Le soleil descendait lentement vers son lit de vagues et d'écume, loin, là où l'horizon n'était plus inatteignable. Erwin laissait les derniers éclats flamboyants lui brûler les yeux, imprimant leur reflet doré autour de ses pupilles. Avant de voir disparaître pour de bon l'ultime lueur du jour, il détourna tout de même son regard pour le poser sur Alexis. Son profil se découpait dans l'air ambré du soir, les dernières gouttes d'or du crépuscule s'accrochaient à ses cils et miroitaient dans ses iris. Ses cheveux piégeaient le début de la nuit tel un attrape-rêve et l'air marin faisait danser quelques unes de ses mèches. Derrière elle, le volcan de Santorin, paisible mais imposant, se détachait sur le ciel et la mer. Le fils de Poseidon repensa, comme chaque soir depuis quatre jours, à la première fois qu'il avait vraiment fait attention à Alexis. A cette maladresse dans la salle d'art. A ce tableau qu'ils avaient composé ensemble. Et le paysage lui faisait revivre chaque seconde de ces années passées aux côtés de la fille d'Arès depuis lors.

Enfin, il avait eu l'occasion de l'emmener à Santorin. De lui faire voir en vrai ce paysage de peinture. Lorsqu'Iris avait appris que son fils avait passé des "vacances" au Club Mydh en compagnie des mères d'Alexis, elle avait insisté pour qu'Erwin vienne passer du temps avec elle. Et comment refuser un retour en enfance ? Depuis qu'Iris lui avait annoncé, lors de son emménagement à Kolonaki, que la maison en Grèce était de nouveau sa propriété suite au décès de la vieille tante qui louait le bien, le demi-dieu avait attendu le moment de se rendre à nouveau chez lui. Il n'y aurait plus d'appartement à New York, plus de rues grises et bétonnées : retour au soleil et au bord de mer. Erwin savait que la Grèce n'était pas un lieu sûr pour des sang-mêlé, mais il avait tout de même proposé à Alexis de l'accompagner, et son coeur avait failli exploser d'émotion quand elle avait accepté.

Le soleil se fit avaler par l'océan et Erwin resserra ses bras autour d'Alexis. Un frisson de plaisir lui parcourut le dos. Jusqu'à présent, tout se passait merveilleusement bien. Le fils de Poseidon était de nouveau chez lui, l'élue de son coeur partageait ces retrouvailles avec lui, sa mère semblait de nouveau épanouie... Bien que consciente du danger, Iris accueillait le couple de sang-mêlé avec le sourire. Depuis le temps qu'elle n'avait pas réellement profité de la présence de son fils ! Sa voix résonna d'ailleurs dans le couloir de l'entrée.

"Mon chaton, le repas est prêt !"

Erwin fit claquer un baiser sonore sur la joue d'Alexis, ne manquant pas de remarquer au passage l'étincelle d'impatience qui scintillait dans ses yeux. Jusqu'à présent, Iris avait régalé les deux tourtereaux de ses meilleures spécialités. Ce soir-là, alors qu'ils se mettaient à table, Erwin saliva d'avance devant la salade melon-feta-pastèque que sa mère avait préparée. Le repas fut d'abord silencieux puis, lorsque les estomacs furent moins avides et les bouches moins pleines, la discussion prit un ton léger. Iris s'intéressait beaucoup à Alexis, et si cela avait été quelque peu gênant le premier jour, la fille d'Arès ne semblait plus se formaliser des questions sans contexte que lui posait la mère d'Erwin. Le reste du temps, la conversation tournait souvent autour des dieux. Iris ne cachait pas sa passion pour la mythologie, qui s'était accrue avec le temps et la certitude que les divinités existaient bel et bien. Savoir que son fils côtoyait quotidiennement (bien qu'Erwin lui ait rappelé maintes fois qu'il ne voyait pas Apollon chaque jour) un être divin était pour elle une information de l'ordre de l'exploit.

"Bon, j'ai assez mangé ! Demain je travaille du matin, mon petit poisson, je vais me coucher, prenez du dessert si vous voulez. Et quand je dis dessert, je parle évidemment de rester sage hein, Erwin chéri."

"Maman !"

Le ton indigné de son fils accentua les ricanements d'Iris qui disparaissait déjà dans l'escalier qui menait à sa chambre. Elle avait peut-être appris à être moins gênante, mais toujours pas à être subtile quand il était question de sous-entendus.

"J'essaierais bien de t'expliquer, mais je pense qu'elle a fait largement pire ces derniers jours. Alors on fait comme si elle avait rien dit, désolé."

Alexis émit un petit rire, rire qu'Erwin ne put qu'imiter. L'ambiance était décontractée depuis qu'ils étaient arrivés sur l'île. Un petit passage par la boutique d'objets magiques avant leur départ leur avait permis de se fournir de quoi être "invisibles" aux yeux des monstres et ils menaient donc une vie tranquille de touristes ordinaires au coeur de Santorin. Erwin se blottit contre la fille d'Arès.

"Je suis vraiment heureux que tu sois venue avec moi."

Avec Alexis, le temps était plus doux. Le ciel était plus bleu. Les moments étaient plus mémorables. La mer était plus intense.

Et plus profonde aussi. Au creux de ce rêve qui venait lui chatouiller les paupières depuis deux nuits. Dans les abysses de ce songe qui faisait résonner une voix à ses oreilles. Intrigante par son obscurité insondable.

