sa tristesse et sa colère soit une expérience positive à tenter… S’il s’était senti moins apaisé dans le bâtiment Apollon, c’était toutefois dans celui-là qu’il s’était senti le plus à sa place. Les murs neutres qui ne demandaient qu’à être peints et décorés lui ouvraient les bras.

Erwin emménagea une semaine avant Alexis. Elle était venue avec lui la première fois pour l’aider dans son déménagement. En réalité, il n’avait pas besoin d’aide – la clé de Janus était d’une efficacité ! – mais il fallait bien quelqu’un de plus pour rassurer Bubulle qui découvrait, lui aussi, ce nouvel espace. Et deux paires de bras n’étaient pas de trop pour transporter l’aquarium démesuré que Troian avait offert à Erwin pour Noël. Une fois seul, Erwin avait contemplé le bocal qui faisait office de vitrine devant la fenêtre et avait sorti son carnet.

* * *

« Tu commences à te sentir bien dans ton nouveau chez-toi ? »

Erwin sentait la voix d’Alexis un peu tendue. Un milliard de pensées contradictoires l’envahissait, il le ressentait et comprenait. Il avait hâte qu’elle découvre son propre « chez-elle » dans le bâtiment Athéna et se rapproche de lui par la même occasion.

« Mieux que les premiers jours. J’ai l’impression que c’est exactement là que je devais me retrouver, mais c’est encore assez fade. Je vais devoir arranger ça ! »

Le silence s’installa, léger. Les doigts d’Erwin se lièrent à ceux d’Alexis.

« Tu te rappelles quand on a visité le quartier la première fois ? J’avais envoyé une lettre à ma mère pour lui en parler. Elle a dit qu’elle viendrait. Je pense qu’elle devrait arriver demain ou après-demain. »

Erwin en resta là. Il mourait d’envie de demander à Alexis si elle voulait rencontrer Iris. Mais l’idée de la presser à ce sujet le retenait. Il se contenta d’un regard lui signifiant qu’elle serait la bienvenue si elle venait au quartier Kolonaki ce jour-là. Et l’idée de peut-être avoir sa mère et Alexis en même temps à ses côtés élargit son sourire.

* * *

« C’est ici que tu vas vivre, mon chaton ?
Oui, dans ce bâtiment-là.
Oh c’est haut ! J’espère que t’es pas installé au dernier étage parce que j’ai une valise chargée à porter !
Maman, je t’avais dit de ne pas t’encombrer…
Mais c’est pour ton confort ! Tu pensais que j’allais arriver les mains vides, sérieusement ? Mon bébé qui emménage dans son propre appartement ! Je veux que tu te sentes chez toi ! Regarde, j’ai même pris tes livres sur les animaux marins !
Mais maman ! J’avais 9 ans quand je lisais ça ! »

Iris ne voulut rien entendre et grimpa les trois volées d’escaliers qui la séparait de l’appartement de son fils. Elle avait déboulé comme une fusée dans la Nouvelle-Athènes et Erwin était finalement soulagé qu’Alexis ne soit pas venue. Jamais Iris ne l’aurait laissée tranquille de toute la journée, elle était bien trop excitée à l’idée que son petit garçon soit encore un peu plus indépendant.

« Dis, c’est vraiment un endroit pour des dieux ? Y aura que des gens comme toi, ici, mon chéri ?
Des demi-dieux, maman. Arrête de penser que j’ai autant de classe que Zeus, s’il te plaît. Mais oui, ce sera pour des gens comme moi.
Waw ! Tu crois que les divinités "entières" viendront aussi de temps en temps ? J’aurais bien deux ou trois mots à dire à ton père après m’avoir lâchée comme il l’a fait et –
Maman, je t’en pris, crie pas comme ça. Y a des gens qui en savent pas autant que toi, ici. C’est pas cool de la part de Poseidon mais tu ne le verras pas, encore moins pour lui dire quoi que ce soit. Je l’ai jamais vu non plus, c’est comme ça.
Oui bah on voit que c’est pas toi qui a couché avec un dieu avant qu –
Maman ! »

Erwin avait tendance à oublier que les affaires de mythologie, en laquelle croyait fortement sa mère, pouvaient devenir un poil trop familière quand c’était elle qui en parlait. Il changea de sujet en proposant à Iris de s’atteler à la décoration de l’appartement.

L’épreuve fut longue et fastidieuse, mais, après d’innombrables essais, changements d’idée, tentatives créatives et farfelues… Iris finit par ne plus toucher à ce qu’elle avait installé. Elle se sentait particulièrement inspirée par l’aquarium de Bubulle, mais il se faisait tard, Erwin avait d’autres choses à faire que servir d’assistant décorateur, et mère et fils n’avaient pas encore visité l’entièreté du quartier ensemble. Le fils de Poseidon emmena sa mère dans les petites rues encore vides et se dirigea presque instinctivement vers la plage.

« C’est très beau !
Ca me rappelle la maison. »

Iris regarda son fils avec un peu de tristesse dans les yeux. Elle savait combien cela lui avait coûté de partir pour New York. Elle savait qu’il ne s’était jamais tout à fait senti chez lui dans cette grande ville. Elle savait que tout de la Grèce lui avait manqué durant les dernières années de son enfance. Tendrement, avec tout l’amour qu’elle avait pour lui, elle lui prit la main.

« Tu sais, c’est marrant que tu déménages. Je veux dire, que tu le fasses maintenant. Je pourrais venir tellement souvent te voir !
Maman, je t’aime, mais je crois pas que ce serait une super bonne idée…
Ne te tracasse pas ! Je pourrais le faire si je restais à New York. Mais je déménage aussi.
Quoi ? Mais tu vas habiter où ?
Tu te souviens de ma tante qui louait notre maison à Fira quand on est partis ? Elle est décédée. Oui, c’est pas très joyeux, mais ne me regarde pas comme ça, Erwin. Tu ne l’avais jamais vue, je la connaissais peu et ça fait déjà quelques mois. Bref, garde tes condoléances. Elle est décédée et dooooonc, je me suis dit que je pourrais retourner là-bas. J’ai envoyé un CV il y a quelques temps pour au Musée Archéologique de Fira, et j’ai été acceptée ! Finies les visites au Musée d’Histoire Naturelle, retour à la case départ ! Je voulais te l’annoncer quand j’aurais eu l’occasion de tout déménager, mais le moment me semble parfait maintenant que tu changes aussi de maison !
On... Tu vas de nouveau habiter en Grèce ?
Oui ! Et je compte sur toi pour venir me voir un peu plus souvent, mon petit poisson. »

Erwin serra sa mère dans ses bras. Elle rayonnait et, par-dessus son épaule, le fils de Poseidon pouvait apercevoir la mer. Pendant un instant, il était de nouveau enfant. Il serait à nouveau chez lui en rendant visite à Iris. Et il était désormais chez lui ici.

* * *

Erwin arriva sur le palier. Il tourna à l’angle du couloir et découvrit Alexis, prostrée devant sa porte comme si une horde de monstre se trouvait derrière. Pourtant, les seules vibrations qui émanaient de la pièce étaient les pas emmêlés et précipités des deux femmes qu’on entendait débattre au sujet de la place des meubles. Il sourit en constatant qu’il ne s’était pas trompé : Alexis avait fait son choix, mais elle avait peur. Un petit coup de pouce pour l’aider à se sentir chez elle à son tour ne pouvait pas lui faire de mal.

« À moins que tu aies une technologie plus avancée que les autres, je crois que, pour ouvrir une porte, il faut appuyer sur la poignée. »