Depuis que Maxine l’avait rejoint comme bras-droit, Kieran avait beaucoup plus de facilité à gérer les Chimères. Visiblement, avoir deux paires d’yeux en plus capables de vous surprendre en train de faire les malins avait tendance à en calmer plus d’un. De plus, Maxine, malgré son caractère de merde, avait quand même son fan-club. De ce fait, ce n’étaient pas seulement les yeux de la fille de Vulcain qu’il fallait esquiver, mais ceux des gens qui voulaient être dans les bonnes grâces de l’armurière – plutôt pratique.

Néanmoins, cela ne calmait pas tout le monde. Il y avait toujours des rebelles dans l’âme. De ce qui veulent absolument tester les limites de la hiérarchie et qui veulent jouer au plus malin pour voir jusqu’à où leur courage pouvait les mener. C’était exactement de ce genre de mauvaises herbes que Kieran devait s’occuper aujourd’hui. Un petit groupe, de quatre ou cinq personnes, avait décidé de faire cavaliers seuls parmi les Chimères. En soi, ils n’avaient rien de menaçant – ils étaient tout simplement ridicule – mais Maxine ne voulait pas que s’envenime et avait suggéré de calmer cette crise d’adolescence avant que ça parte en couilles.

Ludlow, de son petit surnom Lud-la-terreur, était la tête pensante de ce groupe. Pendant que Maxine s’occupait de terroriser les trois ploucs qui le suivaient, Kieran avait décidé de prendre en charge le leader. Il l’avait donc tout simplement invité pour une petite balade et avait marché avec lui pendant plus d’une heure, à parler de tout et de rien, s’amusant de la terreur qu’il insufflait à sa jeune recrue. Puis, au détour d’une ruelle sombre, il l’avait emmené dans l’ombre pour commencer à l’interroger sur un potentiel groupe de rebelles au sein des Chimères. Après dix minutes à tourner autour du pot, Kieran laissa ses doigts courir sur sa batte et prononça les mots magiques :

« Je sais pertinemment qui est derrière tout ça. Et si cette personne n’est pas aussi stupide qu’elle en a l’air, elle se raisonnera d’elle-même. »

Kieran se rapprocha un peu plus de Ludlow, une étincelle dangereuse dans le regard.

« Dans le cas contraire, cette personne va tellement souffrir que sa propre mère ne le reconnaîtra pas à l’autopsie. À toi de voir, Lud. »

Kieran n’avait pas besoin de baisser les yeux car l’odeur parlait d’elle-même : Ludlow ne portait son surnom que pour l’aesthetic. Il n’avait rien d’une terreur avec son pantalon trempé d’urine. Kieran fit un nouveau pas dans sa direction, les doigts frémissant sur le manche de sa batte.

« Alors, qu’est-ce que tu– »

Soudain, une voix lui coupa la parole.

« Hey ! Ça te dirait pas de t’en prendre à quelqu’un de ta taille plutôt ? »

Kieran fronça les sourcils, au moins autant agacé que surpris. Il tourna lentement les talons et découvrit une petite rouquine, pas très impressionnante si ce n’était pour l’orage qui brûlait dans ses yeux. Les bras croisés sur sa poitrine, elle semblait prête à en découdre. Kieran claqua sa langue contre son palais, las et agacé.

« Dégage, Wonder-Woman, c’est pas tes affaires. »

Dans les yeux de la rouquine, l’orage gronda plus fort. Kieran soupira. Il reconnaissait là sans difficulté la hargne sauvage et indomptable d’un sang-mêlé qui cherchait à se battre. Kieran, d’un mouvement dédaigneux de la main, fit un geste en direction de Ludlow.

« Rentre. Va te changer. On en reparlera plus tard. »

Sa voix claqua dans l’air comme un fouet. L’ordre était clair. Kieran n’en avait pas fini avec lui. Il n’avait même pas besoin de regarder le principal intéressé pour que ce dernier file sans demander son reste. Kieran ne détacha pas une seule seconde son regard de l’inconnue.

Le jeu de regard s’éternisa. Aucun des deux n’était prêt à s’annoncer perdant. Ils continuaient de se fixer comme si la vie en dépendait. Kieran, les bras croisés sur le torse, attendait patiemment que l’inconnue se barre. Cette dernière, les mains sur les hanches, continuait de le toiser avec un air de défi.

Finalement, ce fut la rouquine qui décida de l’ouvrir en premier. Kieran aurait pu s’avouer vainqueur, mais sa langue claquait avec autant de ferveur que les éclairs dans ses yeux et la Chimère trouvait finalement plus agréable quand elle fermait sa gueule – comme pour la plupart des femmes, finalement.

« Tu sais que je serais presque flattée que tu me compares à Wonder-Woman ! Même si ça diffère de notre mode de vie, elle en donne une image... Intéressante. Mais contrairement à elle, je suis bien réelle. »

Kieran resta silencieux. Est-ce qu’il en avait quelque chose à foutre du rapport qu’avait la rouquine avec Wonder-Woman ? Pas du tout. Est-ce que Kieran voulait entamer une discussion sur la place de Wonder-Woman dans la société ? Vraiment pas, non. Si son but était de lui faire tourner les talons en étant juste chiante comme la pluie, alors elle avait gagné son jeu parce que Kieran allait sincèrement se barrer. Il avait d’autres chats à fouetter.