Alexis s’étira, le soleil enveloppant ses cheveux et sa peau de miel. Il y avait quelque chose d’intemporel dans ces vacances en Grèce, d’irréel. Alexis s’attendait à tout moment à se réveiller à la Colonie, le corps collant de sueur, une chaleur étouffante sur la peau, mais cela n’arrivait jamais. Au lieu de ça, elle continuait d’ouvrir les yeux et de voir Erwin dormir à poings fermés à ses côtés, elle continuait d’entendre le bruit de l’océan au loin et de sentir l’air marin chatouiller ses narines. Alexis pris une profonde inspiration en se délectant du calme avant de se glisser discrètement en-dehors du lit.

Les premiers jours, Alexis avait navigué entre ces murs avec beaucoup de prudence. Elle ne voulait déranger ni Erwin ni Iris et essayait de se faire le plus petit possible. Cependant, après quelques temps d’incertitude, Iris avait fini par prendre les devants en obligeant à Alexis à faire comme chez elle. Naturellement, elle avait donc opté pour une nouvelle routine, une qui lui correspondait mieux : elle se levait une heure avant Erwin pour aller courir et effectuer quelques exercices de musculation. Iris, ayant remarqué assez rapidement les habitudes d’Alexis, avait décidé de se lever aussi un peu plus tôt que son fils.

« Tu pourras passer au marché récupérer des tomates, si c’est ta route ? Je pensais faire une salade à midi. »

Alexis termina son verre de jus d’orange et hocha la tête. Il n’était pas rare qu’Iris profite du sport matinal d’Alexis pour s’assurer les meilleurs fruits et légumes de la ville. Alexis appréciait de pouvoir rendre service et le faisait à cœur joie.

« Pas de soucis. Autre chose ? »

Iris secoua la tête de gauche à droite mais tout le temps qu’il fallut à Alexis pour enfiler ses chaussures et s’attacher les cheveux lui valut une liste de quatre-cinq aliments en plus. Alexis ne put s’empêcher de sourire en attrapant le sac en toile qu’Iris lui tendait.

« À tout à l’heure ! Sois prudente ! »

Alexis remercia Iris et entama sa course. Le vent frais fouettait sa peau à mesure qu’elle avançait et elle se délectait de la quiétude des lieux. Rares étaient ceux qui se levaient aussi tôt de manière générale et Alexis avait parfois l’impression d’être seule au monde. Elle pouvait se perdre dans ses pensées et s’entraîner jusqu’à ne plus avoir de souffle avant rentrer paisiblement prendre une douche, moment où Erwin se levait.

Lorsqu’Alexis arriva sur la place du marché, elle s’arrêta pour prendre les divers choses qu’Iris souhaitait et salua les quelques marchands qui la reconnaissaient. C’est la belle-fille d’Iris ! Elle court super vite, c’est une athlète ? Mais non, une suédoise ? Si petite ? Incroyable. Alexis fit également une halte dans une boutique de souvenirs et choisit une carte postale pour envoyer à ses mères restées aux États-Unis après le Club Mydh.

Les pensées d’Alexis voguèrent jusqu’à la Colonie lorsqu’elle reprit la course dans le sens inverse. Cela faisait presque deux mois qu’elle n’y était pas retournée. Combien de nouveaux sang-mêlé étaient arrivés cet été ? Combien n’étaient pas revenus ? Alexis frissonna. Son retour à la Colonie serait aussi joyeux que triste. La sang-mêlé soupira. Être devenue maître d’arme lui donnait à la fois la satisfaction personnelle dont elle avait besoin mais aussi une pression supplémentaire : et si ses entraînements n’étaient pas assez bons ? Et si certains sang-mêlé mouraient à cause d’elle ?

Après avoir donné les fruits et légumes qu’elle avait demandé à Iris, Alexis se glissa dans le couloir qui menait à la chambre d’Erwin. Il était étrange qu’il ne soit pas réveillé mais ce n’était pas non plus anormal. Ils avaient passé beaucoup de temps à parler la veille au soir jusqu’à tard dans la nuit. Je suis vraiment heureux que tu sois venu avec moi, avait-il dit. Rien qu’en y repensant, le cœur d’Alexis se gonflait d’amour. Cependant, lorsqu’elle ouvrit la porte, elle eut le déplaisir de découvrir qu’Erwin ne faisait pas que dormir, il était également en plein cauchemar. Il suait à grosses gouttes, gémissait, remuait dans tous les sens. Alexis s’approcha du lit pour s’agenouiller à côté de lui et pris sa main dans la sienne.

« Erwin, réveille-toi. Erwin, c’est moi. Erwin. »

Au bout d’une éternité à chuchoter, Erwin se calma et retrouva une respiration normale. Puis, après quelques secondes supplémentaires, il ouvrit les yeux pour croiser le regard inquiet d’Alexis. Elle tenta un petit sourire pour le rassurer et embrassa sa main qu’elle tenait encore dans la sienne.

« Bonjour la Belle aux bois dormants. Elle embrasse délicatement ses lèvres avant de reculer un peu. Encore ce cauchemar ? »

Erwin se tenait sur un bateau. Tout autour, la Méditerranée vacillait de son bleu scintillant. Le demi-dieu sentait le monde tanguer sous lui, les planches craquer sous ses pieds. Face à lui, une falaise striée d'une ligne d'un blanc marquant s'imposait sur le ciel dégagé. Il sauta. Un froid étonnant l'envahit lorsqu'il transperça la surface de l'eau. Ainsi que la noirceur. Les profondeurs s'ouvraient sous son corps et lui donnaient l'impression de l'aspirer. Quelques instants et Erwin ne sut plus où il était. Le poids de l'océan le comprimait, comme si la mer cherchait à l'avaler. Impossible de remonter vers la surface. Impossible même de savoir où se trouvait la surface. Erwin nagea. Allait-il vers le haut ? Vers le bas ? Il sentait ses poumons brûler, ses muscles se contracter. Il était en train de se perdre et cédait peu à peu la place à la panique. Jamais la mer n'avait été aussi hostile.

