Cette journée avait trop mal commencé pour avoir l’espoir qu’elle s’améliore.
Le réveil avait été plus que difficile. S’habituer au nouveau rythme que prenait sa vie n’était pas chose aisée. Encore une fois, Niamh avait eu les yeux plus gros que le ventre et s’en mordait à présent les doigts.
L’été avait été trop calme, trop rempli de beaux et doux moments, de belles victoires qui donnaient au mois de septembre un goût bien amer. Niamh approchait doucement de la majorité et voyait chaque jour qui la séparait encore de son indépendance comme un calvaire. Ses parents avaient été plus que ravis de lui payer les cours qu’elle avait à contre-cœur demandé, n’y voyant-là que l’épanouissement et la prise de responsabilité de leur fille qui suivait dignement le chemin qu’ils avaient tracé.
Elle avait ainsi fêté avec Ophelia et JJ son permis de conduire tout beau tout neuf, la toute première vidéo de sa chaîne qu’elle réalisait en collaboration avec un hébergeur de site internet, sa première véritable paie que générait tout le temps, l’énergie et le travail qu’elle mettait dans ses vidéos, ainsi que la réception de sa lettre d’acceptation aux cours du soir de l’Université de la Nouvelle-Rome.
Alors, lorsqu’il avait fallu quitter les jours ensoleillés de l’été, reprendre le planning chargé du Camp Jupiter et y intégrer les classes et les révisions au milieu de la reprise des entraînements à la course de char par équipe…

Cela ne faisait qu’une semaine depuis la rentrée, mais les répercussions se faisaient déjà largement ressentir et pas uniquement sur elle.
Aux aurores, donc, Niamh avait lutté pour garder ses yeux ouverts et se traîner à la colline aux temples y retrouver Devon. Malgré tout l’amour qu’elle lui portait, la jeune augure n’avait été d’absolument aucune aide. Ni pour lui remonter le moral, ni pour lui confirmer que JJ et elle allaient bien se remettre ensemble dès qu’il serait rentré de quête. Cela n’avait plus rien de surprenant, la dispute avait éclaté d’un coup comme un tir de carabine, et ni l’un ni l’autre ne se souvenait véritablement du sujet qui l’avait déclenchée. Mais cela tournait en rond dans la tête de Niamh, sans vraiment lui accorder de répit, et pour couronner le tout, elle était maintenant en retard pour le premier entraînement de la journée et le temps maussade de ce début d’automne avait viré à une pluie fine des plus agaçantes.
La jeune Talmhach avait définitivement un mauvais pressentiment aujourd’hui.

Bien évidemment, elle n’avait rien anticipé et son sweat à capuche crème avait viré marron clair en arrivant au Champ de Mars. Ses cheveux étaient plaqués sur son front et la boue maculait le bas de son pantalon de velours côtelé. Toute la Première Cohorte était déjà arrivée, aussi détrempée qu’elle, attendant patiemment le début des hostilités. Niamh s’était glissée dans les rangs le plus discrètement possible, redoutant la désapprobation sonore de Nina. La centurion de la Première était d’ordinaire quelqu’un de plutôt enjouée, mais lorsqu’elle prenait la tête des exercices de groupes, elle était d’une intransigeance implacable. Mais personne ne lui fit de remarque sur son retard, sur les traits de son liner qu’elle avait mal essuyé du bout du pouce, ou sur sa tenue si peu adaptée.
Pas de Nina en vue. Et les légionnaires de la Deuxième Cohorte envahissaient à leur tour le terrain.

Au milieu, la grosse voix de Michael avait résonné. Difficile à dire si ce n’était pas pire. Le maître d’armes n’avait aucune notion de fatigue, de réveil difficile ou de cœur brisé. La matinée allait être éprouvante, et c’était une promesse. Pour cette rentrée, il avait opté pour une rencontre amicale entre les deux premières Cohortes. Qui disait rencontre amicale, disait affrontement sans retenue jusqu’à ce que l’un ou l’autre supplie de l’épargner. Nous n’étions pas des sauvages comme la Cinquième Cohorte ou les coups bas étaient monnaie courante. Ici, tout se faisait dans les règles de l’art, mais dans l’exacte même brutalité de la compétition.

