Ava, j’ai dû partir plus tôt. Je reviens dans une semaine. Désolée pour ce faux-bond ! Je vous ai acheté des plats surgelés et je t’ai laissé ma carte si t’as besoin d’autres trucs.

Bisous,
Tata.

PS - Arrête de rendre la vie dure à Clayton, il fait de son mieux.

Ava avait déchiré le papier avant que même que Clayton ne passe le pas de la porte de la cuisine. Ils avaient petit-déjeuné dans un silence morne, Ava enfermée dans sa propre colère et Clayton dans sa confusion. Dès qu’il ouvrait la bouche, elle se renfrognait encore plus. Arrête de rendre la vie dure à Clayton, il fait de son mieux. Et elle, elle ne faisait pas de son mieux ? Ce favoritisme était insupportable. Il avait accès à tout sans faire le moindre effort, de la victoire aux Olympiades jusqu’à sa tante à elle. Et c’était elle, le problème ?

Ava passa le reste de la journée à esquiver Clayton. Elle sortit par sa fenêtre, un bob blanc vissé sur la tête pour cacher ses cheveux bleus — il la reconnaissait de loin à ça, non ? — et une robe à tournesol qui était à l’opposé de son style habituel. Tout pour qu’il soit incapable de la reconnaître dans une foule. Une fois les grosses chaleurs de l’après-midi passées, Ava quitta l’ombre de la forêt pour se rendre sur la plage. Peut-être qu’un tour à la fête foraine apaiserait son âme torturé, après tout.

Contre toute attente, un battement de cil plus tard, Ava se retrouvait debout devant Lancaster qui lui tirait un tabouret pour s’assoir à ses côtés. Elle hésita une fraction de seconde et puis pourquoi pas ? Lancaster n’avait rien à voir avec sa vie au Camp Jupiter. Il était un adulte avec des problèmes d’adultes, il n’en avait que faire des commérages d’adolescents et n’avait rien à foutre des histoires de légionnaires. Et si finalement, c’était ça les vacances ?

Ava s’assit sur le tabouret et trinqua avec Lancaster. Aux vacances et au calme. Pour l’instant, Ava ne cochait qu’une case sur les deux mais elle décida de se laisser prendre au jeu. Après avoir bu un verre puis un deuxième, elle se sentait déjà mieux. L’image de Clayton flottait bien loin dans son esprit.

« Tu as si peu d’amis pour te rabattre sur moi ou bien ça te manque de me faire bouffer de la boue ? »

Ava but une nouvelle gorgée, consciente qu’elle jouait un jeu dangereux. Lancaster pouvait tout à fait décider de lui faire bouffer du sable pour punir son impertinence. Sa petite robe à fleur risquait bien d’en prendre un coup — mais quelle importance, c’était celle de sa traitresse de tante, de toute façon.

Ava imaginait sans peine le goût du sable sous ses dents et se contenta d’un hochement d’épaules. La provocation pouvait s’arrêter maintenant, elle n’avait pas prévu de salir sa jolie robe – enfin, celle de sa tante. Elle noya une réplique acerbe dans le goût sucré d’un cocktail au nom étrange afin de se protéger de sa propre impertinence. Lancaster, quant à lui, changea de sujet et l’interrogea sur ses vacances en famille. Ava leva les yeux au ciel en sirotant une nouvelle fois sa boisson. Que pouvait-elle dire sur ces deux dernières semaines en compagnie de sa tante et de Clayton ? Absolument rien qu’elle voulait partager avec qui que ce soit, et encore moins son maître d’armes. Néanmoins, elle pouvait s’approcher de la vérité.

« J’en attendais rien et je suis quand même déçue, comme quoi. »

Ava coupa toute tentative de questions en secouant fortement les glaçons dans son verre avec sa paille en métal. Clac, clac, clac, clac. Rien d’y repenser, elle avait envie de balancer ce verre dans la tronche de Clayton. Lui et son sourire plein d’assurance, lui et ses yeux moqueurs, lui et ses– Ava secoua la tête et but la fin de son verre.

« Neptune t’a rendu tes pouvoirs maintenant que tu t’es rapproché de l’eau ? »

Ava n’était techniquement pas au courant officiellement des « problèmes » de pouvoirs de Lancaster mais, lorsqu’il buvait, il devenait bavard. Et les ragots allaient de bon train. S’il décidait de parler de Clayton, alors elle pouvait bien parler de ses pouvoirs défaillants. C’était donnant-donnant.

Ava regarda le petit tourbillon de liquide s’animer sous ses yeux. C’était absolument fascinant, brillant, spectaculaire. Les pouvoirs sur la matière étaient les préférés d’Ava. Il y avait du concret, quelque chose de palpable. On voyait quand ils étaient actifs, on pouvait voir la réalité de la magie des dieux. Ça changeait des pouvoirs invisibles comme elle avait, elle. Les pouvoirs qu’on ne voyait pas. Les pouvoirs que personne ne remarquait et qui n’avait aucune putain d’influence sur les monstres.

