La mélodie du lac est silencieuse. Chaque son devient un faible murmure, étouffé par l’eau. C’est étonnamment paisible, de se laisser ainsi flotter en ne pensant à rien. Rien d’autre que le fait d’être là, suspendu dans le vide, défiant la gravité, corps immobile dans l’obscurité. Noirceur éclairée faiblement par le globe de lumière, collier flottant autour du cou de Clayton, illuminant faiblement les alentours. Projetant les ombres rapides des poissons, les mouvements paresseux des algues marines et autres créatures. C’est fascinant.

Les fonds marins contiennent des dizaines de trésors, objets perdus, oubliés. Comme prévu. Ce sont leurs reflets qui attirent le brun vers le fond. Entre les restes de bateaux et les copeaux de bois, ses objets non réclamés gisent au fond du lac. Un véritable champ d’armes reposent là. Victime des entraînements maritime des dernières années. Les Romains étant de véritable quiches avec les activités aquatiques, le fils de Vulcain n’est pas étonné d’en découvrir autant.

Clayton aime bien l’eau. Contrairement à la majorité des Romains. Ce n’est pas son élément de prédilection, mais il ne déteste pas l’eau. En-dehors des cours de natation obligatoire dispensé aux enfants de la Nouvelle-Rome, le brun retourne barboter dans le lac de temps à autre. C’est particulièrement satisfaisant de sauter dedans après une journée à suer dans les forges. Parfois, ils font la course jusqu’au lac avec les autres fils de Vulcain.

Ses doigts effleurent ce qu’ils estiment être épées, lances, glaives. Un bric-à-brac de métaux pointus que la loupiote autour de son cou peine à éclairer. Hum. Ce serait compliqué de faire ce qui était initialement prévu. Après un moment d’hésitation, le brun décide de remonter à la surface, remettant à plus tard ses plans, satisfait que cette expérience soit concluante. Nageant hors du lac, Clayton attrape le rebord du ponton, s’extrayant à moitié du lac. Relevant les yeux, il tombe nez à nez avec…

Oh- Salut Ava ! M’as fait peur.

La différence entre respirer dans l’eau et l’air frais lui arrache une brève quinte de toux, étranglant la fin de sa phrase. Avec la grâce d’un phoque sur la terre ferme, Clayton se hisse sur le ponton, souriant à la jeune femme. Tranquillement. Avec la nonchalance de quelqu’un qui ne vient pas de sortir d’un lac au beau milieu de la nuit, entièrement détrempé, vêtu en tout et pour tout de deux colliers devant sa Centurion.

Ava avait appris à aimer la nuit comme certains aiment la musique. Elle trouvait un réconfort dans la solitude nocturne qu’il n’y avait nulle part ailleurs. L’air frais qui mordait ses joues, le silence qui l’enveloppait intégralement. Ava avait la sensation de se redécouvrir, comme si ses sens étaient changés, son corps différent. Là, à l’abris des regards, elle pouvait être tout ce qu’elle voulait : pleine d’assurance et de pudeur, timide mais courageuse, fière et forte. Elle pouvait courir, sourire, pleurer, marcher, s’allonger sur le sol. Seule la Lune était témoin de l’existence de cette Ava-là, une Ava entière mais toujours en quête de soi.

Ce soir ne faisait pas exception. Plutôt que d’aller se coucher après la relève pour le Tunnel, Ava se dirigea vers la Nouvelle-Rome, revigorée par la liberté que lui offrait ces quelques heures de tranquillité avant le lever du soleil. Ava n’était pas assez naïve pour se rendre au cœur de la ville, elle savait pertinemment qu’il n’y aurait ni silence ni solitude dans les rues de la Nouvelle-Rome au milieu de la nuit. Au lieu de ça, elle bifurqua pour aller en direction du sud de la ville et alla au lac. De jour, cet endroit n’avait rien d’exceptionnel, si ce n’était le nombre incroyable de personnes qui se souvenaient de son existence au moindre rayon de soleil, mais la nuit… La nuit c’était autre chose.