En s’étant cachée tout à l’arrière du groupe pour se faire la plus discrète possible, Niamh s’était retrouvée à être l’une des dernières personne à n’avoir choisi de partenaire. En face, les choix étaient minces et partaient vite. Bien évidemment, personne n’avait envie de se retrouver à se battre contre la centurion de la Deuxième. Kidaria, du haut de son mètre soixante, était l’une des plus redoutables combattantes de sa génération. L’affronter signifiait signer un bon de séjour à l’infirmerie.

Au bout du bras de Michael, se tenait l’échappatoire parfaite pour Niamh. L’instructeur broyait distraitement l’épaule d’un gamin d’une douzaine d’années tout en scrutant à la ronde les légionnaires.
Niamh n’avait pas hésité pour s’approcher d’eux avec assurance pour se porter volontaire.
Elle avait reconnu le garçon. C’était le fils des McQuinton. Il avait fait ses preuves et avait rejoint la Première. C’était la première fois qu’il mettait officiellement les pieds au Champ de Mars pour un entraînement digne de ce nom. Niamh lui avait souri. C’était mille fois mieux que de se faire rouler dessus par Kida. Avec un peu de chance, cela pouvait même s’avérer reposant.
Michael avait donné son accord et elle l’avait embarqué un peu plus loin.
Lui serrant la main, elle s’était présentée avec enthousiasme avant de saisir son gladius et de l’inviter à faire de même.

« Bon alors, Nicholas. Bienvenue ! Ça commence fort pour toi, dis donc. Tu t’es déjà battu avec une vraie arme avant ? »

“Rien d’insurmontable. Et je devrais m’en sortir.”

Niamh n’avait pu s’empêcher de sourire. Elle avait un bon pressentiment concernant ce garçon. Il avait de la répartie, un ego comme tous les membres de la Première, et un certain culot. Il allait bien s’intégrer de toute évidence.
Mais sa question était rhétorique. C’était un enfant de bonne famille, ses parents n’avaient pas dû perdre de temps à lui mettre une épée dans les mains dès la naissance. S’il avait fait ses preuves pour entrer dans la Cohorte la plus prestigieuse, soit il avait le bras long soit son CV était tout ce qu’il y avait de plus légitime. Et à la manière dont il s’était mis en garde, gladius au poing, ce gamin avait envie d’en découdre.

“J’espère que tu ne comptes pas y aller doucement parce que je suis nouveau. Si j’ai tout suivi, entrainement amical, c’est l’occasion de se taper dessus jusqu’à ce que l’un de nous deux abandonne, c’est bien ça l’idée ?”

Le sourire de Niamh redoublait d’intensité malgré la pluie. Elle n’avait rien répondu, mais son clin d’œil laissait entendre qu’elle avait compris le message. À son tour, elle s’était mise en garde avec une lueur de défi dans les pupilles.
Elle se souvenait de ses premiers jours, lorsqu’elle lui ressemblait, avec moins de répliques et plus d’un mélange de colère et de provocation. Elle se souvenait de sa mine déconfite lorsqu’elle avait appris qu’elle ne s’était distinguée en rien que part le nom de sa famille. Qu’il lui faudrait prouver qu’elle n’était pas uniquement née, une cuillère en argent dans le bec. Elle se souvenait des enjeux de son tour premier entraînement, et de la cuisante défaite qu’elle avait essuyé.
Elle était curieuse de savoir ce que pouvait bien penser Nicholas à ce moment-là. Mais ce n’était clairement pas un entraînement anodin. Il allait goûter aux méthodes impérieuses de la Première.
Il l’avait demandé, et mieux valait qu’il sache d’entrée de jeu à quoi s’attendre pour les dix prochaines années. Elle n’allait pas lui faire de cadeau. Oublié cette histoire d’augure, de quête, de cours, il avait réveillé en elle l’instinct primaire de la compétition. Et l’adrénaline affleurait dans ses veines.

