Alexis ferma les yeux et laissa le vent s’enrouler autour d’elle. Sa tresse dansait en rythme pendant que son corps restait immobile.

Des secondes, des minutes, des heures. Alexis ne savait pas combien de temps elle resta là, en haut de cette montagne, à laisser l’air glacial s’engouffrer dans ses narines mais lorsqu’elle entendit un léger bruissement non loin d’elle, elle su que l’exercice était terminé.

Alexis se laissa retomber par terre, frigorifiée. Elle claqua des dents et chercha du regard Alekseï qui la fixait au loin, l’air satisfait. Il s’approcha d’elle et glissa une veste sur les épaules de son élève. Dans l’herbe glacé, il écrivit quelques vers pour saluer la férocité d’Alexis, ce qui la réchauffa instantanément.

« Allez, du nerf Alexis, redresse-toi et quittons cet endroit. Il fait un froid à mourir ! »

Alexis connaissait Alekseï depuis quelques mois maintenant – enfin, même plus, mais elle n’avait appris à le connaître réellement que depuis peu – et un sourire amusé éclaira son visage. À une autre époque, elle aurait probablement insulté son maître, incapable de supporter cette ironie à peine dissimulée.

C’est toi qui m’a fait poireauté ici pendant tout ce temps ! C’est toi qui as choisi ce lieu ridicule en pleine nuit ! C’est moi qui ai failli mourir pour tes exercices débiles !

Pourtant, aujourd’hui Alexis ne laissa rien s’échapper de ses lèvres. Elle serra la veste sur ses épaules et suivi Alekseï lorsqu’il entama la descente raide de la montagne. Bientôt, l’air froid fut remplacé par une humidité mordante et les rayons du soleil qui chatouillaient à peine l’horizon quelques instant plus tôt éclairèrent la taverne dans laquelle le marchombre et son apprentie se glissèrent.

***

Alexis se tenait le ventre avec contentement. Il était rare qu’Alekseï autorise des repas pareils, jugeant qu’il fallait toujours apprendre à se contenter de peu pour survivre à tout, alors Alexis en profitait dès qu’il autorisait le contraire. Elle avait l’impression d’avoir avalé toute la taverne et avait maintenant très envie de dormir.

« J’ignore beaucoup de choses sur la vie, mais je sais que toi, mon élève, tu ne mourras jamais de faim. »

Alexis, dans sa grande maturité, lui tira la langue avant de pencher la tête en arrière pour rire. Effectivement, s’il y avait bien une chose qui ne signerait pas sa perte, ce serait la nourriture. Sauf si cette dernière finissait empoisonnée. Alors là, le trépas l’emmènerait loin de ce monde.

***

« Où allons-nous ? »

Alexis avait déjà posé la question à plusieurs reprises mais Alekseï s’était contenté d’un silence éloquent. Il y avait des fois où son maître était incapable de se taire et d’autres fois où ses lèvres semblaient scellées à tout jamais. Alexis soupira et leva les yeux au ciel.

« Tu es peut-être derrière moi, mais je vois ton impatience d’ici. Calme-toi et écoute ton environnement, Alexis. »

La concentration chassa rapidement la lassitude et Alexis observa avec tous ses sens. Ses yeux repérèrent quelques indices au sol, aussi infimes furent-ils. Son nez huma une chaleur anormale pour les bois dans lesquels ils se trouvaient. Ses oreilles, par contre, ne captaient rien que le souffle du vent. Pourtant, les doigts d’Alexis étaient déjà au niveau de ses dagues. Ses sourcils, froncés, trahissaient sa grande concentration. Puis, sans prévenir, la jeune femme lança son poignard avec précision en direction d’un arbre à quelques mètres d’eux.

"Excusez-moi, monsieur, je passe !"

Erwin entrouvrit un oeil déconcentré quand le bras de Tracey manqua de le déséquilibrer. Elle avait fait exprès de lui passer devant le visage, il le savait. Les notes trop joyeuses dans sa voix et cette étincelle au coin de sa pommette rehaussée par un sourire ne mentaient pas. Et puis, ce n'était pas comme si la Marchombre était incapable d'esquiver un humain suspendu à un arbre de façon totalement immobile. Erwin referma les yeux.

"D'accord, je t'ai demandé de t'entraîner à la méditation. Certes, je t'ai enseigné cette posture pour t'obliger à ressentir ton énergie différemment. Mais pour l'amour de la Dame, descends de cette branche, Erwin, et viens m'aider à étendre cette nappe !"

Erwin ouvrit à nouveau les yeux. Même le visage à l'envers, Tracey avait les sourcils bel et bien froncés. L'apprenti esquissa un sourire narquois et referma les yeux une seconde fois. Elle venait de le dire, c'était elle-même qui lui avait intimé l'ordre de s'entraîner à méditer. Car elle trouvait que son élève se concentrait "à peu près aussi bien qu'un Petit à qui on présente des framboises". Elle allait voir.

Inspiration.

Sentir l'énergie que déploient les jambes pour rester accrochées à la branche qui le maintient.

Expiration.

L'énergie qui descend des pieds à la bouche. Les bras croisés sur le coeur qui s'étendent vers le bas.

Inspiration.

Les

"C'est un ordre, Erwin Sil'Amber ! Ce n'est pas en faisant semblant de respirer profondément que tu cerneras l'énergie qui t'entoure !

Erwin tomba sur le sol, tête la première, sous le coup que venait de lui assener son mentor. De toute évidence, il n'avait plus le choix. Il aida Tracey à étendre la nappe exagérément grande qui attendait au soleil. Puis une autre et encore une autre. Combien y avait-il de draps dans la cabane de la Marchombre ?