Ava admira le paysage qui se dessinait sous ses yeux, se nourri des reflets célestes au creux de l’eau seulement dérangée par le vent et les insectes. Un sourire sincère, pur et dénué de toute arrière-pensée s’étira sur les lèvres de la jeune femme. Ici, seule, elle se sentait invincible. Elle profita d’une nouvelle brise qui emmêla sa queue de cheval puis se rapprocha du ponton et retira ses chaussures. Tout en remontant son jean sur ses chevilles, elle s’imaginait déjà parfaitement l’eau venir s’enrouler autour de ses orteils. Ravie, elle se pencha en avant, inconsciente du danger qui rôdait dans les eaux troubles du lac, lorsqu’une silhouette se hissa sur le ponton.

Ava laissa échapper un petit cri de surprise et recula vivement, manquant de trébucher sur ses propres chaussures. Était-ce un monstre qui venait de surgir des entrailles de l’eau pour la dévorer ? Allait-elle mourir ici, seule, sans personne pour savoir où elle était ? Petit à petit, les traits de l’affreux monstre se précisèrent. Et une voix connue s’échappa de ses lèvres :

« Oh- Salut Ava ! M’as fait peur. »

Ava grogna dans sa barbe et remarqua alors que Clayton, puisqu’il s’agit de lui, l’avait éclaboussé en se prenant pour la Petite Sirène. Elle secoua alors ses bras, relâchant quelques goutteles sur son passage.

« À qui le dis-tu… »

Marmonna la Centurion en fronçant les sourcils. Elle reporta alors son attention sur le légionnaire, dont le flegme lui donnait l’impression de tout maîtriser. C’est alors qu’Ava remarqua que le jeune homme était complètement nu. Le rouge vint alors colorer les joues de la Centurion qui remercia la Nuit de cacher cela à Clayton. Ava n’était pas spécialement pudique, mais elle n’était tout de même pas prête à voir Clayton dans son plus simple appareil, au beau milieu de la nuit, alors qu’elle espérait juste tremper ses pieds dans l’eau.

« Qu’est-ce que tu fiches ici à une heure pareil ? »

Clayton secoua vivement sa tête, arrosant de petites gouttelettes les alentours. Qu’est-ce que ça faisait du bien ! Clayton posa son regard sur Ava, dont le visage s’estomper dans la nuit. Le jeune homme ne tombait pas souvent sur sa Centurion... Tout bien réfléchit, il lui semblait que c’était la première fois qu’ils se retrouvaient seuls tous les deux. De toutes les fois où Clayton avait essayé d’engager la conversation - et où Ava s’était mystérieusement éclipser - le fils de Vulcain souriait devant l’ironie. Dire qu’il lui suffisait de tremper ses fesses la nuit pour avoir une chance d’un tête-à-tête.

Clayton avait un intérêt tout scientifique pour Ava. Après tout, il n’y avait pas moyen que ce soit elle qui soit élue à la tête de la cinquième cohorte. C’est ce que murmuraient les autres. Ils disaient qu’elle avait utilisé son pouvoir pour arriver à ses fins. De véritables cancan sans importance. Clayton ne voyait pas le problème. S’il avait un pouvoir de persuasion, pour sûr qu’il ferait bien pire que de devenir Centurion. Non, Clayton lui, il trouvait ses pouvoirs vachement cools. Du peu qu’il avait entendu. Un plan avait commencé à se construire dans sa petite tête.

Les autres Chimères avaient catégoriquement refusés sa proposition. À grand coup de mais t’es pas bien et jamais de la vie. Ils s’étaient animés dans le bar comme s’il avait proposé de ramener un Sénateur dans leur antre. Ava avait un pouvoir de persuasion, un look émo et une attitude de Chimère. Qu’est-ce qui leur fallait de plus ? Clayton ressentait le potentiel. Clayton avait décidé, malgré leurs jérémiades, que c’était une bonne idée, alors ce sera une bonne idée. Il avait juste a testé un peu la température, poser deux trois questions. Au pire, Ava ne rejoindrait pas les Chimères et puis voilà.

Qu’est-ce que tu fiches ici à une heure pareil ?

