« Nooon, sérieux ? Fais voir ! »

Ava était là sans vraiment être là. Elle venait de passer les dernières heures à ajuster les plannings pour les nouvelles arrivées et les récents départ la cinquième cohorte - dont un Centurion. En attendant la nouvelle élection, Ava se retrouvait avec le double de travail. L’air hagard, elle avançait dans les couloirs comme une sorte de zombi cherchant désespéremment un cerveau pour s’énergiser - même s’il s’agissait plutôt de thé, dans ce cas précis. Les voix semblaient se trouver dans le salon commun vers lequel se dirigeaient Ava - ce qui se confirma par des gloussements désagréables. Pour autant, lorsqu’elle pénétra dans ladite pièce, le silence se fit lourd. Ava tenta dans un premier temps de l’ignorer et se dirigea ves la bouilloire sans y prêter attention mais lorsque des chuchotements vinrent chatouiller ses oreilles, Ava tourna son visage las vers ses légionnaires.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? »

Un air conspirateur se dessina sur le visage de l’une des légionnaires avant qu’elle ne se mette, mine de rien, à faire monter un suspense inutile à base de « Oh non, rien », « Enfin, pas grand-chose », « Tu sais, le Satyre est sorti il y a quelques jours... » avant qu’il ne vienne à l’esprit d’Ava que peut-être, un tout petit peut-être, c’était elle la victime des ragots. Oh non réalisa-t-elle lorsqu’on lui tendit le Satyre. Oh non, non, non scanda une petite voix dans sa tête lorsque ses yeux se posèrent sur un résumé très succint de sa fin de soirée du Nouvel An.

Le silence dura quelques secondes durant lesquelles Ava eut toutes les difficultés du monde à garder la face. Le souvenir soudain des lèvres de Clayton sur les siennes lui retournait l’estomac.

« On raconte qu’il embrasse super bien... »

La phrase était posée l’air de rien comme une tentative vaine pour faire réagir Ava dont le visage restait toujours aussi neutre. La bouilloire siffla et Ava reposa le journal dans son indifférence, comme si tout cela était tellement ridicule que ça ne méritait même pas une réaction de sa part.

« Je t’avais bien dit que c’était n’importe quoi, murmura l’une des voix.
– Clayton embrasse tout ce qui bouge dès qu’il a bu, ça paraissait crédible !
– Oui mais pas elle ! »

La tête d’Ava se mit à tourner. Une jalousie viscérale lui broya le ventre jusqu’à lui en donner la nausée. Sa tasse, pourtant brûlante, ne réussit pas à la calmer tant les voix dans sa tête hurlaient dans tous les sens.

On raconte qu’il embrasse super bien...

Pas faux. La tête trempée du demi-brun émerge d’un t-shirt clairement trop grand pour qu’il en soit le propriétaire. Les conversations du salon lui proviennent en mince filée de voix et Clayton écoute d’une oreille distraite. L’ego satisfait d’être flatté, amusé d’imaginer Ava au milieu d’un groupe de petite commère bruyante essayant de lui soutirer des informations. Ils auraient plus de chance en commençant par lui. Quoique. Les ragots et les ouï-dire ne l’intéressent souvent moins que la possibilité de faire tourner en bourrique et de générer gratuitement du chaos. Clayton remonte pied nus le couloir de la cohorte, frottant énergiquement ses mèches folles.

Clayton embrasse tout ce qui bouge dès qu’il a bu, ça paraissait crédible ! Pas faux.
Oui mais pas elle !
Pourquoi pas ?

L’attention des légionnaires pivote. Dans un bâillement, Clayton se dirige l’air de rien jusqu’à la cafetière, comme s’il ne venait pas de dégoupiller une grenade d’information.