"Pourquoi s'embête-t-on avec tout ce linge ? Il n'y a jamais eu besoin de faire un aussi grand nettoyage depuis notre arrivée..."

D'un mouvement souple, la Marchombre étendit une serviette sur une corde tendue que le vent s'empressa de gonfler en dansant.

"Demain, nous partons."

* * *

Au milieu des bois, Tracey désignait à Erwin chaque plante qui se mettait en travers de leur route et lui demandait de la nommer.

"Un éclat d'étoile."
"Une anémone des bois, Erwin. Et celle-ci ?"
"Un bouquet de colibris."
"Du chèvrefeuille sauvage ! Bon, là ?"
"Des perles de lave."
"Des baies d'aubépine, enfin, Erwin... Tu fais bien le poète, mais le jour où tu mangeras un fruit empoisonné dans la nature, tu feras moins le malin. Cet arbre ?"
"Un saule pleureur."
"Tu vois, quand tu veux !"

Une lame fin soudain se planter dans le tronc du saule, à quelques mètres d'eux. Des sabots firent ronfler le sol meuble de la forêt. Aussitôt apparurent deux montures et leurs cavaliers. La plus petite des deux, une cavalière, descendit de son cheval et s'approcha du tronc écorché. Erwin la vit en décrocher quelque chose. Le gargouillis qui en émana ne laissait pas de doute. L'esprit d'Erwin se concentra autour de ce seul mot.
Brûleur.
Brûleur. Brûleur. Brûleur.

Sans laisser le temps à son apprenti de réfléchir davantage, Tracey talonna son cheval jusqu'aux deux silhouettes. Erwin l'imita.

"A en juger par sa taille, c'était un jeune spécimen. Très beau réflexe tout de même. Tu as une meilleure élève que moi, Alekseï."

Erwin lança un regard accusateur vers son mentor mais ne releva pas. Sa curiosité était toute portée vers les deux individus qui lui faisaient face. L'homme à qui Tracey s'était adressée était Alekseï. Erwin n'en avait que rarement entendu parler, mais il avait cru comprendre que son maître avait déjà eu l'occasion de le côtoyer. L'apprentie, en revanche, ne lui rappelait personne que son mentor aurait pu mentionner auparavant...

Alexis ne perdit pas une seconde et dirigea son cheval vers l’arbre dans lequel était fiché sa dague. Elle n’accorda qu’un regard bref aux deux cavaliers qui se tenaient non loin de son poignard et qu’Alekseï fixait comme s’il s’agissait de vieux amis. Alexis descendit de sa monture et récupéra son arme dans lequel était empalé une créature de moins d’un mètre de long dont la mort l’avait saisi au vol. Alexis laissa retomber le cadavre et essuya sa lame contre son pantalon avant de la ranger dans son fourreau.

« À en juger par sa taille, c'était un jeune spécimen. Très beau réflexe tout de même. Tu as une meilleure élève que moi, Alekseï. »

Alexis tenta de dissimuler la couleur de ses joues en se remontant sur son cheval. De toute façon, elle n’aurait rien pu dire puisqu’Alekseï entamait déjà la conversation tout seul. Il était comme ça Alekseï, bavard et extraverti là où Alexis était calme et renfermée. Ils se complétaient à leur façon.

« Ah, c’est parce qu’elle a un bon maître ! Et puis, elle est née avec ces poignards dans les mains, alors le combo des deux ne pouvaient qu’être bon. Je suis certain que personne ne pourra l’égaler sur ce point. »

Les joues d’Alexis n’étaient plus rouges, oh ça non, elles étaient maintenant cramoisies. Pourquoi son maître parlait-il d’elle de façon aussi élogieuse ? Il était loin d’être aussi généreux en compliment d’habitude et se contentait seulement de la pousser à faire toujours mieux, comme si elle n’était jamais à son maximum.

Alekseï et la rouquine continuèrent d’échanger quelques bavardages entre eux, excluant très clairement leurs élèves de la conversation. Visiblement, la femme se prénommait Tracey et elle était accompagnée par Erwin depuis quelques mois – à peu près autant qu’Alexis avec Alekseï. Pour autant, Alexis n’osa couler un regard vers son collègue apprenti qu’après de longues minutes d’immobilité.

Le jeune garçon avait une allure plutôt banale, voir même passe-partout. Alexis ne trouva absolument rien qui pouvait indiquer sa position d’apprenti marchombre, si ce n’était pour sa silhouette plutôt élancée. Quels étaient ses points forts ? Ses points faibles ? Ses atouts ? En quoi était-il doué ? Alexis reporta son attention sur son maître lorsque le cheval de ce dernier s’ébroua.

« Allez, remettons-nous en route. On va faire un petit bout de chemin ensemble, tous les quatre. »

***

Alexis fixait le feu, hypnotisée. Pour des marchombres censés être discrets, Tracey et Alekseï étaient bien bruyants. Ils riaient et parlaient comme de vieux amis avides d’en savoir plus sur les aventures de l’autre. Pourtant, rien de ce qu’ils n’échangeaient verbalement n’aurait eu d’intérêt pour des oreilles indiscrètes. Parfois, ils semblaient avoir des conversations silencieuses entre deux regards ou deux touchers fugaces. Alexis était incapable de définir quelle relation ils entretenaient réellement mais elle sentait qu’Alekseï tenait Tracey en haute estime, alors il en serait de même pour la jeune fille.