Clayton ouvrit la bouche pour répondre avant d’être prit en traître par un éternuement. Puis un deuxième. La mâchoire tournée, le brun leva un index en direction d’Ava, geste universel du “deux secondes je meurs”. Un troisième. Son corps était couvert de chair de poule que la légère brise n’arrangeait pas. L’index toujours levé - désormais le signe universel du “deux secondes je reviens” - Clayton trottina vers un tas de vêtements au bout du ponton. T-shirt, short. Il remercia silencieusement Shay de lui avoir balancé un sweat en le traitant de suicidaire. Sa tête ressortait de l’encolure quand il rejoignit sa Centurion, assise les pieds dans l’eau. Il répondit naturellement à sa question.

Du yoga. Aquatique.

La vérité était moins intéressante de toute façon. Clayton s’accroupit l’air de rien au bout du ponton, avant de s’asseoir à son tour. Il regarda la lune se refléter sur la surface paisible du lac, ondulant au grès du vent. Quelques cigales crissé dans les bois proches, signe du commencement de l’été. La brise n’était désormais plus froide dans la chaleur de ses habits. Clayton était silencieux. Trop silencieux. Ses pensées tournaient à pleine vitesse. Comment est-ce qu’on lui avait abordé les Chimères à lui ? Sa mémoire était vague. Il devait y avoir eux les mots-clefs “forge” et “brûler”. Ce qui ne devait probablement pas intéresser Ava. Sauf qu’il ne savait pas ce qui pouvait intéresser Ava. Clayton décida, après mûre réflexion, de commencer avec des questions discrètes.

Tu as déjà volé ?

Ava regarda longuement Clayton s’étouffer. Quelqu’un d’autre à sa place aurait probablement proposé son aide au légionnaire – une tape dans le dos, un verre d’eau pris du lac, des conseils inutiles – mais Ava resta silencieuse et le fixa sans bouger un seul muscle en direction du jeune homme. Puis, lorsqu’il eut terminé son spectacle, il trottina à l’opposé d’elle. Loin de s’offusquer d’un tel comportement, Ava fut ravie d’avoir le ponton pour elle seule. Elle glissa ses pieds dans l’eau et se délecta de la sensation. Hélas, Clayton n’était pas parti se noyer ailleurs et il revint rapidement à sa hauteur.

« Du yoga. Aquatique. »

Ava fronça très légèrement des sourcils face à ce mensonge puis se rappela qu’elle n’en avait strictement rien à foutre. Puis elle réalisa qu’elle était Centurion et qu’elle devait peut-être s’interroger plus en détails sur la raison de la présence de Clayton ici. Puis elle réalisa qu’elle n’en avait toujours rien à foutre. Comme quoi, la vie était plutôt bien faite.

Ava lâche un vague « Ah, d’accord » sans grande conviction avant que le silence de la nuit ne les enveloppe tous les deux. La Centurion ne profita pas entièrement de cette quiétude puisqu’elle voyait dans sa vision périphérique Clayton gigoter jusqu’à qu’il finisse par s’assoir à quelques pas d’elle, imitant sa position. Elle compta silencieusement dans sa tête…

5…
4…
3…
2…
1…
0,9…
0,8…

« Tu as déjà volé ? »

Yes, elle avait presque pu deviner le moment plus ou moins exact où il allait se remettre à parler. Ava commençait à bien connaître Clayton, d’une façon ou d’une autre. Elle savait quand l’esquiver quand il commençait à poser son regard trop longuement sur elle, elle pouvait prévoir le moment où il allait décider de faire intéressant au milieu du salon du baraquement et elle savait qu’il ne pouvait pas rester dix secondes sans parler.

Tu as déjà volé ? La question était aussi saugrenue que l’était de voir surgir Clayton hors du lac en plein milieu de la nuit. Ava ne chercha aucun sous-entendu, aucun piège, aucune manipulation car Clayton n’avait jamais été de ceux-là. Tout ce qui lui passait par la tête sortait de sa bouche immédiatement et Ava avait abandonné depuis longtemps de comprendre les rouages de son cerveau. Pour une fois, et pour toutes les fois où elle avait esquivé le légionnaire, Ava décida de lui répondre le plus simplement du monde.

