Leo était prêt, moi, je n’avais qu’une hâte : mettre les pieds hors de cette Colonie, une fois de plus. Je commençais à avoir mes entrées, comme si je connaissais personnellement le videur de la boîte à force de passer par la porte. Quelque chose me rassurait également dans l’idée que tout avait été fait sans éveiller les soupçons ni de Chiron ni de Paloma. Pourtant, cette dernière s’était fait une parole d’honneur que de surveiller ses moindres faits et gestes. Si cette petite expédition n’était pas la dernière, cela signifiait tout de même que mes efforts n’étaient pas vains et qu’il était possible de tromper son monde, que mon inconnue pouvait avoir raison et qu’il était possible de reprendre là où je m’étais arrêté à Boston.

Je lui avais donc donné rendez-vous ce soir et j’avais réuni mes affaires sous la faible lumière du plafonnier du bungalow 19. Il était déjà arrivé, au moins nous n’allions pas perdre de temps. Et quelque chose me disait que je pouvais lui raconter à peu près n’importe quoi, qu’il boirait mes paroles sans se poser de question. Ce serait dommage de rater une telle occasion.

« T’as rien oublié ? Prêt à partir ? »

Question rhétorique.

« Bon, c’est assez simple de … tu-sais-quoi. Enfin, pour moi. Toi, ça risque de poser un peu plus problème, mais j’ai une solution. Elle s’appelle Revient et elle a intérêt à être nickel. Tu t’éloignes pas, tu dis rien, tu marches là où je marche et surtout, surtout, il faut que tu gardes les bras en l’air le plus haut possible sinon ça fonctionnera pas. »

Je lui tendais ma casquette d’invisibilité. Celle qui avait conclu notre retour du Labyrinthe avec Eidan.

« Tiens. Et traîne pas. »

Il était presque impossible de rester concentré. Pas quand je pouvais voir, au-dessus de nos têtes, les feuilles bouger secouées par un être invisible. Le fils chéri d’Hadès n’avait donc pas cherché à réfléchir et fait exactement ce que je lui demandais. Mon dieu c’était la meilleure chose au monde.

Mais les piaillements de harpies faisaient leur effet et m’empêchaient de pleinement me foutre de la gueule de Rider. Un œil sur la vieille montre que j’avais troqué à un gamin d’Hermès contre mon silence sur leur trafic de poil à gratter. 22 heures passées. Les harpies étaient une protection efficace contre les fauteurs de trouble, sauf lorsqu’il s’agissait de leur précieuse cuisine. Je me fichais royalement d’être vu et dénoncé, je n’étais pas à ça près. Mais si j’espérais faire profil bas et passer sous les radars de Chiron, mieux valait ne pas tenter le diable. J’avais donc passé la journée à surveiller les cuisines et profité de la fin du dîner, lorsque plus personne ne risquait d’y mettre les pieds, pour enfoncer un caillou dans la serrure et l’empêcher de se fermer. Pour venir rejoindre Rider, j’avais fait un détour pour entrouvrir la cuisine sans un bruit. Je comptais attendre que l’une des harpies s’en rende compte et rameute toutes les autres à la recherche d’un voleur de dessert. Et si cela échouait, j’avais un plan B qui n’allait certainement pas plaire à Rider. Mais finalement, la chance était de notre côté et le vent se levait. Le claquement de la porte de la cuisine résonna dans le U des bungalows. Immédiatement, une volée de plumes et de protestations éclatait tout autour de nous.
Je m’accroupissais pour disparaître entre les fougères. La frontière de la Colonie n’était pas bien loin. Patience.
Une fois le brouhaha évacué à l’opposé de notre cachette, je faisais signe à Rider qu’on pouvait à nouveau avancer.

C’était presque trop facile. Une fois la barrière franchie, je me retournais pour chuchoter à Rider. Il fallait que l’acteur qui sommeillait en moi fasse enfin ses preuves.

« Okay, maintenant, c’est le passage délicat. Il va falloir que tu sois très prudent. Pour enlever la casquette sans danger, il faut que tu tournes sur toi-même en gardant les bras toujours bien hauts jusqu’à ce qu’elle tombe. Si jamais ça ne fonctionne pas, tu peux essayer de sauter du place, mais à aucun moment tu ne la touches. Vraiment, je rigole pas Rider. Fais gaffe. »

Je rattrapais la casquette qu’il m’avait jetée, une moue boudeuse sur mon visage. Le doute dans ses yeux était une mince victoire que je savourais tout de même.