« Tu es bien silencieuse Alexis, ce soir. Tu n’as rien à dire ? »

Prise au dépourvu, Alexis passa son regard du feu à Alekseï. Depuis quand la fixait-il ? Alexis, mal à l’aise, laissa courir ses ongles sur la peau nue de ses bras.

« Non, Alekseï. J’écoute. »

Un sourire amuse s’étira sur les lèvres du marchombre sans qu’Alexis ne puisse comprendre ce qui l’amusait tant. Alexis eu toutes les peines du monde à garder son calme alors que le regard de Tracey lui brûlait la peau presque autant que le feu auprès duquel elle se tenait.

« Parfois, participer t’apprendra plus qu’écouter silencieusement. »

Durant le bout de chemin que les quatre Marchombres firent ensemble, Erwin ne cessa de se demander depuis quand Tracey connaissait Alekseï - longtemps en tout cas - et quel était leur lien. Son mentor agissait comme si lui-même aurait dû connaître Alekseï depuis des années, comme si se retrouver en quatuor était prévu depuis le début. A croire que le rendez-vous était pris depuis des mois. Tracey déblatérait un nombre impressionnant d'anecdotes et son ami en faisait de même. Pour autant, tous deux conservaient une paradoxale discrétion qui aurait fait remarquer au premier venu leur nature marchombre. Erwin, lui, n'était pas le premier venu et parler tout bas ne lui suffisait pas à voir en quelqu'un la moindre miette d'âme marchombre. A ses oreilles, la voix de Tracey était, au contraire, un hurlement par rapport à son attitude habituelle.

Pendant ce temps, l'autre apprentie, Alexis, chevauchait légèrement en retrait de son mentor, tout comme Erwin. Ils parlèrent peu mais se présentèrent brièvement l'un à l'autre, puisque les adultes ne daignaient pas le faire comme à l'accoutumée. Ils observèrent beaucoup, tous les deux. Tout ce qu'il y avait à voir. A entendre. A sentir. Leur entraînement ne semblait, en tout cas sur ce point, pas si différent. Alexis adoptait une attitude plus nerveuse sur son cheval, comme si rester assise à écouter le vent autour d'elle, dérangée par les voix d'Alekseï et Tracey qui plus est, la rendait profondément impatiente. Elle ne bougeait cependant pas d'un iota. Elle dégageait une aura particulière, tout simplement.

Erwin, lui, profitait du fait que son cheval suive tranquillement les trois autres montures du groupe pour lever les yeux au ciel de temps à autre, les fermer et profiter sereinement du monde. Tracey lui avait enseigné différentes manières de méditer. Faire abstraction de ce qui l'entourait était un élément essentiel de plusieurs de ces méthodes. Et faire abstraction des deux mentors qui jacassaient n'était pas une mince affaire.

Lorsqu'ils établirent un campement pour la nuit, Erwin tenta tout de même de s'intégrer à la conversation qui animait toujours son mentor et celui d'Alexis. Lui qui était bavard de nature n'arrivait pas à placer plus d'une phrase à la fois dans la discussion tant les deux Marchombres étaient emportés par leur retrouvaille.

"Tu es bien silencieuse, Alexis, ce soir. Tu n'as rien à dire ?"

Erwin leva les yeux vers l'apprentie qui, effectivement, n'avait pas ouvert la bouche de la soirée, à part pour enfourner de grandes bouchées du repas "de fête" que les deux mentors s'étaient autorisés. Elle ne semblait pas à sa place. Etait-elle comme ça même seule avec son mentor ? Ou leur présence, à Tracey et lui, suffisait-elle à créer une telle gène chez cette jeune fille ?

"Non, Alekseï. J'écoute."

Sage réponse. De là à dire qu'il y avait quelque chose d'intéressant à écouter, Erwin n'aurait pas mis sa main à couper. Mais, après tout, son mentor ne lui apprenait-il pas à plus souvent écouter ce qui l'entourait ?

"Parfois, participer t'apprendra plus qu'écouter silencieusement."

Erwin estimait qu'interrompre une conversation aussi passionnante que celle-ci pour enseigner quelque chose à Alexis n'était pas très agréable de la part d'Alekseï. Heureusement que Tracey n'avait pas eu la même idée, il aurait détesté ça. Voyant que tous les regards étaient rivés sur l'apprentie Marchombre et que celle-ci ne disait toujours rien, Erwin se leva pour aller se placer à côté d'elle.

"Certes ! Mais participer avec des grands enfants comme vous est fatigant. Je vais rejoindre ma tranche d'âge. Y a clairement un conflit de générations."

Tracey lui répondit sur le même ton arrogant.

"Range donc ton insolence, apprenti !"

Erwin se contenta d'un sourire avant de s'asseoir à côté d'Alexis. Aussi vite, les regards de leurs mentors se détournèrent et leur conversation reprit de plus belle, ponctuée d'autant de brefs silences remplis de sens qu'avant l'interruption d'Alekseï. Alexis, quant à elle, regardait le feu crépiter comme s'il avait mille et une histoires d'un autre temps à raconter. Erwin l'imita quelques minutes. Les flammes faisaient presque oublier les voix autour d'eux, leurs étincelles de braise engloutissaient la nuit avant de disparaître derrière un horizon imaginaire dans le ciel.

"On peut parler sans parler, si tu veux."