« Une fois à la Colonie, pendant un cours de pégases. »

Le temps qu’elle prononce cette phrase, Ava réalisa qu’elle avait mal interprété les mots de Clayton. Il était évidemment trop tard pour ajuster sa réponse et elle avait trop fierté pour se corriger alors elle enchaîna avec le même naturel, comme si tout était calculé, comme si elle avait compris mais qu’elle avait décidé d’esquiver la vraie réponse :

« Peut-être qu’un jour j’aurai l’honneur d’aller sur les aigles géants. Ava fit une pause avant de reprendre en lançant une œillade entendue au légionnaire : Et toi Clayton, tu as déjà volé ? »

Clayton s’installa confortablement, une jambe repliée contre lui, un pied continuant à barboter. Il inspecta le visage impassible d’Ava, curieux, à la recherche de quelque chose. Un indice, une réaction, un avis quelconque. Voler ou ne pas voler. Ava resta Ava. C’est-à-dire que son visage ne bougea pas d’un millimètre, habituelle page vierge. Une impassibilité de façade, du moins, le suspectait-il. Un forcement de sourcil par-ci, un plissement du regard par-là. Des mouvements subtils que Clayton ne parvenait pas à décrypter. Le brun ne voyait pas l’intérêt d’une telle neutralité. Peut-être que la Centurion ne voulait pas afficher d’émotion. Ou alors, plus simple, Ava n’en avait rien à foutre. Par rapport aux Centurion avant elle, Ava détonnée. Elle n’était pas sévère, ne réclamait pas d’obéissance aveugle et ne jouait pas au petit chef. Ava ne lui avait pas cherché des noises. Elle n’avait jamais sanctionné ses manies, ses lubies, sa façon d’être. Un simple “ah, d’accord” face à sa réponse aux frontières de l’insolence.

Ava était indifférente. Une certitude. Jusqu’à des petits riens. Jusqu’à ce qu’elle l’esquive lorsqu’il l'a scruter curieusement. Jusqu’aux légères inflexions sur son visage. Ava était une version d'elle avant de réaliser le parfait contraire. Véritablement intriguant. Clayton avait régulièrement des obsessions et Ava était sa dernière en date.

Une fois à la Colonie, pendant un cours de pégases.

Wait what. Des pégases ? Clayton fronça les sourcils, confus. Que venait faire des pégases dans cette histoire ? Cela dit, c’était une sacré bonne nouvelle qu’elle vole des pé- Merde. Clayton rattacha deux plus deux dans un grognement frustré. Ava venait d’esquiver le sujet. Ava venait carrément d’esquiver sa question. Lorsque ce n’était pas physiquement, il fallait que ce soit verbalement. Une véritable professionnelle. Elle s’en sortirait super bien en tant que Chimère face à un interrogatoire de Sénateur. Peut-être qu’un jour j’aurai l’honneur d’aller sur les aigles géants. Clayton fit la moue, regardant Ava répondre avec un naturel désarmant à sa super question.

Et toi Clayton, tu as déjà volé ?

Clayton coula un regard en biais à la jeune femme, équitablement amusé et ennuyé par la tournure des événements. Ava appuya sur les mots avec malice. L’air de lui dire vas-y, ose, j’attends. Clayton lâcha un petit rire, se prenant au jeu des faux-semblants avec un mensonge plus gros que lui d'un hochement de tête négatif, l’air parfaitement serein. Comme-ci, oui oui Ava, depuis le départ, il voulait réellement en connaître plus sur tes déplacements aériens. Évidement. Voyons.

Tu me bats Ava, je n’ai jamais volé. Pas une fois. Ses yeux se plissèrent d'espièglerie en ajoutant Un jour peut-être.

Un sacré mensonge, puisqu’il n’y avait pas moyen que Clayton pose son cul sur un poney avec des ailes. Encore moins sur un aigle géant. Sur n’importe quelle bestiole pouvant le propulser à des kilomètres au-dessus du sol. Cette simple pensée envoya une vague de sueur froide dans son dos. Quant à la deuxième signification du verbe voler… eh bien, la moitié de la cinquième cohorte beuglerait d’indignation. Ce n’était un secret pour personne que le fils de Vulcain emprunter régulièrement ce qui traînait - en même temps, si ça traînait. En témoigne ce short en biais sur ses hanches, trop large pour être honnête. De simples emprunts, voilà tout. Les affaires ne finiront pas retournées à leurs propriétaires. Un jour.