Ils furent dans les premiers binômes à croiser le fer.
Niamh avait pris le temps de l’observer, de repérer les failles dans sa garde, celles qui s’ouvraient dès qu’elle le faisait reculer et qu’il se laissait surprendre par l’inconstance du terrain. Elle avait l’avantage, mais elle ne voulait pas non plus le briser sans raison. Il était là pour apprendre, elle était là pour s’assurer qu’il reviendrait vivant de chacune de ses quêtes.
Elle voulait qu’il comprenne par lui-même à force de se laisser avoir. Elle voulait qu’il prenne conscience des trous béants dans sa défense. Elle voulait voir comment il comptait réagir.
Elle voulait savoir qui il était.

Sans dévoiler toutes les cartes, elle avait plongé sur son flanc, profitant de la surprise, et sa lame avait dangereusement frôlé l’épaule du légionnaire. Brisant son accélération, elle prenait le temps de se repositionner face à lui, à bonne distance. À nouveau, ils se jaugeaient l’un l’autre. Gardant la main sur le rythme de l’affrontement, elle recommençait la même manœuvre et frôlait ses côtes. Cette fois, il s’y était attendu, mais il manquait encore de réflexe. Persistant dans cette allure de combat en dents de scie, Niamh reprenait ses distances. Son sourire, au coin de ses lèvres, refusait de partir. Elle pouvait voir dans les yeux de Nicholas le cheminement de ses pensées. Il était loin d’être idiot, ses bases étaient plus que correctes. La troisième fois ne passerait pas.
Cela ne coûtait rien de le vérifier. Sur ce coup, elle n’allait pas lui faire le moindre cadeau. C’était un test.
Une dernière fois, elle s’élança dans la faille et trancha l’air de sa lame en direction de sa tête, allongeant son bras de toutes ses forces.
Le métal résonna dans ses articulations en rencontrant une résistance.
Elle jubilait.

« Pas mal ça ! Mais tu as eu trois chances. Qu’est-ce que tu en dis ? »

« C’est deux de trop, ce ne sera pas le cas la prochaine fois. »

Il était fier. Elle se délectait, par moment, de voir dans ses yeux les mécanismes, les rouages de sa réflexion juste avant de parer une attaque. Il l’observait, il l’analysait, il cherchait à comprendre les failles qu’elle voyait. Mais pas uniquement chez lui-même. Avant qu’elle ne puisse répondre, il s’était élancé. Il était fier et  audacieux. Il était fier, audacieux mais encore prévisible.
Il lisait, cependant, suffisamment bien ce qui se jouait dans ce combat pour tenter sa chance. À chaque fois qu’elle prenait le contre-pied et ralentissait brutalement le tempo, elle lâchait sa garde pour éviter de se fatiguer. Plus facile pour elle. Elle imposait la mesure, savait lorsqu’elle comptait reprendre la mélodie des armes. Lui se fatiguait en restant en alerte. Il avait saisi sa chance, ce qui n’avait rendu Niamh que plus heureuse. Décidément, Nicholas n’était pas un énième probatio qui se contenterait de suivre scolairement les autres. Il la défiait du regard. Niamh jubilait.

Si maintenir ce rythme chaotique était d’une redoutable efficacité contre Nicholas, Niamh en payait également le prix. Sans échauffement autre que la course qui l’avait menée ici, ses muscles protestaient contre cette cadence infernale. Elle profitait de chacune de ces pauses pour se concentrer sur sa respiration. Contrôler son diaphragme, gonfler son ventre à chaque inspiration, souffler tout ce qui lui restait dans les poumons à chacun de ses assauts. La pluie n’arrangeait rien. Brouillant la vision, la forçant à régulièrement frotter ses yeux, transformant peu à peu le sol du Champ de Mars en une boue déstabilisant chacun de ses appuis, et ses cheveux en de redoutables fouets venant cingler son cou, son front, ses joues.