« Certes ! Mais participer avec des grands enfants comme vous est fatigant. Je vais rejoindre ma tranche d'âge. Y a clairement un conflit de générations.
- Range donc ton insolence, apprenti ! »

Un sourire aussi discret que fugace s’étirait sur les lèvres d’Alexis face à l’insolence d’Erwin. Pour autant, la relation qu’il entretenait avec Tracey semblait si fraternelle qu’Alexis se sentait de trop, encore une fois. Elle n’osa rien ajouter, préférant le silence confortable dans lequel elle s’était enfermée. Bientôt, la conversation entre les deux marchombres reprit de plus belle et Alexis reporta son attention sur le feu, ignorant Erwin qui s’était installé à ses côtés.

Alexis avait toujours été un être solitaire. Elle aimait les silences, ceux qui enveloppaient les forêts dans une douceur étouffante, ceux qui se faisaient emporter par le vent des montagnes, ceux qu’on ne trouvait que lorsque la lune était haute dans le ciel. Alekseï avait été un premier ouragan dans sa vie mais elle avait appris à le dompter. Lui aussi, derrière ses apparences bourrues, aimait les silences et les moments de quiétude autant qu’il appréciait parler et se battre. C’était peut-être pour cette raison qu’elle était restée à ses côtés malgré ses humeurs changeantes et son exigence.

Pour autant, avoir la présence d’Alekseï pendant aussi longtemps à ses côtés n’avait pas rendue Alexis sociable. Elle appréciait toujours la solitude et n’aimait guère les endroits trop bruyants, trop agités, trop animés. Les humains et leur présence permanente avaient tendance à l’étouffer. Le besoin qu’ils avaient de communiquer sans discontinuer, de parler et de faire parler, épuisait Alexis plus que raison. De ce fait, les bavardages qui bourdonnaient depuis que leur rencontre avec Tracey et Erwin enveloppaient Alexis d’inconfort.

Une partie d’elle aurait eu envie de se lever et de partir, tout simplement. Alekseï ne le remarquerait pas, ou alors si mais il la punirait pour son impolitesse avec des exercices physiques douloureux mais silencieux. Ou bien, il ne dirait rien, habitué aux comportements parfois étranges de son apprentie. Nous avons tous nos secrets, disait-il souvent lorsqu’il comprenait qu’Alexis n’avait plus envie ni de parler, ni d’écouter. Il comprenait, et ça faisait de lui un humain bien plus supportable que la moyenne.

« On peut parler sans parler, si tu veux. »

Perdue dans ses pensées, Alexis avait presque oublié la présence du jeune homme à ses côtés. Pourtant, ce n’était pas plus sa présence que sa phrase qui la surprit. Elle était habituée aux gens qui avaient besoin de communication verbale pour exister, de personne voulant la faire parler absolument ou bien de gens heureux de pouvoir parler sans se faire interrompre. Puis, ils finissaient par se lasser et partaient quand ils comprenaient qu’ils ne pourraient rien tirer de plus d’elle.

Erwin, quant à lui, ne faisait partie d’aucune de ces catégories. De nouveau, Alexis se surpris à sourire à cause de lui. C’était une sensation étrange, surtout pour quelqu’un habitué à fondre son visage dans l’absence d’expression. Son regard passa de Tracey et Alekseï au feu, puis à Erwin. Ils avaient visiblement encore moult choses à se rencontrer et il aurait été impossible à Alexis de s’endormir dans ces conditions. Elle décida alors de jouer au jeu d’Erwin et laissa son corps parler pour elle.

Alexis haussa les épaules, comme si la conversation l’indifférait. Mais dans son regard brillait une étincelle d’agacement lorsqu’elle regardait les marchombres parler. Quand elle reporta son attention sur Erwin, un regard interrogateur s’était glissé sur son visage. Pourquoi parlaient-ils autant et aussi forts ? Étaient-un test ? Une envie d’attirer des ennemis ? Le plaisir de torturer Alexis ?

L’apprentie marchombre sortie une dague de sa botte et gribouilla dans la terre quelques mots desquels coulaient sa fatigue. Erwin pourrait-il comprendre le sens derrière ? Pourrait-il capter la lassitude ressentie par Alexis ? La jeune fille soupira et effaça avec son pied ce qu’elle avait écrit. Quelle importance s’il pouvait comprendre ou non ?

Alexis ne semblait pas vouloir se prêter au jeu. Pas immédiatement, en tout cas. Juste le temps que le sourire se fraie un chemin sur son visage. Finalement, discuter en valait peut-être la peine. Elle n'avait de toute façon rien d'autre à faire de très intéressant près de ce feu de camp où résonnaient les voix des deux mentors. Erwin l'observait du coin de l'oeil, sans insister, mais à l'écoute.

Ce fut d'abord le regard de l'apprentie qui prit la parole. Il tourbillonnait d'un point à un autre, attentif à tout mais succinct. Il ne gâchait pas ses mots. Erwin laissait lui aussi aller ses pupilles là où bon leur semblait entre deux phrases d'Alexis. Le visage tout entier de l'apprentie Marchombre s'intégra dans la conversation. Un air plus renfrogné lui échappa. Après quelques instants de regards gris et de mots courants d'air, Alexis remua un peu plus et sortir une lame de sa botte. Erwin n'en fut pas particulièrement étonné. Tracey lui avait déjà dit qu'en bon Marchombre il se devrait d'avoir une arme discrète sur lui à tout moment. Pour combattre, ou pour grimper, couper, crocheter...

Ecrire.