Clayton était à peu près sûr que la Centurion était au courant. M’enfin, impossible de savoir avec elle. Il s'imagina Ava au courant et n’en ayant absolument rien à foutre. Telle une reine des glaces. Ouais, une véritable reine des glaces. C’était la classe.

Le lac était tranquille, le vent frais continuant à troubler sa surface. Clayton tritura son collier lumineux, créant des ombres dansantes sur leurs deux profils. Liant deux pouces, un aigle difforme en ombre chinoise dansa un bref instant sur la surface de l’eau.

Tu ferais quoi avec un aigle géant ?

Clayton gigota de nouveau, le menton posé sur sa main. Contre toute attente, Ava lui avait répondu, alors il retenta sa chance. Sans s’attendre grand-chose en particulier de leur échange. Il regarda son profil à moitié plongé dans l’obscurité, telle une énigme intrigante lui passant le temps.

Ava avait déjà volé, oui. Des choses sans importance, des choses qui ne lui apportaient ni réconfort, ni plaisir. Des choses sans intérêts qu’elle avait volées juste parce qu’elle pouvait, juste pour se dire « et pourquoi pas ? » Elle n’éprouvait ni fierté ni honte à y repenser mais il était hors de question qu’elle en parle devant Clayton. Elle était certaine que s’il leur trouvait des points communs, il allait vouloir lui parler plus souvent en se servant de ce prétexte comme justification divine. « On fait partie du même club ! », l’entendait-elle presque s’exclamer. Non, il était hors de question qu’il apprenne ça. Elle ne voulait faire parti d’aucun club que ce soit avec lui ou avec quelqu’un d’autre. Mais surtout pas lui.

« Tu me bats Ava, je n’ai jamais volé. Pas une fois. Un jour peut-être. »

Ava se retint de rouler les yeux. Si Clayton volait aussi bien qu’il mentait, il était certain qu’il ne l’avait pas fait qu’une seule fois. Pourtant, elle ne releva pas. Elle n’avait jamais eu aucune plainte directe qui la forçait à intervenir. Et puis, de toute façon, Clayton faisait partie de ces personnes qui avaient une aura à se faire pardonner n’importe quoi, que ce soit en faisant des yeux de chat battu ou en perdant son interlocuteur dans sa folie. Dans un cas comme dans l’autre, Ava préférait s’en tenir éloignée.

Le silence enveloppa une nouvelle fois les deux légionnaires et Ava perdit son regard sur la surface du lac. Quelle sensation aurait-elle si elle se laissait couler au fin fond du lac ? Quelle sensation pouvait-on ressentir lorsque l’eau remplissait sa gorge, ses poumons, son corps entier ? Son instinct serait-il de remonter à la surface ou bien de se laisser lentement agoniser ?

Un mouvement de lumière arracha Ava à ses pensées intrusives et elle reporta son attention sur Clayton qui s’amusait à faire des ombres chinoises sur l’eau.

« Tu ferais quoi avec un aigle géant ? »

Ava n’avait qu’à peine eut le temps de se délecter du silence que c’était déjà terminé. Elle songea à se lever et partir mais le vent qui caressait son visage la noyait dans une sensation de douceur. Au bout de cinq questions, elle se lèverait et partirait. Elle lui en accordait cinq. Évidemment, les deux d’avant comptaient, donc il lui en restait trois. Ava jouerait le jeu pendant encore trois questions. Ça lui semblait un bon équilibre entre sociabilité et mystère. Au moins, Clayton aurait eu assez de conversation pour tenir une nouvelle année sans venir la voir.

« Je volerais. Dans les airs. Sûrement pour une quête. C’est généralement à ça que servent les aigles. »

Évidemment, s’il posait des questions stupides, elle ne pouvait rien pour lui.