Le silence des ténèbres peu accueillantes s'ouvrit sur un murmure inquiétant. La voix paraissait irréelle, comme sortie tout droit d'un mythe antique. Erwin, les tympans douloureusement envahis par la pression de l'eau, mit un moment à percevoir les mots suffisamment bien pour reconnaître du grec ancien. Durant de longues minutes au cours desquelles le sang-mêlé eut l'impression de se noyer plusieurs fois, le son se réverbéra partout autour de lui, comme s'il n'avait aucun origine. Puis la source de ces paroles sembla se stabiliser, quelque part au fond de l'océan. A la façon du chant des sirènes, la voix emporta Erwin vers la noirceur toujours plus menaçante du fond de l'eau, et le demi-dieu était impuissant. Il se sentait presque physiquement lié à cette voix, incapable de ne pas lui obéir. Il la suivit jusqu'à apercevoir une source de lumière, faible lueur glauque d'abord, plus forte mais plus pâle ensuite. Toujours guidé par l'étrange voix, Erwin pénétra dans une grotte sous-marine aux dents minérales qui semblaient vivantes. Le poids pressant des profondeurs donnait l'impression d'être une morsure de ces crocs de pierre sans âge. Malgré l'apnée qui lui incendiait la gorge et l'angoisse qui lui tordait les boyaux, le fils de Poseidon se remit à nager. L'eau avait une texture dense, et plus il essayait d'avancer, plus il lui était difficile de bouger. Soudain, une pression lui enserra l'épaule et la voix se déforma.

"Erwin, réveille-toi. Erwin, c’est moi."

Un tourbillon d'eau l'emporta au fin fond de l'océan, l'air s'échappa de ses poumons lorsqu'il eut le réflexe de crier et la nuit des abysses l'enveloppa.

"Erwin."

Le demi-dieu ouvrit les yeux. Il lui fallut quelques secondes pour se ressaisir. La voix d'Alexis. Le poster Pokemon de son enfance toujours accroché au mur de sa chambre. Les toits bleus visibles par la fenêtre. Les cris de mouette dehors. L'odeur de la vinaigrette que sa mère avait préparée pour sa prochaine salade. Santorin, il était chez lui, dans la maison où les problèmes s'envolaient, là où il était en sécurité.

"Encore ce cauchemar ?"

Erwin se redressa en hochant la tête. Il avait déjà raconté toute l'histoire à Alexis et, pour la troisième fois consécutive, rien n'avait changé, à l'exception de son réveil. Bien que la fille d'Arès l'ait coupé dans ses songes, Erwin savait ce qui se passait ensuite. Il entrait dans la grotte, il bataillait pour avancer et, au moment où ses efforts semblaient payer, un grondement résonnait, la voix se faisait engloutir et une silhouette, une forme trouble dans l'eau noire, venait droit vers lui. Puis il se réveillait. Quelle que soit l'heure de la nuit, la fatigue qu'il éprouvait, l'envie d'aller plus loin, le demi-dieu n'allait pas plus loin dans son rêve. Aurait-il vu la suite si Alexis ne l'avait pas tiré du sommeil cette fois-ci ?

"Le même. Mais l'impression d'étouffer est de plus en plus forte."

Le regard d'Alexis s'assombrit tandis qu'Erwin se replongeait dans ses pensées. Le silence tourna autour d'eux, brisé par quelques cris de mouettes au loin. Ce n'est qu'après quelques longues secondes que le fils de Poseidon prit conscience de la tenue d'Alexis à côté de lui.

"Ca va, ne t'inquiète pas. Va prendre ta douche au calme, je vais préparer de quoi manger."

Une fois dans la cuisine, Erwin ouvrit le frigo pour en sortir de la confiture encore fraîche et du yaourt. L'odeur de la vinaigrette qu'Iris avait laissée dans un petit bol pour plus tard lui envahit les narines. Sa mère aimait rentrer du travail en n'ayant plus rien d'autre à faire que mélanger sa salade à la sauce de son choix. Ce matin, il ne ressentit pourtant pas cette sensation réconfortante qui l'entourait d'habitude et lui rappelait l'enfance. Les pensées trop assombries par son rêve, il installa la table en attendant Alexis.

Quand la fille d'Arès descendit, un essuie noué autour des cheveux, Erwin était penché sur un petit post-it que sa mère avait soigneusement pris soin de laisser suffisamment en évidence – c'est-à-dire sur l'emballage du chocolat auquel il ne "pouvait pas toucher dès le matin, Iris connaissait son fils. Il leva les yeux lorsqu'Alexis s'assit à côté de lui.

"Maman propose qu'on aille faire une promenade à Oia tous les deux ce soir. C'est une des villes les plus touristiques à une demi-heure de Fira, si ça te dit."

Il se garda de mentionner qu'Iris avait écrit sur son papier "Idée pour mon lapin et son amoureuse en quête de romantisme" en guise d'en-tête. Quand elle avait découvert Fira, Alexis avait profité de chaque coin de rue pour admirer à nouveau le paysage et Erwin avait senti son coeur battre plus fort en la voyant avec de telles étoiles dans les yeux. Bien que la ville d'Oia offrait un décor similaire à celui de Fira, peut-être que la fille d'Arès se laisserait à nouveau éblouir en se prenant au jeu de l'ambiance touristique. Surtout le soir, quand la musique, les lumière et les conversations cachées entre les terrasses prenaient le contrôle de la ville. Quand à lui, même s'il avait déjà parcouru ces rues plusieurs fois et que l'île n'avait pour lui plus rien de touristique, Erwin était preneur de toute proposition pouvant lui changer les idées. Tout sauf penser à ce rêve étrange qui l'engloutissait la nuit.