C'est ce que décida de faire Alexis. Le temps qu'Erwin, peut attentif, s'en aperçoive, quelques lettres se distinguaient déjà sur le sol poudreux. Quelques mots tendaient à prendre leur envol sous les doigts d'Alexis. L'apprenti Marchombre n'eut le temps d'en lire que  trois.
"Brume rocailleuse... Murmure..."
D'un mouvement du pied, Alexis balaya dans un soupir le reste de son poème. Erwin n'en connaîtrait pas les détails. Pourtant, ces quelques formes dans la terre et les gestes d'Alexis lui avaient immédiatement procuré une sensation particulière. Il y avait comme une fatigue morne cachée dans ces mouvements. Le silence s'imposa entre les deux apprentis.

Seulement entre eux. Car, entre Tracey et Alekseï, la conversation battait son plein. Erwin fut soudain enseveli sous le son de leurs voix. Il lui sembla que tout résonnait plus fort et le poids de ce bruit lui parut décuplé. Alexis regardait à nouveau dans le vide, entre le feu et les mentors qui chahutaient. Ce fut au tour d'Erwin de pousser un profond soupir.

"Dis, Tracey, est-ce que je peux changer de mentor ? Je crois qu'Alexis m'apprendra mieux la discrétion."

La Marchombre s'interrompit net dans l'histoire passionnante qu'elle semblait être en train de ressasser. Elle n'eut pas le temps de transformer son épopée en remontrance à l'égard de son apprenti que celui-ci se leva.

"Oui, je sais, mon insolence. Mais je pense que ça aussi, je l'ai un peu appris de toi. Si vous nous cherchez, on sera dans la forêt. On va se mettre à l'abri au cas où vous attiriez un convoi de voleurs avec vos exclamations de marchands ivres."

Sans attendre de réponse des deux mentors, Erwin tourna le dos au feu, saisit son manteau qui trônait sur une bûche et lança à Alexis une invitation du regard. Il n'attendit pas de voir si elle le suivait. Il sentit le courant d'air et les pas sur le sol. Derrière eux, Tracey et Alekseï se fixèrent une seconde avant de reprendre leur discussion un ton plus bas, comprenant sans doute qu'ils oubliaient leurs manières de Marchombres.

"Cet apprenti se fera malmener pendant l'Ahn-Ju..."
"Ou bien c'est lui qui malmènera son jury."

De nouveaux éclats de rire parvinrent aux oreilles d'Erwin qui attendait Alexis au pied d'un arbre.

« Dis, Tracey, est-ce que je peux changer de mentor ? Je crois qu'Alexis m'apprendra mieux la discrétion. »

L’attitude d’Erwin faisait écho à l’arrogance qu’Alekseï portait sur lui. Était-ce une particularité inhérente aux Marchombres ou bien propre à l’entourage d’Alexis ?

« Oui, je sais, mon insolence. Mais je pense que ça aussi, je l'ai un peu appris de toi. Si vous nous cherchez, on sera dans la forêt. On va se mettre à l'abri au cas où vous attiriez un convoi de voleurs avec vos exclamations de marchands ivres. »

Alexis observa un instant les deux Marchombres autour du feu. Silencieusement, ils fixaient Erwin s’en aller. Muée par son instinct, Alexis se leva à son tour sans prendre tout à fait conscience de ce qu’elle faisait. Ce fut seulement lorsque le regard d’Alekseï se posa sur elle qu’Alexis décida réellement de suivre Erwin. Une étincelle aussi fugace qu’une lame de Marchombre se glissa dans le regard de son maître. Était-ce ce qu’ils avaient prévu depuis le début ?

Puis, décidant que leurs apprentis n’existaient plus, ils reprirent leurs conversations de plus belle, bien qu’un ton en-dessous. Bien vite, Alexis ne distingua plus leurs mots et elle se demanda même si ce n’était pas elle qu’ils avaient essayé de faire fuir depuis le début. Qu’allaient-ils féliciter entre l’audace d’Erwin et la ténacité d’Alexis ?

Alexis s’arrêta au moment où elle remarqua la silhouette d’Erwin adossé contre un arbre. Là, baigné par la lumière de la lune, le regard fixe, Erwin avait tout du Marchombre. Charismatique, énigmatique, hypnotisant. Les yeux d’Alexis ne le quittaient, détaillant dans les moindres détails son corps, son élancement, ses courbes. Pour la première fois depuis leur rencontre, Erwin n’était plus un jeune adulte pataud, maladroit et arrogant. Il était un véritable Marchombre en devenir, un être souple et élancé qui pouvait tromper l’ennemi et se fondre dans l’ombre.

Le souffle coupé, Alexis mis de longues secondes avant de comprendre qu’Erwin n’avait pas, ou plus, le regard dans le vide, mais qu’il fixait dans sa direction. Toujours en restant le plus de marbre possible, Alexis attarda un peu plus son regard sur Erwin, comme pour prouver qu’elle aussi avait de l’audace et ne se cachait pas. Puis, jugeant que son analyse avait assez duré, Alexis s’approcha de quelques mètres de plus et s’adossa à son tour à un arbre, à peine éloigné de celui d’Erwin.

« Si j’avais un centième de ton arrogance, Alekseï m’aurait probablement abandonné sur le bord de la route, les yeux bandés et sans repère. »

L’arrogance n’aime pas l’arrogance, après tout. De son côté, Tracey s’était attachée à Erwin d’une façon ou d’une autre, et quelque chose disait à Alexis que le silence dans lequel elle aimait s’enfermer n’aurait pas plu à la rouquine.

« Au moins, je n’aurai pas eu à supporter leurs bavardages, donc l’un dans l’autre… »

Elle aussi pouvait s’essayer à l’humour.
Peut-être.