Si basique. Pas déçu. Pas ravi. Simple observation face à ce manque profond d’imagination. L’énigme intrigante semblait blasée. Rien dans son ton ne l’aurait trahi, évidemment, mais il pouvait renifler se semblant d’évidence ennuyé desservit aux enfants et à leurs questions cons. Il pouvait l’ennuyer davantage qu’il conclut. Il pouvait changer son point de vue, qu’il se mit à penser. Offrir d’autres perspectives. Dérouler la connerie bien plus loin. Ça, il savait faire. Généralement. Clayton se déplia vaguement, dressant vers un ciel noir étoilé son index appuyant ses propos. Donc on peut s’en servir autrement. Donc tu passes à côté d’un kebab XXL. Le doigt se pointa vers Ava dans un sourire. Des profanations deux fois plus grosse que lui servit avec nonchalance. Clayton aurait pu expliquer n’importe quel sujet avec la conviction d’un expert et sans la moindre connaissance. Ses yeux glissèrent sur les traits de son interlocutrice, recherchant des miettes de réaction, sans rien trouver. Comme d’hab. Ava ne semblait pas indignée par la mention d’un barbecue d’envoyé céleste. Amusant. Pas une Romaine pourfendeuse des traditions centenaires hmm. Elle n'en avait pas la vibe aussi. Le train de ses pensées filait à toute vitesse et il repartit d’une flegme naturelle. Ou survoler le monde des humains et lire les news pour découvrir ce que la Brume a créée. Ce serait fun. Ou gagner hyper facilement le capture the flag de mercredi. Ce serait pratique. Ou-

Le monologue d’idées défila, wagons différents et désunis, accrochés à la volée d’un flou artistique. Aucun sujet n’était passionnant avant que l’on ne se penche dessus. Les aigles pouvaient aussi bien agir comme de simple transporteurs - sombrement nommé eagleEX - ou devenir les meilleurs coussins de plume du marché romain. Rien n’avait de sens. Tout en avait. Ava était assise au bord du ponton, les pieds dans l’eau, égale à elle-même. Elle n’avait pas bougé, pas fuit, pas abandonnée cette conversation à sens unique en déclarant que, vraiment, le légionnaire était trop étrange. Ava semblait dotée d’une patience neutre à toute épreuve digne d’un moine tibétain et Clayton en faisait son challenge personnel.

Est-ce qu’elle craquerait s’il parlait assez longtemps ? Est-ce qu’elle s’était dissociée ? Est-ce qu’elle avait écoutée ?

Un agréable silence retomba sur les bords du lac. Clayton n’avait pas envie de laisser la victoire à Ava - au jeu dont elle n’avait pas conscience d’être l’adversaire - mais il fallait se rendre à l’évidence. Elle avait gagné. Il boudait. La nuit était paisible. La légère brise de minuit passée glissa dans son cou, contre ses mèches brunes détrempée, lui arracha un éternuement. Ses pieds regagnèrent l’eau fraîche. Un instant, son regard se perdit sur la surface du lac, délaissant sa centurion à la paix, au silence et-

Pourquoi tu m’évites d’habitude ?

Une question sincère. Curieuse. Gorgée d’honnêteté. Il n’avait pas prévu de parler à nouveau, pas prévu de demander, pas prévu d’être aussi sérieux. La réponse l’intéresser pourtant énormément. Le forgeron se surprenait à vouloir entendre le pourquoi du comment de la bouche d’Ava. Le pourquoi était important. Clayton n’attendait rien de sa nouvelle centurion et Clayton attendait quelque chose.

Au début, Clayton l’amusa. Sa première réponse, aussi inattendue que drôle, faillit déclencher un éclat de rire – mais Ava se contrôlait parfaitement, comme à son habitude. Une fois cette première émotion passée, Ava n’éprouva plus que du désintérêt. Alors que le légionnaire continuait d’énumérer toutes les utilisations possibles aux aigles géants, Ava se perdit dans ses pensées, dans la contemplation de l’eau, dans ses souvenirs, dans ses attentes, dans son imagination, dans des univers alternatifs. Où étaient les Ava des mondes parallèles ? Est-ce qu’il en existait une qui avait évité cette conversation ? Une qui appréciait cette conversation ? Est-ce qu’il en existait une qui vivait une existence tranquille parmi les mortels ? Étaient-elles toutes des sang-mêlé vouées à une subir la divinité et tous les enjeux qui allaient avec ou bien… Ou bien est-ce qu’il en existait une qui vivait une adolescence normale ? Est-ce qu’elle jouait de la musique ? Que voulait-elle faire de sa vie ? Est-ce que…

« Pourquoi tu m’évites d’habitude ? »

Ava s’ancra de nouveau dans cette réalité, celle morne où elle se trouvait au bord d’un lac en compagnie de Clayton Haynes, un légionnaire fascinant mais de loin uniquement. Elle se rappela sa propre règle des cinq questions. Plus de quatre songea-t-elle en regrettant déjà son drôle de choix.