Alexis quitta Erwin à regret pour se diriger vers la salle de bain. Les photos d’Erwin petit le long du couloir ne réussissaient même pas à la distraire de l’inquiétude qui le broyait l’estomac. Pas même la photo de lui avec un t-shirt Pokemon, un chaton dans les bras, le tout sur un fond vert représentant l’espace, étoiles et Mars grossièrement représentées. Lorsque l’eau fraiche coula sur sa peau, Alexis n’y pris aucun plaisir. Ses pensées tournaient en rond sur les rêves d’Erwin et sur leur signification. Elle n’avait pas été assez naïve pour croire qu’en venant en Grèce, le berceau et cimetière de la civilisation grecque, elle allait être à l’abri mais elle avait espéré un peu de tranquillité. C’était raté. Quelqu’un essayait désespérément d’appeler Erwin et cet appel se faisait de plus en plus pressant.

« Maman propose qu'on aille faire une promenade à Oia tous les deux ce soir. C'est une des villes les plus touristiques à une demi-heure de Fira, si ça te dit. »

Alexis acquiesça. Son corps était dans la cuisine mais son esprit était toujours ailleurs. Quelle déité pouvait bien appeler Erwin ? S’il s’agissait bien d’une. Alexis soupira et se laissa tomber sur une chaise de la cuisine pendant qu’Erwin déjeunait. Distraitement, Alexis jouait avec un citron déposé sur la table. Elle n’écoutait que d’une oreille Erwin perdu dans ses souvenirs. Dans ces moments-là, Artemisia lui manquait. La demi-déesse aurait interprété sans difficulté le rêve d’Erwin et aurait tiré la déité concernée par la peau du cul. Alexis soupira. Si Artemisia avait été là, Alexis aurait mis ses émotions de côté juste pour en finir. La fille d’Athéna était plus rapide que n’importe quelle intelligence artificielle.

« T’es toujours avec moi ? »

La voix d’Erwin ancra de nouveau Alexis dans la réalité. Elle arrêta de maltraiter le citron et le rangea dans l’espèce de plat à salade où se trouvaient pommes, poires et autres fruits. Alexis soupira et décida de partager un peu de ses réflexions avec Erwin – à quoi bon lui cacher, de toute façon ? Il allait bien finir par comprendre qu’Alexis avait quitté le mode vacances à un moment ou un autre.

« Je pensais à ton rêve. Je me demandais qui était l’abruti qui décidait de gâcher nos vacances. Un dieu ? Un monstre ? Parfois, je me dis que j’ai vraiment pas hérité des bons gènes. Un peu l’impression d’être une gourde quand je comprends pas les signaux évidents que ces idiots nous lancent. »

Alexis soupira de nouveau et se leva. Elle se frappa les joues sans crier gare puis fixa Erwin dans les yeux.

« Désolée, je vais me reconcentrer. Donc tu sais ? Balade romantique dans une ville au nom imprononçable ? Faia ? Fae ? Ouaia ? »

***

Le soir arriva plus rapidement que prévu. Assise sur un banc, Alexis regardait Erwin échanger avec un vendeur à la sauvette pour leur offrir de quoi grignoter. Elle reporta son attention sur son environnement lorsqu’elle sentit quelqu’un venir s’assoir à côté d’elle. Elle toisa l’inconnu, un sourcil arqué, surprise par cet accoutrement. Un jeune grec, les écouteurs vissés sur les oreilles, un sweat avec un dessin de… baleine-tortue (?) et une plante dans les mains.

Alexis se leva pour rejoindre Erwin qui fixait lui aussi le drôle d’énergumène. Elle saisit la glace qui lui tendait et déposa un baiser sur sa joue.

« Drôle d’énergumènes, les grecs. »

Alors qu'ils entamaient leur promenade tels de vrais touristes dans les rues étroites d'Oia, Erwin ressassait les paroles d'Alexis. Lui aussi se demandait qui pouvait lui envoyer ce rêve à répétition, même s'il s'efforçait de ne pas le laisser paraître et de penser à autre chose. Lorsqu'il vit un marchand de glace au coin d'une petite place, il se dit que c'était l'occasion de se changer les idées et proposa à Alexis d'aller lui chercher quelque chose. Elle resta sur un banc, à l'écart, profitant sans doute du vent plus frais du soir. Alors qu'il attendait sa commande, le fils de Poseidon ne put toutefois s'empêcher de remarquer l'allure étrange de l'homme qui s'était assis à côté de la demi-déesse. Il secouait imperceptiblement la tête, sans doute au rythme de la musique qui devait émaner de ses écouteurs, et la créature représentée sur son sweat avait quelque chose... d'artisanal, une bête si indéfinissable que la Federal Association of Ecosystems s'inquièterait de voir un hybride pareil (et si la FAE elle-même se serait questionnée, c'est dire à quel point l'animal devait être étrange).

Alexis devait partager l'avis d'Erwin à propos de cet individu, car elle ne tarda pas à se lever pour se diriger, non sans un regard en arrière, vers le fils de Poseidon. Le demi-dieu lui tendit son cornet de glace chocolat et déposa un baiser sur sa joue avant de savourer son sorbet au citron.

"Drôle d’énergumènes, les grecs."

Erwin, ses lèvres toujours plongées dans son sorbet, utilisa sa main libre pour tapoter le crâne d'Alexis dans un air indigné.

"Fais attention à ce que tu dis ou je demande à maman de reprendre le ventilateur qu'elle a mis pour toi dans ma chambre."