Alexis s'approchait tranquillement. Elle ne semblait pas comprendre ce qu'elle faisait exactement, mais la perspective de s'éloigner des deux mentors bruyants avait dû lui suffire. Erwin la regardait avancer. Sa démarche était féline, silencieuse et calme. Si l'obscurité avait été plus profonde, rien n'aurait trahi la présence de l'apprentie Marchombre. A quelques mètres d'Erwin, elle s'arrêta et le jaugea à son tour. Son regard était perçant, sans hésitation, mais l'apprenti y décela aussi une certaine retenue, une forme de douceur proche de la timidité. Le contraste avec l'assurance que montrait Alexis était surprenant. Et intéressant.

Elle franchit la distance qui les séparait encore.

"Si j’avais un centième de ton arrogance, Alekseï m’aurait probablement abandonnée sur le bord de la route, les yeux bandés et sans repère."

Erwin sourit à cette idée. Alexis avait de quoi inspirer Tracey. Mais la Marchombre avait, de toute évidence, renoncé à punir l'insolence sur le moment même. Elle préférait attendre l'occasion parfaite pour laisser son apprenti se dépatouiller de situations trop compliquées pour lui. Il fallait qu'il saisisse qu'il n'était encore qu'un élève et que son maître ne lui avait pas encore tout enseigné...

"Au moins, je n’aurai pas eu à supporter leurs bavardages, donc l’un dans l’autre… "

Il fallait voir le bon côté des choses, en effet.

"Comme quoi, les défauts ne sont pas toujours à jeter."

Sans attendre de réponse, Erwin tourna autour du tronc de l'arbre. L'écorce était lisse, les premières branches se situaient au-dessus de la tête de l'apprenti Marchombre. Il suffisait de tirer un poignard de sa ceinture pour monter jusqu'aux premiers appuis. Mais Erwin avait conscience qu'il n'avait pas besoin de blesser un arbre pour lui emprunter sa hauteur. Il se ramassa sur lui-même avant de sauter, les bras tendus. Ses doigts agrippèrent une prise satisfaisante et il se hissa avec une facilité impressionnante sur la branche. Il n'avait pas besoin d'inviter Alexis à le suivre. Il sentait qu'elle le ferait, que leur conversation muette commencée un peu plus tôt ne s'était pas complètement arrêtée. Alexis agissait en Marchombre, comme lui. Elle comprendrait. Elle entendrait les mots silencieux prononcés par ses gestes.

Une branche, puis l'autre, Erwin escalada le tronc de l'arbre avec fluidité. Ses yeux repéraient les prises éclairées par la Lune et ses mains saisissaient chaque opportunité de se rapprocher du ciel. Les feuilles s'éclaircissaient au-dessus de sa tête. La cime n'était plus loin, le tronc rétrécissait déjà. Erwin suivit l'une des dernières branches suffisamment épaisses de l'arbre, il s'y promena debout, dans un équilibre devenu naturel, et sortit du couvert des feuilles. Le monde en contrebas lui offrait ses teintes grises de nuit, la forêt chantonnait discrètement au rythme du vent. L'apprenti Marchombre s'assit, les jambes dans le vide.

Alexis apparut à côté de lui.

Ils ne dirent d'abord rien. Seul l'horizon avait la parole. Il leur murmurait des histoires de voyage comme Erwin aimait les entendre chaque soir, lorsqu'il était sur la route avec Tracey. Quelques nuages dansaient sur la toile de fond nocturne que les deux apprentis regardaient. Leurs volutes arrondies et insaisissables attrapaient un rayon lunaire de temps à autre. Erwin hésita avant de briser la conversation silencieuse qui s'était établie entre Alexis, le monde et lui.

"Je pensais pas que partager cette peinture la rendrait encore plus belle."

Il se tut quelques secondes pour profiter encore un peu de l'air de la nuit.

"J'ai l'habitude de regarder des tableaux seul. Tracey s'en lasse un peu trop vite. Elle m'abandonne peut-être pas sur le bord de la route, mais elle m'a déjà abandonné beaucoup de fois en hauteur."

« Comme quoi, les défauts ne sont pas toujours à jeter. »

Alexis ne répondit pas, laissant les mots glisser sur sa peau jusqu’à en imprégner son esprit. Le monde, tel qu’elle le peignait, était souvent en noir et blanc, mais Erwin venait y déposer de nouvelles nuances, plus grises, moins contrastées. Cette nouvelle approche tira un demi-sourire à la jeune femme. Erwin, quant à lui, ignorant tout de l’impact que ses mots venaient d’avoir, se contentait d’escalader l’arbre sur lequel il était appuyé quelques instants plus tôt. Alexis le regarda faire, tout en agilité et en souplesse. De nouveau, elle fut frappée par cette aura charismatique qu’elle percevait chez lui. Était-il conscient de provoquer un tel effet ou sa vision était-elle plus critique lorsqu’il s’agissait de lui ?

Muée par son propre instinct, Alexis se hissa à la suite d’Erwin. Elle était plus rapide que lui, mais sa grandeur lui offrait un avantage non négligeable. Là où il devait tendre le bras, elle devait prendre de l’impulsion pour atteindre la même hauteur. Malgré tout, ils arrivèrent quasiment en même temps sur les branches les plus hautes. Alexis se délecta du paysage qui se dessina alors sous ses yeux. Les nuances de couleurs, le reflet de la nuit, les mouvements de la vie, tout berçait Alexis dans une quiétude délicate. Pour peu, il ne lui aurait manqué que son pyjama pour qu’elle puisse s’y endormir en toute sérénité.