« Pourquoi pas ? »

Évidemment, il fallait que Clayton rapplique à ce moment. Il était un peu comme ces mouches à merde. Bruyantes. Moches. Toujours là quand on ne veut pas d’elles. Ava devait faire tous les efforts du monde pour ne pas trembler de fureur. Fier du silence qu’il venait d’installer dans la pièce, Clayton pavanait comme un paon. Pourquoi pas quoi, Clayton ? avait-elle envie de lui lancer avec mépris. Mais elle savait que l’égo de Clayton, comme celui de n’importe quel mâle, était renforcé par la colère. Non, il fallait plutôt piquer là où ça faisait mal.

« N’entretiens pas des rumeurs aussi ridicule, Haynes. Ava le toisa rapidement de la tête en pied en remontant la tasse au niveau de ses lèvres. J’ai bien meilleur goût que ça. Ava but une gorgée avant d’ajouter – c’était plus fort qu’elle : Et puis, si tu embrassais si bien que ça, je pense que je m’en souviendrais. »

C’était petit. C’était mesquin. Ça eut le mérite de faire glousser les légionnaires présents dans la pièce. Ava cacha son sourire en buvant une nouvelle gorgée. Le thé brûlant peinait à dissimuler les relents acides qui lui chatouillaient la langue.

La cafetière gronde en se mettant en route, délivrant un excellent café âpre dans une tasse vieille de la génération de ses parents. Sa nuque picote et Clayton en siffloterait d’aise d’être aux centres de toutes les attentions. Quelle douce soirée.

N’entretiens pas des rumeurs aussi ridicule, Haynes. Pardon. Clayton adresse un regard en coin à Ava, les yeux plissés de suspicion, recherchant une pointe d'amusement derrière cette face neutre sans rien trouvé. Comment ça des rumeurs ? Le petit doigt du Satyre Déchaîne est tombé parfaitement juste - ce qui, d’ailleurs, doit être vrai pour Théa, du coup. Hmm. L’idée de parler de cet épisode avec Ava ne lui traverserait pas l’esprit. Ce n’était rien d’autre qu’un baiser, pas la fin du monde.

J’ai bien meilleur goût que ça. Adosé au meuble, slurpant une gorgée brûlante, Clayton hausse un sourcil. Mais bien sûr. Et puis, si tu embrassais si bien que ça, je pense que je m’en souviendrais. Clayton manque de s’étouffer dans son café. Oh, vraiment ? Fronçant le nez, Clayton sent une étrange sensation picoter le bout de ses doigts tandis qu’une Ava victorieuse cache son nez dans son thé.

C’est pas ce que disait ta langue dans ma gorge et tes doigts arrachant mes cheveux. Puisqu'elle ne veut en parler, autant en parler. Mais bon ok, disons que tu ne t'en souviens pas. Clayton avale une nouvelle gorgée, armé d'un sourire de petit con et d’une fourchette prête à piquer, lui aussi. Ava ne peut pas avoir tout le fun. Et c'est elle qui a commencée. T'as besoin d’un rappel, A-va ?

Ava avait une myriade de possibilité qui s’offraient à elle si elle souhaitait garder le contrôle de cette situation. Elle pouvait partir et laisser Clayton se ridiculiser tout seul ; elle pouvait utiliser son pouvoir pour l’humilier ; elle pouvait garder son calme et répondre avec un flegme à tout épreuve. Ou alors, elle pouvait tout aussi bien l’embrocher sur une pique et le faire rôtir lentement dans un feu de camp. Hélas, puisqu’il se trouvait être insensible au fond, elle serait bien obligée de trouver quelque chose pour passer ses nerfs. Même son thé avait perdu sa saveur.

Toute l’attitude de Clayton réveillant en Ava non pas du désir (ou alors qu’un tout petit peu, bien, bien, bien enfoui) mais bien un million de petites aiguilles qui s’enfonçaient lentement dans sa carapace d’indifférence et lui donnaient envie de l’encastrer dans un mur. Ne voyait-il pas qu’elle ne voulait pas en parler ? N’était-ce pas inscrit sur son visage qu’elle souhaitait que cette erreur de parcours ne soit plus jamais mentionné et encore moins devant des gens ? À quel point fallait-il être un abruti fini pour ne pas s’en rendre compte ?