La fille d'Arès se para d'un regard horrifié à l'idée de devoir supporter les 30°C nocturnes sans un peu de vent dans sa direction. Comme pour se rafraîchir – ou prouver à Erwin qu'elle était une femme du froid – elle croqua à pleines dents dans sa glace. Erwin ne fut pas dupe quand il remarqua le frisson qui parcourait la nuque de la sang-mêlé. Tous deux rirent en se dirigeant vers les rues plus proches de la falaise, exposées au bord de mer. Le fils de Poseidon se sentait léger. Il trouvait Oia magnifique, tout comme il trouvait Fira somptueuse. Pourtant, il n'avait jamais réussi à saisir la magie qui animait les touristes qui venaient ici, qui prenaient des photos à chaque angle de rue, qui rêvaient de revenir pour voir les mêmes maisons blanches aux toits bleus que partout ailleurs sur l'île.

Ce soir-là, il le ressentait. Cet air chargé d'étincelles, cette envie de se perdre entre les murs de la ville, ce plaisir de découvrir chaque nouveau virage, chaque escalier, chaque nouveau point de vue. Erwin se sentait comme un étranger chez lui et Oia prenait une saveur nouvelle à travers ce regard que la présence d'Alexis lui apportait. L'impression de se mettre dans la peau de quelqu'un d'autre, qui n'avait aucune attache dans cette ville mais qui ne demandait qu'à en créer, à imprimer de nouvelles images féériques dans ses souvenirs.

Les deux sang-mêlé déambulèrent dans les rues pavées, dissimulés entre les murs blancs tortueux d'Oia. Par un soir pareil, il y avait bien peu de monde autour d'eux, la ville semblait leur appartenir. Les lumières se reflétaient sur l'eau des piscines qui habillaient les terrasses suspendues les unes au-dessus des autres, les conversations s'échappaient des maisons aux portes encore ouvertes pour accueillir l'air frais de fin de journée, la musique faisait danser les clients des restaurants cachés au sein des bâtiments immaculés. Toutes les sensations semblaient décuplées.

"Les ruines sont encore éclairées, on peut aller voir, si tu veux."

Du doigt, Erwin désigna au loin l'avancée de rochers qui plongeaient vers la mer, un amas sombre qui se détachait de la ville blanche et sur lequel trônaient les ruines d'un fort. Seul un drapeau grec accroché à un mât au centre des ruines permettait, dans l'obscurité, de porte l'attention sur ces vestiges camouflés dans la nuit. Alexis eut l'air intriguée et Erwin et elle prirent la direction des ruines. A une heure si tardive, plus personne ne fréquentait ce site. L'espace entre les rochers et les blocs de pierre était désert. Les sang-mêlé se promenèrent un moment en silence, découvrant des recoins de ruines laissant deviner le fort qui se trouvait là autrement. Peu à peu, Erwin s'avança vers le bout de la pointe rocheuse, là où les murailles laissaient la place à la nature. Alexis le rejoignit.

"Je pensais pas te le montrer en vrai un jour."

Au loin, sur la toile dorée du soleil couchant, se dressait la masse imposante du volcan de Santorin. Son ombre sur le ciel était celle que la fille d'Arès avait peinte avec Erwin lors de leur première rencontre. Un moment qui restait gravé dans l'esprit du fils de Poseidon et qui, à la fois, lui semblait dater d'un autre temps. A cette époque-là, le demi-dieu ne pensait pas retourner un jour chez lui, en Grèce. Sa vie de demi-dieu lui paraissait bien trop courte et bien trop dangereuse pour avoir l'opportunité de revoir sa maison d'enfance, là où divinités et monstres étaient nés. Et pourtant, il était là. Avec Alexis, la personne qui faisait battre son coeur à un point qu'il n'aurait jamais imaginé. Erwin s'appuya contre la fille d'Arès en l'entourant de ses bras. Il avait ving-cinq ans. Une éternité pour un sang-mêlé tel que lui. Une vie remplie de chance, et cette chance était due principalement à Alexis. Sans elle, il doutait fort qu'il eût pu revenir sur son île. Il avait vingt-cinq ans, et avec la fille d'Arès contre lui, devant le volcan de Santorin, Erwin avait l'impression d'avoir toute la vie devant lui.

« Fais attention à ce que tu dis ou je demande à maman de reprendre le ventilateur qu'elle a mis pour toi dans ma chambre. »

Par pur esprit de contradiction, Alexis croqua à pleine dent dans sa glace. Pourquoi ? Seuls les dieux le savaient. Le retour de karma se fit instantanément et Alexis crut qu’elle se faisait geler de l’intérieur. Elle n’eut même pas le temps d’apprécier le goût du chocolat qu’elle n’avait presque plus envie d’y mettre sa langue. Presque. Une fois la sensation désagréable dissipée, Alexis put apprécier la glace en même temps que la ville qu’Erwin lui présentait.

Alexis n’était pas compliquée à impressionner. Tout ce qu’Erwin lui montrait, elle le chérissait. Qu’il s’agisse d’un bibelot de son enfance ou d’une ville dans laquelle il se sentait bien. Alexis observait chaque angle de rue comme s’il s’agissait du premier angle de rue qu’elle voyait. Elle s’imaginait un mini-Erwin courir dans chaque ruelle comme s’il avait pu grandir dans toute la Grèce en même temps. Il lui présenta des paysages à la fois similaires et différents de ce qu’ils avaient pu voir avant et Alexis se régalait (les yeux uniquement car la glace était depuis bien longtemps dans son estomac) jusqu’au moment où l’emmena jusqu’aux ruines. Elles sont encore éclairées.