« Je pensais pas que partager cette peinture la rendrait encore plus belle. »

Alekseï était de ceux qui parlaient lorsqu’il fallait se taire. Erwin était de ceux qui savaient quand parler au lieu de se taire. Cette nuance conforta Alexis dans ce sentiment de douceur dans lequel elle s’enfonçait.

« J'ai l'habitude de regarder des tableaux seul. Tracey s'en lasse un peu trop vite. Elle m'abandonne peut-être pas sur le bord de la route, mais elle m'a déjà abandonné beaucoup de fois en hauteur. »

Alexis souffla par le nez. D’amusement ou de consternation, même elle ne le savait pas. Elle garda le silence encore quelques instants, profitant du vent frais qui venait lui chatouiller les joues. Un frisson apparut alors sur ses bras, au plus grand plaisir de la jeune femme qui se délectait de la fraîcheur que le monde lui offrait.

« Parfois, il vaut mieux apprécier seul une peinture plutôt que de ne pas savoir l’apprécier à deux. »

Malgré tous les défauts d’Alekseï et Tracey, Alexis restait persuadée qu’ils en savaient plus sur le monde que n’importe qui d’autre. Tracey sentait peut-être que la sensibilité d’Erwin ne pouvait être égalée par sa personne et préférait se retirer. Et Alexis, avait-elle une sensibilité suffisante pour apprécier ce tableau aux côtés d’Erwin ?

***

Chaque baiser réveille un brasier ardent. Chaque caresse alimente le désir brûlant qui coule le long de son corps. La jeune femme respire fort, halète, pendant que les mains de son amant courent sur sa peau, ne lui laissant aucune seconde de répit entre l’attente et l’extase, comme s’il savait parfaitement quand commencer et quand s’arrêter. Pourtant, ce n’est pas suffisant, ce n’est jamais suffisant. Elle veut ne faire qu’un avec lui, elle veut le sentir partout sur elle, en elle. Elle veut sa langue, ses doigts, tout à la fois, partout. Comme un écho à ses pensées, comme s’il savait que ce moment allait arriver, il remonte son visage vers celui de son amante. Un regard. Pas besoin de mot. Ils se comprennent comme s’ils n’avaient jamais eu besoin de communiquer autrement. Leurs bouches s’attirent, leurs langues se lient et se délient. Les doigts continuent leur course folle sur la peau de l’autre alors que la cadence s’accélère. Le monde tourne plus vite – ou alors est immobile. Il n’y a qu’eux. Qu’eux dans cette forêt, dans cet univers. Et puis, il n’y a plus rien. Plus rien qu’une vague, un raz-de-marée de plaisir.

« Oh Erwin… »

***

Alexis se réveilla en sursaut, surprise des émotions qu’elle venait de vivre à la suite de son rêve. Honteuse aussi. Avait-elle prononcé le nom d’Erwin à voix haute ? Un rapide coup d’œil lui indiqua qu’elle était toute seule, pour le moment. Rassurée, Alexis enfoui sa tête dans son sac de couchage. Pourquoi ce rêve avait-il jailli de son esprit ? Pourquoi son corps semblait-il toujours aussi bouillant ? Cela ne faisait aucun sens. Elle ne connaissait pas Erwin depuis assez longtemps pour qu’il lui fasse un tel effet et c’était indécent que son esprit décide de lui envoyer des images de la sorte. Toute cette histoire lui donnait mal à la tête. Alexis ferma les yeux, espérant calmer les battements de son cœur et la gêne qu’elle ressentait lorsqu’une voix se fit entendre.

« Alors la belle aux bois dormants, on ronfle pendant que tout le monde travaille ? »

Alexis réalisa alors la place du soleil dans le ciel. Elle se redressa soudainement, honteuse d’avoir dormi si longtemps. Elle croisa alors le regard amusé d’Alekseï. Elle était restée tard, la veille, en compagnie d’Erwin. Ils avaient parlé de tout et n’importe quoi, échangeant des banalités sur le ton de la confidence. Quand ils étaient revenus au campement, Alekseï et Tracey dormaient déjà.

« Je suis désolée. »

Alexis se releva puis senti la terre tourner. Elle tenta de se retenir à quelque chose, n’importe quoi, mais le sol la cueillit mieux que n’importe qui d’autre. Il n’en fallut pas plus à Alekseï pour se retrouver à ses côtés.

« Hey, ça va ? »

Cette simple phrase fit comprendre à Alexis que non, en effet, elle n’allait pas bien. Son corps était toujours brûlant, mais cela n’avait rien à voir avec son rêve. Son sang battait dans ses tempes avec rage. Alekseï, délicatement, passa sa main sur le front de son apprentie avant de secouer la tête.

« Reste couchée, je reviens. »

Alexis ne se fit pas prier et resta allongée de longues minutes avant que Tracey n’apparaisse à son tour. Elle et Alekseï échangeaient à voix basse mais ne semblaient pas d’accord. Finalement, Erwin apparut à son tour et Alexis détourna immédiatement le regard lorsqu’il cherchait le sien, puis fixe de loin la scène entre Alekseï et Tracey, un sourire amusé sur les lèvres. Dans ses mains, quelque chose brillait au soleil avant de disparaître dans sa bouche. Était-ce un glaçon ? Non. Une sucette ? Le mal de tête rendait sa vision floue et Alexis fini par sombrer dans un nouveau sommeil, sans rêve cette fois.

Le vent leur tint compagnie un instant, avant d'emporter jusqu'à l'oreille d'Erwin les mots d'Alexis.

"Parfois, il vaut mieux apprécier seul une peinture plutôt que de ne pas savoir l’apprécier à deux."