Ava prit quelques secondes pour réfléchir – ou plutôt pour faire mine de réfléchir tout en se délectant du silence. Comment une soirée pouvait-elle être à la fois si agréable et si désagréable ? La nuit, le vent, la lune, le lac même ; tout ceci était agréable. Il y avait même quelque chose de nouveau et de presque chaleureux à n’être pas seule mais…

« Je ne t’évite pas plus qu’un autre, tu n’as rien d’exceptionnel. »

C’était un mensonge et une vérité en même temps. Oui, Ava évitait Clayton car elle fuyait l’étincelle malicieuse dans son regard curieux. Elle évitait ses monologues et ses blagues, elle évitait d’en savoir trop sur lui, de s’intéresser à lui. Mais surtout, ce qu’elle évitait, c’étaient les relations sociales. Elle n’avait ni l’envie, ni le courage de s’investir dans ce genre de choses. Que ferait-elle d’amis quand elle ne savait déjà pas quoi faire d’elle-même ?

« Je préfère ma propre compagnie à celle des autres, si tu veux tout savoir. »

Ava ne savait pas pourquoi elle avait précisé – avait-elle peur de blesser Clayton d’une façon ou d’une autre ? Il s’agissait, de toute façon, encore une fois d’un demi-mensonge, d’une demi-vérité. Elle aimait bien sa solitude, oui, mais ce n’était pas pour cette raison qu’elle évitait la présence des autres – mais elle n’avait aucunement envie de creuser ce sujet. Pas ce soir, en tout cas.

Plus qu’une question. Ce jeu l’ennuyait, elle réduisit sa propre limite à trois questions. Elle n’aimait finalement pas la tournure des événements.

Clayton attendait quelque chose sans trop savoir quoi. Une raison de rester. Une curiosité morbide. Entremêlant de nouveau ses jambes sur ce bout de ponton, le légionnaire écouta le silence qu’Ava semblait tant apprécier. Là où il était impulsivité, elle prenait le temps de réflexion, mettant de l’ordre dans ses pensées pour répondre au mieux.

Son visage perdu toute lumière dans une moue fronçant son nez. Bien sûr que si. Il était exceptionnel. L’inverse était insensé. Il n’y croyait absolument pas. Ce qui ne l’empêcha pas de se renfrogner comme un gamin de cinq ans venant d’apprendre que le Père Noël était une bêtise inventé par ses copains et que “Noël” n’était pas une excuse suffisante pour arrêter de forger. L’interrogatoire glissait entre ses doigts, Clayton en avait depuis longtemps oublié le but initial. Il se demandait plutôt si ça valait le coup, finalement, de sentir ses mèches dégoulinaient le long de ses omoplates en écoutant des mensonges.

« Je préfère ma propre compagnie à celle des autres, si tu veux tout savoir. »

Peu surprenant, qu’il songea en inclinant la tête d’un côté, confus. Ava-May Crimson était la définition même de la solitude. Toujours dans son coin, suivant sa propre orbite sans chevaucher trop longtemps celle des autres. Oh, elle accomplissait ses fonctions de Centurion - mieux que certains de ses prédécesseurs orgueilleux du rang - mais c’était tout. Jamais entraperçus plongée au sein d’un groupe. La compagnie des autres était parfois une putain de plaie, d’accord, mais c’était une normalité viscéralement entremêlée au quotidien de Clayton. Tellement présente que l’inverse semblait insensé. Clayton huma dans le creux de sa paume avant de laisser échapper un rire.

“Tu es bizarre.”

Dans sa bouche, le mot prenait des airs de compliment. Ava était son puzzle intriguant de cette soirée improvisée et son explication avait le don de déclencher plus de points d’interrogation. Lui avait la sensation qu’Ava était plutôt triste parce qu’elle était toute seule, soit la conclusion la plus simple du monde. Peut-être qu’une âme plus charitable aurait proposé une amitié quelconque comme un pansement, mais Clayton n’était pas du genre à s’apitoyer pour les autres. Plutôt du genre a se lasser rapidement de ses jouets.