Alexis dévora le paysage qui se dessinait sous ses yeux, qu’elle superposait au dessin qu’elle avait pu faire quelques années en arrière. Le temps lui semblait si lointain, comme s’il avait appartenu à quelqu’un d'autre. Pourtant, c’était bien ses mains à elle en compagnie de son Erwin à elle qu’elle avait peint ce volcan qui se trouvait face à elle. Une sensation de douceur l’enveloppa et Alexis oublia tout le reste. La vie de sang-mêlé, les cauchemars, la colonie, les dieux, les monstres. Il n’y avait qu’Erwin, le volcan et l’immensité du monde face à eux.

***

Alexis fut réveillée en plein milieu de la nuit par le cri d’Erwin à ses côtés. Aussitôt, elle s’était réveillée, ses lames jumelles prêtes à trancher n’importe quel monstre. Fort heureusement, Iris n’arriva que quelques secondes plus tard, le temps pour Alexis de réaliser qu’il s’agissait du cauchemar d’Erwin et non pas d’un quelconque monstre. Iris fixa Alexis de longues secondes avant de porter son regard sur son fils. Alexis rangea ses armes et toutes les deux se penchèrent sur le corps en sueur du fils de Poséidon.

« Qu’est-ce qu’il lui arrive ? »

Alexis hésita. Erwin ne voulait pas inquiéter sa mère mais il ne s’était jamais mis à hurler en pleine nuit jusqu’ici. La sang-mêlé choisit avec prudence ces mots avant de répondre à Iris. Ce qu’elle pourrait dire pour les renvoyer, elle et Erwin, dans un avion illico-presto.

« Il fait… un cauchemar. De. Un cauchemar de sang-mêlé. »

Alexis détourna le regard. Les yeux d’Iris… Ah, les yeux d’Iris. Alexis comprenait la patience que pouvait avoir Erwin dans la vie s’il avait été élevée par une femme avant tant de… de caractère. Fort heureusement, Alexis n’eut à répondre à aucun autre interrogatoire puisqu’Erwin émergea de son rêve d’un coup. Son buste entier se leva et son visage rencontra celui d’Alexis qui fut projetée en arrière. Qui d’Iris, Alexis ou Erwin cria le plus face à tout ce remue-ménage, personne ne le su réellement mais ce fut une véritable cacophonie.

L'eau. Les vagues. Encore ce scintillement enchanteur à perte de vue. Même emporté dans le monde des songes, Erwin avait tellement vu cette image au cours des dernières nuits qu'il ne ressentait plus la moindre quiétude à la vue de la Méditerranée aussi calme. Il savait. Il connaissait la suite et elle assombrissait tout ce que la mer aurait dû apporter au fils de Poseidon. Le bateau vacilla, l'horizon fit de même. L'eau avala Erwin. Une eau glacée, un océan noir, un silence oppressant. Chaque nuit, Erwin s'y attendait, et pourtant, il lui était impossible de résister. Les profondeurs le piégeaient à chaque fois. La voix caverneuse résonna à nouveau dans ses oreilles compressées par l'océan. La grotte sous-marine s'ouvrit à nouveau devant lui dans l'obscurité. Ses poumons réclamèrent à nouveau l'air qu'il ne pouvait pas leur offrir.

C'était là que tout s'arrêterait. Là qu'Erwin se réveillerait. Il ne connaîtrait pas la suite du message, il ne parviendrait pas à s'approcher de cette grotte et tout redeviendrait normal.

Mais les profondeurs ne s'ouvrirent pas sur la lumière du matin. Le poids de la mer ne s'envola pas pour céder la place au poids de la couverture. La voix ne prit pas le timbre de celle d'Alexis. Erwin continua à suffoquer, au bord de l'inconscience, plongé dans le noir et l'inconnu. Il se rapprochait de l'ouverture de la caverne. C'était tout ce qu'il pouvait faire : nager autant que ses forces le lui permettaient pour découvrir ce que ce lieu renfermait. Erwin parvint à poser les pieds sur le sol rocailleux et sentit une vibration inquiétante. Mais, lorsqu'il fit un pas de plus, des liens l'enserrèrent. Pris de court, Erwin ouvrit la bouche et l'eau s'engouffra dans sa gorge. Une ombre menaçante s'approchait de l'autre côté. Il sentait des mains, des bras tout autour de lui, le tirant inexorablement vers le bas. Loin de la grotte. Loin de cette forme floue qu'il voyait pour la première fois. Erwin voulut hurler. Tout son corps contracta, en manque d'air.

Erwin se réveilla avec l'impression de faire un arrêt cardiaque. Il manqua de percuter Alexis, ce qui le fit sursauter davantage. Et sa panique ne fut que décuplée en entendant le cri de sa mère à côté de lui. Qu'est-ce qui venait de se passer ? Pourquoi les deux femmes étaient-elles ainsi penchées vers lui ? Pourquoi avait-il aussi mal à la gorge ? Et...

"Alexis, pourquoi ta lame est plantée dans mon matelas ?"

***

Il fallut du temps pour rassurer tout le monde. Et un peu plus de temps encore pour expliquer à Alexis, loin des oreilles d'Iris, ce qui avait changé dans le rêve. Erwin avait demandé à être seul pendant un moment. Il avait besoin de réfléchir. Le lieu qu'il voyait en rêve ne lui rappelait rien qu'il aurait déjà vu auparavant. Rien ne lui permettait de trouver la grotte aquatique. La seule image qui pouvait lui servir de repère était la falaise grise striée de blanc, mais elle ne lui rappelait absolument rien. Peut-être cette falaise n'était-elle même pas en Grèce...

