Pétrifiée, Ava n’arrivait même pas à lever son épée alors que le monstre courait dans sa direction. Elle aurait aimé hurler mais aucun son ne sortait de sa bouche. Son corps, aussi inerte qu’il semblait avoir déjà accepté la mort, ne répondait pas à l’instinct de survie qu’elle aurait pourtant juré avoir. Plus que quelques mètres et ce calvaire serait fini, songea Ava. Plus que quelques pas de plus et le monstre pourrait rompre le fil si ténu qui reliait Ava à la vie. Plus que quelques mètres et –

Ava se réveilla en sueur, retenant de justesse le hurlement de terreur qui lui comprimait la gorge. Elle resta de longues minutes à contempler l’obscurité face à elle alors que le froid mordant peinait à l’ancrer dans cette réalité. Puis, elle se laissa tomber mollement en arrière et tenta de calmer les battements de cœur. Cela faisait maintenant des semaines que le Tortionnaire avait été mis hors d’état de nuire, des semaines qu’Ava était revenue de la mission de protection des camps, des semaines qu’elle rêvait de son incapacité à se battre contre un monstre.

Finalement, sa mère avait raison.
Elle était bonne à rien.

***

Alors que la plupart des légionnaires se dirigeaient vers le petit-déjeuner, Ava ignora son estomac meurtri et se dirigea vers les bains. À cette heure-là, il y avait encore peu de monde et la Centurion se réjouissait d’un peu de solitude. Elle savait bien que si elle restait trop longtemps avec sa cohorte, Trevor verrait qu’elle avait de nouveau fait un cauchemar et tenterait de la consoler. Or, aujourd’hui Ava n’avait pas envie de recevoir de l’affection et de la gentillesse. Elle avait besoin de se faire secouer et elle savait pertinemment vers qui aller.

Lorsqu’elle sorti des bains, une détermination nouvelle brillait dans son regard. Pour autant, chaque pas la rapprochant de son objectif lui tordait un peu plus l’estomac. Ce n’était pas une bonne idée, non ? Ce n’était pas une bonne idée. Peut-être devrait-elle choisir la voie de l’inaction. Trevor la noierait sous sa gentillesse et Ava se contenterait d’être une moins-que-rien, bonne elle l’avait été jusque-là.

Alors qu’Ava songeait à faire demi-tour, comme elle l’avait fait de si nombreuses fois jusque-là, un souvenir la saisit au vol : celui de la jeune grecque, Caly, en train de se faire broyer par un monstre. Un frisson d’horreur remonta le long du corps d’Ava qui se fit violence pour avancer. Encore un pas. Puis un autre. Et enfin, la terreur pris une autre forme.

Torse-nu malgré le froid, Lancaster était en train de tournoyer sur lui-même, empalant des pantins comme s’ils n’étaient rien. Son corps était abominable. Couverts de cicatrices et d’anciennes blessures, Ava n’avait jamais vu pire témoin des horreurs de l’extérieur. Puis, lorsque le Maître d’arme senti sa présence, il s’arrêta et la foudroya du regard. L’avait-il déjà vu sobre ? Il semblait sobre. C’était terrible.

Ava et lui avaient déjà échangés, une fois ou deux, depuis leur combat contre les monstres. Ava avait déjà demandé à demi-mot qu’il l’entraîne et Lancaster lui avait gentiment fait remarquer qu’elle manquait trop de courage pour s’entraîner à ses côtés. Pourtant, aujourd’hui, elle se sentait prête. Prête à encaisser toutes les horreurs qu’il pourrait lui infliger entraînements. Elle s’approcha donc de lui, les poings serrés.

« Je suis prête. »

« C'est ce qu'on va voir... »

La lame siffla trop près des oreilles d’Ava qui resta de marbre. En réagissant, elle aurait probablement signé sa propre mort tant le lancer était chirurgical. De toute façon, Lancaster était un trop bon viseur pour qu’Ava tente d’esquiver quoique ce soit. Il n’avait eu qu’à bouger une demi-seconde et la lame avait déjà terminé sa course à quelques pas d’Ava.

La Centurion savait qu’il s’agissait d’un test mais elle n’avait aucune idée de ce qui était attendu. Avait-elle échoué en restant immobile ? Était-elle en train d’échouer en continuant de fixer devant elle, immobile ? Les yeux fixés dans ceux de Lancaster, Ava ne tenta même pas d’essuyer le sang qui perlait sur sa joue. Elle resta droite comme un piquet, à la limite du garde-à-vous.