Erwin apprécia ce tableau plus qu'il n'en avait jamais apprécié aucun autre.

***

L'apprenti Marchombre ouvrit les yeux dans un frisson, une apostrophe dans sa respiration, un éclair de réalité devant lui. Erwin ne savait pas ce qui l'avait tiré du sommeil. Il ressentait seulement l'impossibilité de rester endormi. Comme si un lointain appel lui ordonnait de se lever. Le monde autour de lui était fait d'onyx. La lune déclinante dévoilait les reliefs tandis que la nuit projetait ses ombres sur le moindre brin d'herbe. Erwin renonça à comprendre pourquoi les rêves l'avaient fui et laissa ses sens s'ouvrir à la nuit.

La chaleur émanant du tapis de cendres qui ne parvenait pas à combler le froid de l'air nocturne. L'odeur des arbres et de leurs branches s'alourdissant d'humidité, privées des rayons du soleil. Le souffle qui s'engouffrait timidement sous la mince épaisseur de sa couverture. La pâleur des visages qui se détachaient de l'obscurité. Là-bas, Alekseï, Tracey.

Et en face de lui, Alexis.

***

Erwin ne sut pas quand il s'était rendormi. Il se réveilla à nouveau peu de temps après le lever du soleil, Alekseï était déjà debout et Tracey ouvrait les yeux. Il y a donc pire qu'elle... L'apprenti tourna les yeux vers Alexis. La jeune fille dormait toujours, la respiration régulière. Peut-être son mentor la secouerait-il dans quelques instants, comme le faisait si bien Tracey. A moins qu'Alekseï ne soit doté d'une plus grande compassion. Toujours était-il qu'Erwin n'avait aucune envie de se trouver une nouvelle fois au milieu des deux Marchombres s'ils décidaient de recommencer leurs bavardages interminables.

"Je vais chercher de quoi déjeuner.
On a de la viande de coureur séchée.
Je voulais dire quelque chose d'un peu appétissant."

Erwin tourna les talents et s'enfonça dans la masse végétale de la forêt. Lorsqu'il revint, de longues minutes plus tard, les bras garnis de baies, Alexis dormait toujours. Alekseï dut s'en apercevoir au même instant, car il se décida à aller voir son apprentie. Erwin, quant à lui, rejoignit Tracey pour lui confier sa cueillette. Elle n'était peut-être pas toujours facile à vivre, mais sa capacité à transformer n'importe quel fruit en délice compensait.

Il observait attentivement les secrets culinaires de son mentor quand Alexis tomba.

Après avoir ordonné à son apprentie de se recoucher, Alekseï vint discuter avec Tracey. Les deux mentors semblaient sérieusement préoccupés. Erwin se retrouvait dans la position indiscrète de celui qui écoute sans être concerné. Il ne lui fallut pas plus de quelques secondes pour se sentir mal à l'aise, au milieu de ces considérations d'adultes. Il préféra s'approcher d'Alexis.

"Tu... Ca va ?"

L'apprentie hocha mollement la tête. Pourtant, ses yeux fuyants brillaient d'une éclat humide, ses joues étaient étrangement rouges et, lorsqu'Erwin approcha sa main du front d'Alexis, il remarqua que sa peau était également brûlante. Il fronça les sourcils, perplexe. Il n'avait aucune idée d'où pouvait venir une telle fièvre et ne connaissait pas grand chose aux remèdes. C'était tout juste s'il savait apaiser un mal de tête avec deux ou trois plantes. Dans le doute, il sortit de sa poche une pastille aux extraits d'enjôleuse. Ca n'aurait certainement aucun effet à long terme, mais si ça pouvait ne serait-ce que rafraîchir une gorge enrouée ou dégager des sinus encombrés, ce serait déjà un pas vers un mieux.

"Erwin, il est temps d'y aller."

L'apprenti Marchombre se retourna vers son mentor. Il avait le sentiment de ne pas comprendre tout ce qu'il venait d'entendre, comme s'il lui manquait une pièce du puzzle.

"Oui, ne perdez pas plus de temps. Remettre Alexis sur pied risque de prendre quelques jours. Ce n'est peut-être pas si grave, mais je suis loin d'avoir les talents d'un Rêveur."

La pièce manquante n'apparaissait pas. Erwin n'avait aucune envie de partir sans sa nouvelle amie, la seule apprentie Marchombre avec qui il avait réellement pu partager un peu de temps, uniquement pour "ne pas perdre de temps".

"Mais on ne peut pas -
Erwin, ne me donne pas l'impression d'être ta mère. Tu dis au revoir et on s'en va."

Erwin ouvrit la bouche pour protester, mais le regard de Tracey l'en dissuada. Avec les pieds de plomb, il alla rassembler ses affaires, prononça un mot d'adieu et suivit son mentor.

***

Chevauchant derrière la Marchombre, Erwin ne distinguait que des couleurs. Depuis un long moment, il ne parvenait à fixer son regard sur aucun point, laissant défiler les formes floues autour de lui. Même le maigre repas que lui avait offert son mentor n'avait pas eu de saveur à son goût. Leur départ du bivouac avait imprimé en lui une sensation d'inachevé, comme s'il avait abandonné quelque chose d'important derrière lui. Et le silence de Tracey n'arrangeait rien : la Marchombre refusait de dévoiler à son apprenti où ils se rendaient ainsi. Pourquoi Alekseï avait-il dit qu'ils ne devaient pas perdre de temps ? Pourquoi Tracey n'avait-elle pas proposé son aide ? Qu'est-ce que leur destination avait de si secret ?

Quand reverrait-il Alexis ?