« Pas fou hein. Le truc, c’est que j’ai quasiment tout essayer pour les récupérer. J’ai pris en charge la formation des mioches et des étudiants, ça a rien changé. J’ai fait plusieurs cures pour arrêter l’alcool et la clope ça a rien changer non plus. J’ai participé à la baston contre Celmis, ça a rien changer non plus. Je sais pas si c’est mon vieux, les Parques ou un genre de stress post-traumatique. »

Ava fronça le nez. Sa situation puait un max, c’était certain. Ava but une gorgée de sa boisson redevenue statique et laissa couler les mots de Lancaster. Les divinités pouvaient-elles influencer les pouvoirs de leurs descendants, sans raison en particulier ? Lancaster avait joué le jeu des dieux, bien plus qu’Ava ne le ferait jamais, et c’est ainsi qu’il était remercié ? Ou bien était-il devenu une menace pour l’Olympe ? Ce serait ni le premier ni le dernier sang-mêlé à se faire punir pour sa simple existence.

« T’as songé à voir un psy ? »

En soit, le PTSD était sûrement la réponse la plus logique à ce problème. Lancaster n’avait pas l’ambition de détruire l’Olympe donc il n’avait aucune raison d’être puni — ou alors il avait une drôle de façon de vouloir le faire. Le visage neutre d’Ava croisa les sourcils froncés du maître d'armes et elle éclata de rire.

« Pouah, tu verrais ta gueule. On dirait que je t’ai dit de retourner à la Mer des monstres. Le grand Lancaster a peur de parler de ses émotions ? »

Avec un sourire mesquin, Ava avala le reste de son verre avant d’en commander un suivant. Déjà la chaleur de l’alcool lui faisait oublier ce qui l’avait poussé à venir ici.

« De quelles émotions ? J'ai failli crever un bon millier de fois, j'arrivais pas à me casser de cette merde. Ensuite, on me fait sortir pour m'occuper de mioches braillards, pleurnichards. Le top de l'éclate, tu devrais essayer, un jour. »

Parfois, Ava se demandait si Lancaster n’était pas son père caché au lieu de Cupidon. Le vieux marin était au moins aussi doué d’elle pour enfermer à double tour ses émotions et utiliser le cynisme pour s’en éloigner le plus possible. Puis Ava imagina Aurore en compagnie de Lancaster et elle manqua de s’étouffer. Le maître d’armes était probablement tout ce qu’Aurore honnissait le plus au monde : sale, alcoolique, vulgaire, bourru… Pour autant, Ava avait lu des romances qui partaient de bien plus loin et finissait… Oh non, quelle horreur. Était-elle en train d’imaginer Lancaster et Aurore en train de… Nope, nope, nope nope. Ava avait envie de brûler son cerveau. Elle but d’une traite son verre dans l’espoir de noyer ces visions d’horreur.

« Oh, je ne voudrais pas marcher sur tes plates-bandes. Tu as un fibre paternelle incroyable. C’est peut-être ton attachement à nous qui t’empêche d’atteindre ton plein potentiel ! Tu ne veux pas nous blesser. On est si attachants ! Tu ne voudrais pas nous noyer par accident, n’est-ce pas ? »

Ava observa Lancaster s’enfiler sa petite bouteille de rhum en croisant les bras sur sa poitrine, scrutant le maître d’arme avec un tantinet de jugement.

« Quoique… niveau noyade, y’a pas l’air d’avoir trop d’accidents par ici.

Bientôt, l’horizon chatouilla l’horizon. Ava avait bu plus que raison mais le trou béant dans son corps refusait de se refermer. Elle avait beau se noyer dans les blagues de Lancaster, enfermer ses émotions au fin fond de son être tout en forçant son maître d’arme à en dire plus qu’il ne l’aurait voulu sur ses propres tourments, rien ne changeait : plus elle buvait, plus elle se sentait glisser un cercle vieux. Pourquoi était-elle là, à vider des verres comme si toutes ses peines pouvaient disparaitre ? Rien ne disparaissait jamais. Tout se contentait de grossir, grandir, rugir.

Ce fut seulement lorsque l’envie de faire un karaoké avec l’abruti qui venait de lui offrir son troisième verre qu’Ava réalisa que c’était trop. Elle avait dépassé les bornes. Allait-elle passer l’été à éviter toutes ses connaissances ? Allait-elle rater ses vacances juste parce que sa mère l’avait dit ? Aurore Crimson, toujours absente mais toujours présente. Ava en aurait presque ri si toute cette histoire n’était pas si pathétique.

« Allez, j’vais y aller. »

Ava se leva brusquement, la tête lui tournait. Lancaster répliqua quelque chose, Ava ne l’écoutait même pas. Peut-être qu’il parlait à la blonde à ses côtés, peut-être qu’il ne l’avait même pas entendu. Une main se tendit vers elle mais Ava la chassa brutalement. Que cet abruti aille profiter de quelqu’un d’autre. Ridicule. Ridicule.

Ava quitta le bar… le restaurant ? Elle ne savait même plus où elle était. L’alcool était un problème mais la spirale dans laquelle elle se noyait en était une autre. Peut-être qu’en d’autres circonstances, elle aurait pu aller s’échouer chez Thea mais non. Ava était seule. Comme elle l’avait toujours voulu.