« T’es pas drôle, Rider. »

Je la fourrais dans mon sac sans plus de remarque. Ce voyage promettait d’être bar-bant. En même temps, comment s’attendre à autre chose quand Rider le Magnifique était inclus dans le projet.
En attendant, je l’observais regarder derrière-lui. Est-ce qu’il regrettait déjà ? Est-ce que sa morale à toute épreuve prenait enfin la mesure des choses et se demandait s’il n’était pas trop tard pour retourner se terrer dans son bungalow ? Est-ce qu’il allait me dénoncer s’il faisait machine arrière ? Est-ce que ses convictions étaient si fragiles ?
Je ne voulais pas lui laisser le temps de basculer, j’avais trop à perdre.

« Bon, tu viens ou tu comptes prendre racine ? L’arrêt de bus est par là. »

J’avais pointé du doigt le bord de la route qui formait un coude par-delà la colline et longeait la côte. C’était un simple abri de plastique plus ou moins transparent, sous lequel attendait un banc, sans la moindre indication de route, d’horaire ou de compagnie. Un simple abri qui avait été le témoin de beaucoup trop de mes échecs. S’il avait pu parler, il se serait, sans aucun doute, foutu de ma gueule. J’avais l’impression de lui ramener chaque fois de nouveaux bâtons à mettre dans mes roues.

« Y en a toutes les vingt minutes. »

Je m’affalais sur le banc, glissant mon sac au sol, le front barré de souvenirs mitigés.

Leo n’avait pas hésité une seule seconde pour monter dans le bus tandis que je traînais derrière pour payer nos tickets.
En le rejoignant au milieu de l’allée des sièges pour m’asseoir à côté de lui, je me demandais si dans la liste de course que je lui avais réclamé, il n’aurait pas été plus judicieux de lui commander aussi de trouver l’argent pour nous payer le voyage au lieu de dépenser ma fortune durement acquise. J’avais un peu la flemme d’être son sugar daddy. Mais je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même alors, je me notais de lui exiger de me rembourser, un jour, quand on aurait trente-cinq ans passé et des cheveux blancs.

Le bus était pratiquement vide, alors je n’avais pas trouvé d’objection à son idée et j’avais des heures de sommeil à rattraper. Ni une ni deux, j’avais roulé ma veste en boule pour la glisser sur mon épaule et fermer les yeux dans la seconde.

Leo m’avait réveillé une heure plus tard, ma veste était tombée sur mes genoux et ma tête sur son épaule. Je n’avais rien relevé, baillé comme un phoque et assuré que je couvrais ses arrières pendant qu’il pionçait.

L’heure suivante s’était remplie d’interminables moments de mélancolie et d’ennui ferme à regarder par le pare-brise et la fenêtre de la colonne de siège d’en face, et de fugaces barres de rire à regretter de ne pas avoir de téléphone pour immortaliser Leo ronfler, ou Leo baver contre la vitre, ou Leo murmurer des phrases incompréhensibles en se mangeant les dos d’âne dans les dents.

« Debout Rider, on est arrivés ! »

Sans l’attendre, j’étais descendu du bus, mon sac et le sien sur le dos. J’étais trop impatient de me dégourdir les jambes. Le bus nous avait lâchés en plein milieu de la septième avenue, à quelques mètres de Time Square. Je m’étirais comme un chat, me décrochant la mâchoire.

« Alors ? Prochaine étape ? »

"On entre dans Central Park avant que les grilles ne ferment et ensuite..."

Ouais ouais… Ça sentait l’embrouille ça. Et ensuite, il ne savait pas ce qu’il allait se passer. À tous les coups, son histoire de T’inquiète, je sais qu’on peut le retrouver, je sais par où il est parti, c’était du vent.
Mais bon, on était à New York, à une heure du matin, à se tourner les pouces. Et j’avais déjà payé nos tickets de bus, j’avais pas envie de dépenser toutes mes économies pour son petit cul de demi-dieux. Petit cul, que je me retrouvais à suivre jusqu’à se planquer derrière un abri de poubelles. Je lui jetais un regard furieux.
Au moins, il avait la présence d’esprit de ne pas nous attirer plus de problèmes encore.

"Ok. Bon. Faut qu'on trouve l'entrée du Labyrinthe. Si c'est comme celle de la colonie, faut qu'on cherche un genre de talus ou de cavité."

Gnagnagna.

« Ouais, fais genre que t’en sais quelque chose. Il t’avait rien dit avant de partir ? T’es pas censé être son meilleur pote à la base ? »

J’avais envie de l’asticoter et surtout de ne pas passer la nuit à attendre qu’il se passe un truc et m’ennuyer comme un rat mort pendant des heures.