Le soir tomba sans qu'Erwin s'en aperçoive. Il quitta la bande de sable sur laquelle il s'était assis, face à la mer, des heures plus tôt. Il préférait rentrer avant que sa mère et Alexis se mettent à s'inquiéter à nouveau. Elles avaient eu leur compte de frayeur ce matin. Quant à lui, le fils de Poseidon estimait qu'un peu de compagnie ne lui ferait pas de mal. Il rentra chez lui avec une boule au creux du ventre. Le repas se déroula dans un calme pesant. Personne ne semblait vouloir mentionner ce qui s'était passé. Erwin aurait aimé revenir en arrière, ne jamais proposer à Alexis de l'accompagner à Fira, ne pas les mettre en danger, ni elle, ni Iris.

Quand tout le monde eut fini de manger, Erwin attendit qu'Alexis vaque à ses occupations pour aller voir sa mère. Il fallait qu'il lui explique. Iris n'avait pas toutes les cartes en mains pour comprendre à quel point ce rêve était spécial. A dire vrai, le demi-dieu ne s'en rendait pas bien compte lui-même. Tout semblait très abstrait et très réel à la fois.

"Maman... Tu as deux minutes ?"

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Erwin ferma doucement la porte de la baie vitrée qui donnait sur la terrasse. Alexis ne bougea pas, appuyée sur la rambarde de la terrasse, mais elle tourna tout de même son regard vers le sang-mêlé. Elle n'eut besoin de prononcer aucun mot pour qu'Erwin devine sa question. Une question à laquelle il aurait répondu même si elle n'avait rien demandé. Il essuya le bord de ses yeux en un mouvement brouillon avant de se pencher, lui aussi, sur la rambarde.

"J'ai tout dit à ma mère. Elle sait ce dont j'ai rêvé et elle comprend mieux pourquoi c'est si important."

Alexis hocha la tête. Erwin sentit sa gorge se serrer en repensant à la conversation qu'il venait d'avoir avec Iris.

"Et je lui ai dit qu'on devrait partir. Je sais pas où exactement, je sais juste qu'on doit partir d'ici. Que ce soit pour trouver quelque chose ou pour éviter d'attirer des problèmes ici. Donc... on part demain."

Le silence s'étira l'espace d'un instant. Puis la main d'Alexis se glissa dans celle d'Erwin. Le fils de Poseidon resserra ses doigts. Ses yeux caressaient l'horizon, là où chatoyaient encore les vagues. Son regard s'embua. Jamais il ne s'était senti en danger chez lui, en dépit de la puissance mythologique de la Grèce. Aujourd'hui, son foyer n'était sûr ni pour lui, ni pour ses proches.

Alexis courait à en perdre haleine. Ses jambes la brûlaient au moins autant que l’air qui s’arrachait de ses poumons. Pourtant, la fille d’Arès continuait sa course folle. Elle prenait des virages trop serrés, donnait des coups d’épaule dans les immeubles qui avaient l’audace d’être sur son passage, esquivait de justesse des passants dont les insultes lui parvenaient trop tard, sautait par-dessus les obstacles comme les barrières ou les chats errants et se relevait après chaque dérapage mal ajusté. Finalement, lorsqu’Alexis ouvrit la porte d’entrée d’Iris, elle était à bout de souffle, à deux doigts de vomir. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas dépassé ses propres limites physiques à ce point. Le trajet du retour aurait dû lui prendre une demi-heure avec son rythme habituel. Elle venait de le boucler en dix minutes top chrono.

« Alexis…? »

Debout dans sa cuisine, une tasse de café dans la main, un air ahuri sur le visage, Iris fixait la fille d’Arès avec une pointe d’inquiétude dans la voix. Alexis était bien des choses depuis son arrivée ici : discrète, drôle, attentive, sportive, lève-tôt… Bien des choses mais clairement pas la jeune femme essoufflée, décoiffée, les yeux trop alerte et à deux doigts de s’évanouir. Alors qu’Iris rouvrait la bouche pour ajouter quelque chose, Alexis lui coupa la parole :

« Asprónissi. C’est. C’est. L’ile. C’est l’île. »

Une main appuyée contre ses côtes, Alexis luttait contre son envie de rejoindre Erwin à la seconde et celle de rendre son petit déjeuner. L’air qu’elle respirait lui brûlait les poumons et la douleur qu’elle ressentait dans son corps l’empêchait de faire un pas de plus. Elle s’était arrêtée. Elle ne pourrait pas repartir de suite. Iris s’approcha d’Alexis comme on s’approche d’un chien des rues : doucement, prudemment.

« Ça va ? »

Alexis fixa Iris, la vision floue. Depuis quand… depuis quand y’avait-il deux Iris ? Ok, peut-être… peut-être qu’elle aurait pu prendre son temps. L’information lui était tombée dessus par hasard mais l’île n’allait pas s’envoler. Alexis aurait pu… revenir tranquillement, à son rythme, plutôt que de foncer tête baissée.

« Alexis…? »

La voix était lointaine. Alexis réalisa alors qu’elle était sur le point de faire un malaise. Était-ce donc ça la vieillesse ? Était-elle condamnée à s’évanouir au moindre effort physique ? Alexis tenta d’articuler un “ça va” rassurant mais son corps la trahit et Alexis glissa le long de la porte. Elle avait résolu le mystère de l’île. C’est tout ce qui comptait. Maintenant… maintenant, elle pouvait se reposer. Juste quelques minutes. Le temps de- Le temps de reprendre- Le temps de reprendre son s-

***

« Dans ma prochaine vie, fais-moi penser à choisir quelqu’un qui n’est pas lié à Poséidon de près ou de loin. »

Alexis disait cela à moitié pour rire en effleurant les vagues qui caressaient sa paume. Si le bateau s’arrêtait, ils étaient au milieu de nulle part. Si Erwin perdait le contrôle pour une quelconque raison, elle finirait noyée. L’idée ne la terrifiait plus autant qu’avant mais ce n’était pas pour autant qu’elle en appréciait l’idée. Un enfant de Dionysos ou de Déméter aurait été plus sûr. Les quêtes étranges se dérouleraient sur la terre ferme, en extérieur, comme devraient se dérouler toutes les quêtes. Au lieu de ça, Alexis était coincée sur une embarcation plus que louche avec Erwin - avait-il seulement le permis bateau ? elle n’osait pas demander - en direction d’une île encore plus louche, le tout parce qu’ils répondaient à un appel on-ne-peut-plus-louche.