« Dois-je vous rendre votre lame ou dois-je continuer de jouer la cible vivante, monsieur ? »

Son assurance ne pouvait dissimuler le léger tremblement dans sa voix mais sa détermination, elle, était toujours la même. Elle voulait réellement être meilleure et elle savait au plus profond d’elle-même qu’il n’y avait que Lancaster qui pouvait l’aider à y parvenir. À coup de pieds au cul, probablement, mais c’était la seule méthode qui marchait avec elle.

Était-ce une lueur d’amusement qu’Ava voyait dans le regard de Lancaster ? Bizarrement, cela l’effrayait encore plus que l’idée de croiser un nouveau monstre. Qu’y’avait-il de si amusant dans sa remarque pour que le maître d’arme ait envie de rire ?

Un court silence enveloppa le terrain d’entraînement pendant lequel Ava se demandait si elle avait le bon choix. Il y avait un tas d’adultes capables de la former correctement et Lancaster n’était pas connu pour prendre les poulains en tête-à-tête. Il allait probablement l’envoyer paître comme il l’avait toujours fait jusque-là.

« T'es venue pour me servir de cible d'entraînement ou pour arrêter de te faire dessus lorsque tu vois un monstre ? Amène-toi et ne me lâche pas d'une semelle. Tout ce que je te dis de faire, tu le fais. Aucune discussion possible. Le moindre refus et tu dégages. C'est clair ? »

Un frisson de terreur et d’excitation remonta le long du corps d’Ava qui hocha la tête avec autant de vigueur que de peur. Elle était prête, oui. Mais elle était aussi effrayée. Bête et disciplinée, Ava suivi Lancaster dès qu’il lui tourna le dos. Elle s’arrêta lorsqu’il s’arrêta et observa les alentours de la même façon que lui.

« Suis moi et fais exactement ce que je fais, si tu te foires tu recommences depuis le départ. »

Faire… quoi ? Avait-elle envie de demander. Mais elle avait trop peur que Lancaster la vire du terrain si elle posait trop de questions, alors elle le regarda avec attention. Le maître d’arme se saisit d’une poutre à peine plus petite qu’Ava et se mit à trottiner avec avant de la reposer par terre, en faire le tour, puis la reprendre.

Les sourcils froncés, de multiples questions lui brûlant la langue, Ava se dirigea à son tour vers les poutres. Elle en saisit une qu’elle porta du mieux qu’elle pu avant de la poser plus loin, courir autour, et la reprendre.

Courir, c’était facile.
Porter une poutre, c’était facile.

Faire les deux en même temps ? Ava avait beau y mettre toute sa force et toute son endurance, elle n’était pas sûre de pouvoir tenir aussi longtemps que Lancaster l’espérait. Néanmoins, elle s’accrocherait jusqu’au bout et tant pis si elle devait vomir à la fin. Et au milieu.

Ava, qui commençait pourtant à s’habituer au rythme effréné et irrégulier du maître d’arme, failli tomber de déséquilibre lorsque ce dernier s’arrêta brusquement. Le soulagement de lâcher la poutre ne fut que de courte durée alors que le regard inquisiteur de Lancaster semblait l’analyser complètement. Que pouvait-il voir, avec son regard de guerrier ? Pouvait-il sentir ses peurs, à l’instar de certains enfants d’Arès ? Pouvait-il entendre son cœur tambouriner si fort qu’elle avait l’impression qu’il créait des vibrations jusque dans le sol ? Ava eut bien du mal à tenir tête à ce regard alors qu’elle aurait voulu se cacher dans un trou de souris.

« Qu'est-ce que tu ressens face à un monstre ? Tes muscles se tétanisent ? Tes sens sont embrumés ? Ton cerveau te hurle de fuir mais tes jambes n'arrivent plus à te porter ? Tu as peur de mourir ? »

Lancaster avait l’art de manier aussi bien ses bras que sa langue. Chacun des mots qu’il prononçait frappait Ava en plein cœur. Un goût désagréable de bile se mélangea à sa salive et elle eut du mal à déglutir pour le faire partir. Pour autant, à l’instar de ses muscles tétanisés et de sens embrumés, Ava devait faire avec et aller au-delà. Lancaster attendait une réponse et elle devait lui répondre.