“C’est plus drôle avec les autres.” Il y avait de la conviction dans cette simple observation. Une logique imparable. Qui embêter quand on est tout seul ? Personne. Personne à part soit même ensevelit sous ses propres pensées et démons. Ce n’était définitivement pas acceptable. “Regarde, je t’ai fait sourire au moins une fois ce soir. Intérieurement.” Clayton sourit malicieusement. Le lac offrait un paysage paisible, le vent soufflait doucement entre leurs mèches, bleu contre brun. C’était une bonne soirée tout bien considérée. Même s’il n’avait pas accompli ses objectifs initiaux. Il aura d’autres occasions. Clayton s’en occupera demain ou le jour d’après ou le surlendemain. Les autres n’étaient pas d’accord, alors il avait tout son temps. Une lueur de quelque chose au fond du regard. Une envie folle. Soudaine. “T’es cap ou pas ?” Tranquillement, il s’accroupit, les bras entourant ses genoux, les yeux rivés dans ceux d’Ava, impatient. “Alors ?” Le légionnaire pressa, attendant une réponse ne venant pas, avant de réaliser qu’elle ne pouvait pas lire dans son esprit, qu'il avait parlé trop vite et qu’il fallait l'a prononcer à haute voix.

“De sauter dans le lac Centurion.”

Un titre honorifique n’a jamais eu aussi peu d’importance entre ses lèvres.

« Tu es bizarre. »

Ava ne réagit pas. Venant de lui, on s’approchait plus d’un compliment que d’une insulte – pas dans le sens où il lui disait quelque chose de gentil mais dans le sens où c’était plutôt l’hôpital qui se foutait de la charité. Ava fit de nouveau un décompte muet avant que Clayton ne se remette à parler – elle se trompa de cinq secondes sur son chronomètre.

« C’est plus drôle avec les autres. »

Qu’attendait-il d’elle ? Qu’elle lève les bras en disant « Houra, tu m’as convaincue, me voilà maintenant avec un nouveau rapport aux autres grâce à toi ! » Ava sentit les frémissements de l’agacement venir lui chatouiller la langue – qu’elle mordit pour se forcer à rester silencieuse.

« Regarde, je t’ai fait sourire au moins une fois ce soir. Intérieurement. »

Si c’était seulement le cas, la fierté d’Ava l’avait effacé de sa mémoire. Elle n’avait aucun souvenir d’avoir trouvé Clayton Haynes, ne serait-ce qu’une seule fois, amusant durant toute son existence. Agaçant, pour sûr. Véritablement agaçant, totalement. Vraiment totalement agaçant, à 100 %. Mais drôle ? Amusant ? Nope, jamais de la vie.

« T’es cap ou pas ? »

Les yeux de Clayton semblaient sonder son âme. Ava, elle, resta silencieuse. Elle était cap de quoi ? Se faire des amis pour satisfaire les pulsions sociales de Clayton ? Plutôt avaler une couleuvre. Plutôt les secondes s’étiraient, plus Ava sentait sa patience s’étioler. Pourquoi la regardait-il comme ça ? Pourquoi semblait-il lui envoyer des ondes télépathiques qu’elle ne captait définitivement pas ? Pourquoi existait-il, par tous les dieux ?

« De sauter dans le lac Centurion. »

Mais quel abruti, fut la seule pensée qui traversa l’esprit d’Ava. Elle ne savait pas si elle était plus offusquée par son ton mielleux qui dénigrait sa position de Centurion – était-ce là donc son opinion d’elle ? – ou bien par son défi à la con qui sortait de nulle part. Voilà, voilà exactement pourquoi Ava se ne faisait pas d’amis. Cette situation était ridicule. Tout était ridicule. Ava se redressa, le visage de marbre. Aucune émotion ne fissura son masque de glace lorsqu’elle planta son regard sur Clayton, accroupi par terre. Aucune émotion ne fissura son masque alors que lui souriait comme un idiot. Aucune émotion ne fissura son masque lorsqu’elle glissa ses mains dans ses poches et poussa Clayton dans l’eau avec un coup de pied. Aucune émotion ne fissura son visage alors qu’elle quittait le ponton sans un regard en arrière. Il savait nager ? Eh bien qu’il nage. Ava laissa la nuit l’avaler.