« Franchement, si je m’attendais à ça... Les choses ont apparemment changé en vingt ans ici ! C’est moi ou les légionnaires deviennent des chiffes molles et des petites brutes sans le moindre aplomb ? »

Bien qu’il fût déstabilisé, Kieran n’en montra rien. Son regard resta de glace, son visage toujours de marbre, alors qu’il se mit à faire des maths. Vingt ans ? Cette gamine avait été dans la Légion il y a vingt ans ? Mais elle devait à peine être plus âgée que lui ! Ou alors, elle n’était qu’un rebut de legacy sans aucun pouvoir, ses ancêtres trop occupés à s’engraisser plutôt qu’à entretenir leur descendance divine. Le maquillage faisant des miracles, elle pouvait tout à fait avoir trente ans et avoir quitté la Nouvelle-Rome à ses dix ans, se berçant d’illusions sur la vie romaine qui fondaient ses souvenirs d’enfant. Dans tous les cas, peu importe qui elle était, son semblant d’insulte ne lui fit ni chaud ni froid.

« Si tu repars juste comme ça, je m’en fous royalement. Par contre, toi et moi on va pas être potes si tu envisages de retourner foutre la pétoche à ce type ! »

Finalement, devant les silences répétés de Kieran, la rouquine semblait perdre patience. Son ton menaçant fut complété par un geste, si infime que Kieran le remarqua à peine : la rouquine venait de glisser sa main vers son arme. Kieran leva les yeux au ciel, plus agacé que réellement intimidé.

« Écoute, j’ai pas ton temps. Si t’as du temps à tuer, y’a plein d’autres occupations à la Nouvelle-Rome. Kieran fit une pause avant de toiser la jeune fille de la tête aux pieds. D’autres occupations qui ne consistent pas à menacer des gens dans des ruelles sombres. »

Le sarcasme coulait dans la voix de Kieran comme une arme. Finalement, comme la plupart des gens avec trop d’égo, la rouquine avait tout simplement décidé d’opter pour l’option « Fais ce que je dis et pas ce que je fais. » Kieran profita de son silence pour ajouter :

« Si tu veux un conseil, puisque ça fait un moment que t’es pas venue ici visiblement : on attaque pas les citoyens de la Nouvelle-Rome et encore moins les membres de la Légion – surtout quand on est parti depuis assez longtemps pour que personne ne se souvienne de son nom. Sauf si tu souhaites ne jamais remettre les pieds ici… ? Un bref sourire s’étira sur les lèvres de Kieran avant qu’il n’ajoute : On peut s’arranger si c’est le cas. »

Cette rouquine était typiquement le genre de personnage que Kieran détestait. Une pile électrique, toujours prête à sauver la veuve et l’orphelin, tête brûlée ridicule trop fière pour apercevoir le danger qui se drapait sous ses yeux. Le fait qu’elle soit aussi vieille relevait probablement du miracle ; les gens comme elle ne vivait pas longtemps, d’habitude. Des héros comme on en fait plus, dont la gloire était moins importante que la survie. Kieran serra néanmoins la mâchoire devant son petit air impétueux.

« C’est drôle quand même, tu sous-entends qu’il y a autre chose à faire que de menacer les gens dans une ruelle alors que sa semble être ton activité favorite ! »

L’envie soudaine de dégainer un poignard et de lui enfoncer dans le ventre lui effleura l’esprit avec tant de vigueur qu’il se voyait presque entrain de le faire. Fort heureusement pour sa propre réputation – et la survie de l’autre abrutie –, Kieran n’était ni une tête brûlée impulsive, ni un détenteur de poignard. Il dû néanmoins prendre une longue inspiration pour contrôler son envie de lui en coller une. Qui sait quel genre de réponse pouvait avoir une jeune fille dont l’électricité courait dans le regard.

« Tu comptes faire quoi, monsieur le membre de la Légion ? Me conduire face au Sénat parce que je t’ai manqué de respect ? »

Kieran haussa un sourcil presque surpris. Le culot de cette jeune femme causera sûrement sa perte. Kieran retrouva son indifférence habituelle et haussa les épaules. Tous ses efforts ne pouvaient néanmoins pas dissimuler l’étincelle d’agacement qui brillait avec ferveur dans son regard.

« Demandé si gentiment, pourquoi pas ? »

Kieran fit mine de regarder une montre qu’il n’avait pas, le tout avec un dramatisme qui ferait roucouler de bonheur Solan.

« J’ai justement une séance dans une vingtaine de minutes. Le temps d’y aller, on pourra tranquillement lister tout ce que tu as fait qui va à l’encontre des règles de la Nouvelle-Rome. »

Kieran contourna la rouquine et commença tranquillement à énumérer tout ce qui ne lui plaisait pas depuis le début de cette rencontre.

« Se mêle de ce qui ne la regarde pas. Manque de respect. Interruption lorsque je m’occupais de mon légionnaire. Non-respect de la hiérarchie. Kieran s’arrêta puis se retourna pour remarquer qu’en plus du silence, la rouquine avait décidé d’opter pour l’option de l’immobilité. Tu viens pour que je puisse continuer ou tu restes là-bas ? Après tout, l’invitation de passer au Sénat était ton idée, Wonderwoman. »