Évidemment, l’envie de mentir, d’enjoliver la situation, de justifier la lâcheté de son corps sur autre chose lui effleura l’esprit. Il n’y avait rien de flatteur pour l’égo à admettre ses propres faiblesses. Néanmoins, mentir ne servirait à rien. Lancaster devait déjà connaître la réponse dans tous les cas. Alors, ce fut avec ce goût de bile et le cœur battant qu’Ava planta son regard dans celui de Lancaster.

« Oui. Oui, mon corps ne m’obéit plus dans ces moments-là. »

Ava se revoyait encore face aux monstres qui s’enchaînaient, incapable de réagir, immobile dans sa terreur. Il y avait toute une différence entre faire des entraînements contre des mannequins ou des légionnaires et voir en face des monstres capables d’ouvrir en deux des sang-mêlé juste avec leurs petits doigts.

« Oui, j’ai peur de mourir. »

Les mots, coincés dans sa gorge, avaient fini par jaillir d’eux-mêmes. Oui, Ava craignait la mort. Elle craignait que Thanatos n’arrive pour la cueillir alors qu’elle n’avait encore rien fait, rien vécu. Elle qui se cachait derrière son indifférence et son ennui ne voulait pas en finir maintenant. Qu’avait-elle accompli si elle mourait aujourd’hui ? Absolument rien. Que resterait-elle si elle rejoignait les Enfers maintenant ? Rien qu’un nom sur un registre. Même sa propre mère n’aurait aucune larme pour sa fille. Quant à son père, ah, elle n’existait même pas pour lui.

Pourtant, Ava ne voulait pas fuir la vie de demi-dieu. Elle ne voulait pas se cacher, se morfondre, ignorer les responsabilités qu’elle avait maintenant. Elle voulait avancer, aller plus loin, continuer, devenir une meilleure version d’elle-même.

« Mais je veux plus avoir peur. »

Ou en tout cas, elle ne voulait plus que la peur la contrôle.

Pendant un instant, un court instant, alors que Lancaster s’approchait d’elle, Ava était persuadée qu’elle allait s’en prendre une. Avec ou sans élan, Ava n’en savait rien mais elle ne bougea pas d’un iota, prévoyant la douleur d’avance. Mais lorsque la main de Lancaster se posa sur son épaule – et non sur sa joue –, Ava la regarda brièvement avec surprise. Puis les mots qui suivirent ce geste n’en furent que plus surprenant.

« Cette peur de mourir est quelque chose de tout à fait naturel. C'est normal d'avoir peur de la mort, je m'inquiéterais sérieusement si tu n'en avais pas peur. Moi-même j'en ai peur. Cependant, si tu laisses cette peur te dominer elle te rapprochera inexorablement de la fin de tes jours. Il faut la surmonter, s'en servir comme d'un levier qui te poussera à te battre pour pouvoir continuer à vivre et profiter pleinement de l'avenir. »

Le discours du maître d’arme pris sérieusement Ava aux tripes. Les mots qu’elle venait d’entendre, elle le savait, résonneraient en elle pendant un moment. Pour autant, alors qu’elle cherchait à la meilleure façon de répondre à ce discours, Lancaster recula puis se repris sa course. Désemparée par ce changement brutal d’ambiance, Ava resta plantée quelques secondes supplémentaires avant de comprendre qu’elle devait continuer de le suivre.

Lorsqu’ils se rapprochèrent du fort du dernier Jeu de Guerre, Ava s’arrêta et regarda Lancaster grimper. Son aisance pour l’escalade rassura Ava qui s’empressa de le suivre mais elle se rendit bien vite compte que l’expérience d’un guerrier n’était rien comparé à son expérience à elle. Il aurait eu le temps de se faire un thé, de le boire, et d’en faire chauffer un deuxième le temps qu’Ava n’arrive en haut du fort, transpirante et fatiguée. Malgré le temps qu’elle avait mis à grimper, Lancaster n’avait visiblement pas fait de thé – dommage.

Ava regarda autour d’elle, silencieuse. Il n’y avait rien de particulier dans ce fort abandonné si ce n’était qu’il avait été pris d’assaut plutôt violemment lors des derniers Jeux. Perplexe mais prête à n’importe quoi de la part de Lancaster, Ava resta sur ses gardes et reporta son attention sur le maître d’armes.