« Ou alors juste quelqu’un de normal… »

Viser les mortels serait peut-être le mieux, après réflexion. Pas de quêtes. Pas de monstres. Pas de vie anormalement courte. Oui, dans sa prochaine vie, elle ne choisirait pas un sang-mêlé, c’était certain. L’idée que son plus gros adversaire soit une banque ou un voisin trop bruyant lui semblait une réalité bien plus douce que l’inconnu vers lequel ils se dirigeaient.

L'eau éclaboussait les bords du bateau. Erwin n'avait plus navigué depuis qu'il avait quitté l'île pour New York, puisque le seul qui acceptait de le laisser tenir la barre était un vieux collègue de sa mère qui, à ses heures perdues, aimait se promener sur son petit zodiac. Pourtant, le fils de Poseidon n'avait pas peur de faire filer l'embarcation aussi vite qu'il le pouvait. Un sentiment d'urgence s'accaparait son esprit. Alexis n'avait pas perdu de temps pour trouver quelle était l'île qu'Erwin avait vue en rêve, et il était hors de question pour le demi-dieu de ralentir la cadence maintenant.

"Dans ma prochaine vie, fais-moi penser à choisir quelqu’un qui n’est pas lié à Poséidon de près ou de loin. Ou alors juste quelqu’un de normal…"

La fille d'Arès semblait effectivement peu à sa place, à bord de ce bateau qui rebondissait sur chaque vague. Un demi-sourire étira le coin des lèvres d'Erwin, bien que son regard restât focalisé sur les terres grisâtres au loin.

"Dans une prochaine vie, tout comme dans celle-ci, ça m'étonnerait que tu choisisses qui que ce soit. Ca te tombera dessus comme, à tout hasard, un pot de peinture qui t'éclabousse. Ne t'en déplaise, mon amour."

Erwin sentit son coeur gonflé au même moment par l'amour et l'appréhension. Et, en dépit de sa tentative d'humour, il savait parfaitement que son visage ne parvenait pas à dissimuler son trouble. Les sourcils froncés, il fixait sa destination en maniant le moteur de l'embarcation. L'île d'Asprónissi le perturbait. Il avait déjà aperçu sa silhouette au loin, lors de quelques balades en mer. Pourtant, elle ne lui avait jamais donné une impression si sombre. Comme si son rêve l'avait rendue plus noire et avait découpé sur le ciel des bords plus tranchants. Plus ils s'approchaient de l'île, plus le fils de Poseidon se sentait envahi d'une bouffée d'angoisse. Il fit en sorte de ravaler son anxiété pour se tourner vers Alexis.

"Dans mon rêve, le bateau était arrêté un peu plus loin, j'allais directement dans l'eau."

Avant même de l'entendre continuer, Alexis se raidit et ouvrit la bouche comme pour protester. Le demi-dieu ne lui laissa pas le temps d'exprimer ses propres doutes.

"Evidemment, ça me semble un peu précipité de faire un plongeon à l'improviste sans savoir où ça nous mène. Surtout vu comment le rêve finit... Donc je vais nous rapprocher doucement : je ne connais pas les plages de cette île, mais tout l'archipel est assez rocailleux alors on ne sait jamais..."

Peut-être Erwin avait-il besoin de verbaliser ses pensées pour ses sentir plus à l'aise... Toujours était-il qu'il ressentait une pointe de soulagement à être auprès d'Alexis. L'aura déterminée de la fille d'Arès avait sur lui une influence particulière. Elle avait beau ne pas être en position confortable sur ce bateau, au milieu de l'eau, elle était tout de même aussi stable qu'un roc auquel s'amarrer. Et dans le tumulte des vagues qui agitaient actuellement l'esprit d'Erwin, rien ne pouvait lui faire plus de bien.

L'approche de l'île se fit trop lentement au goût du fils de Poseidon. Il se refusait néanmoins à aller plus vite, au risque de faire naufrage si près du but, et avala les dernières centaines de mètres qui les séparaient de la plage à une allure ridiculement réduite. Il leur fallut également longer l'île un moment tant ses abords étaient périlleux. Certaines zones laissaient même entrevoir les rochers crever la surface lorsque les vagues se creusaient suffisamment. Finalement, Erwin parvint à mener le bateau jusqu'à une bande de sable sombre au sud de l'île, non sans utiliser son pouvoir pour louvoyer entre les obstacles. Ainsi que pour tirer l'embarcation jusqu'à la plage en évitant à Alexis de plonger dans l'eau salée.

A présent que ses pieds foulaient les abords de la fameuse falaise dont il avait fait le rêve, Erwin ressentait la satisfaction de toucher au but et l'appréhension de ne pas savoir par où commencer. Il espérait trouver sur l'île quelques indices de ce qui pouvait bien se cacher en-dessous avant de prendre le risque de s'aventurer dans les profondeurs. Mais Asprónissi était l'une des îles inhabitées de l'archipel de Santorin, ce qui allait considérablement réduire les sources d'informations possibles. Démuni, Erwin se tourna à nouveau vers Alexis.

"Bon, je... Je me sens stupide, mais maintenant qu'on est là, je sais pas quoi faire. On devrait trouver ce qui nous attend au fond de l'eau, mais ça, ça ne fait pas partie du rêve. Tu as une idée ?"