« En combat singulier à l’extérieur, oui, il n’y aurait pas de seconde chance. Mais ici, ce n’est pas le cas. C’est deux de trop, mais c’est surtout que tu n’adaptes pas ta garde à ce que fait ton adversaire. Je ne suis pas un pantin de paille, je bouge, j’observe, je réfléchis et puis j’attaque. Si je n’ai aucune conséquence sur toi, c’est trop simple. »

Tout comme il ne l’avait pas laissée lui répondre quelques minutes plus tôt, elle s ‘était élancée pour entrer dans son angle mort. Une quatrième fois ? Cette fois, cependant, elle n’avait jamais eu l’intension de lui porter la même botte au visage.
Ce gamin était intelligent. Il apprenait vite. Déjà, les mots de la légionnaire avaient fait leur chemin dans sa tête et ses réactions ne se faisaient plus attendre.
Sur le qui-vive, Niamh avait reculé pour esquiver sa riposte et s’était résolue à ruiner définitivement son pantalon glissant près du sol pour lui faucher les jambes.

Niamh se redressait avec difficulté. Même s’il commettait beaucoup d’erreurs, Nicholas ne ratait pas une seule occasion de faire preuve de sa puissance lorsque leurs lames s’entrechoquaient. Le bras de la légionnaire résonnait encore de sa parade. Ce petit en avait vraiment sous le pied. C’était presque vertigineux de se dire que lorsqu’il saurait tenir sa garde, anticiper les bottes, plonger dans la moindre ouverture, forcer son adversaire à faire des erreurs, il serait redoutable. Les Centurions de la Première avaient vu juste. Niamh préférait d’ors et déjà l’avoir comme allié que comme ennemi.

Lentement, elle se redressait. Elle avait ruiné son pantalon. De toute façon, avec la pluie qui ne cessait de s’abattre, il faudrait entièrement se changer pour ne pas tomber malade. Mais le froid n’avait rien pour l’atteindre pour l’instant. Son souffle court formait des nuages de condensation entre les gouttes. Elle profitait de cette petite pause improvisée pour retirer sa veste, l’attacher à sa taille et remonter ses manches. Nicholas n’était pas près de laisser tomber. Il grappillait chaque seconde avant de se relever. Décidément, elle appréciait bien plus cette journée que ce qu’elle avait laissé présager.
Allongé dans la boue, à peine affecté par l’averse, au milieu de ces demi-dieux en rage. Il y avait quelque chose de cinématographique. Entre les cris, le bruit du métal, les déchirures du ciel, les éclats de boue, elle regrettait de ne pas avoir emporté son appareil. Ce matin, le Camp Jupiter n’avait rien à envier au piège des sept samouraïs d’Akira Kurosawa.

« Le sourire c’est bon signe ? »

Sa question l’avait fait rire. Elle s’était approchée pour lui tendre la main et l’aider à se relever.

« Oh que oui, excellent signe même. C’est d’accord pour un autre round. »

Elle avait à nouveau repris ses distances, secouant à tour de rôle bras et jambes pour détendre ses muscles. Elle avait une idée en tête qui allait lui coûter cher. Plus question de s’amuser. Ses mains se crispaient sur la garde de son gladius. Les pieds campés dans la boue, prête à esquiver. Par curiosité, cependant, elle laissait une fine ouverture dans sa défense. Assez discrète pour qu’il ne s’imagine pas qu’elle lui mâchait le travail, assez visible pour attiser l’œil de celui qui savait ce qu’il cherchait.

« Mais cette fois, on inverse les rôles. Je veux voir ce que tu vaux en attaque. Je te préviens, interdiction de me faire de cadeau ! »