Si Ava avait eu les pouvoirs de Clayton, il aurait sûrement brûlé sur place. Le regard qu’elle lui lançait était aussi sombre qu’un ciel d’orage. Il n’y avait que lui pour voir ses yeux mais son aura, elle, ne trompait personne. Le peu de légionnaires présents dans la pièce, d’un commun accord, reculèrent de quelques pas. Certains, les plus couards, disparurent du salon mais les plus courageux restèrent. Le thé d’Ava n’avait peut-être plus de saveur mais celui qui se déroulait sous leurs yeux était visiblement exquis.

« La gorge, vraiment ? C’est ça ton fantasme ultime ? Je peux t’arracher les cheveux si c’est vraiment ton désir, mais pour la gorge je te conseille d’aller voir l’une des nombreuses personnes à qui tu roules des pelles sur ton temps libre parce que c’est clairement pas moi qui vais répondre à cette demande. »

La voix, froide, claquait dans l’air. Il n’y avait plus une seule once d’amusement dans la voix d’Ava. Elle n’était pas assez stupide pour hurler sa colère mais les flammes de celle-ci n’étaient pas invisibles à ceux qui savaient en chercher le brasier. Un observateur aguerri pouvait lire dans ses doigts crispés et son regard assassin sans grande difficulté.

« Enfin, peut-être que tu vas avoir un peu moins de temps libre, maintenant. »

La menace était aussi limpide que l’eau du Petit Tibre : Clayton allait récurer les toilettes avec une brosse à dent. Ava fit volte-face au moment où des légionnaires commençaient à chuchoter.

« Quelqu’un d’autre souhaite le rejoindre ou nous pouvons clore ce débat stupide ? »

Le silence lui répondit. Ava sortit du salon avant de se mettre à trembler de colère. Un seul mot tournait en boucle dans sa tête :
Abruti.
Abruti.
Abruti.
Abruti.
Abruti.
Abruti.
Abruti.

Quelques gloussements se firent entendre parmi les spectateurs, vagues de petits murmures sur des visages aussi horrifié qu’intrigué. Clayton prenait son pied a être au centre des ragots et rumeurs les plus folles, bien que cela soit - souvent - contre sa volonté. Maintenant, Ava ne pourra plus se dérober. Good job. Clayton s’en serait tapoté l’épaule. Et puis, ce n’était rien d’autre que la vérité, pas de quoi en faire toute une histoire. Juste une taquinerie entre amis, n’est-ce pas ?

Ava ne semblait pas de cet avis. Mais alors pas du tout. Ses yeux arctiques lançaient des éclairs dignes d’une fille de Jupiter par temps d’ouragan. La température ambiante approchait doucement des négatives tandis qu’Ava passa en mode Centurion. Un mode impliquant de défendre son honneur sans perdre la face devant une poignée de légionnaires, de dire des trucs plus ou moins méchants qu’elle ne pensait évidement pas et…

« Enfin, peut-être que tu vas avoir un peu moins de temps libre, maintenant. »

…d’abuser de son autorité. La rébellion redressa son buste. Du café tacha son t-shirt. Clayton émit un son entre le couinement et le grognement.

“Heeey !”
« Quelqu’un d’autre souhaite le rejoindre ou nous pouvons clore ce débat stupide ? »

Ava quitta le salon enrobé d’un silence confortable de légionnaire - tous des traîtres - n’ayant aucune intention de se mêler à la catastrophe. Clayton appela une fois son prénom, toute trace de taquinerie envolée, mais seuls le craquement de ses pas sur le vieux parquet et un couinement de porte lui répondit. Clayton regarda un moment le couloir, avant de finir son café, l’air un pu trop paisible pour que ce soit naturel. Pourquoi est-ce qu’il aurait des corvées pour avoir dit la vérité ? Ava devait plaisanter.