Ava courait, à bout de souffle. Ses jambes refusaient de continuer et bougeaient au ralenti. Pourtant, les cris étouffés au loin, la lumière des torches qui dessinaient l’horizon, tout ça se rapprochait inexorablement d’Ava. Paniquée – non, terrifiée –, Ava tentait d’avancer mais bientôt ses jambes s’enfoncèrent dans la boue. Son corps entier se faisait aspirer par le sol mouvant. Ava ne pouvait qu’espérer qu’elle finirait engloutie avant que la foule ne parvienne jusqu’à elle. Pourtant, même le sol semblait peu enclin à la dévorer rapidement, comme s’il dégustait sa peur avec lenteur. Déjà au loin, Ava pouvait entendre les brouhahas devenir plus distinct.

« MENTEUSE ! SORCIÈRE ! »

Ava avait envie de hurler mais les larmes coulaient silencieuses sur ses joues. Le sol continuait de l’avaler. La foule continuait de se rapprocher. Et alors que les flammes de torches se faisaient plus vives, Ava eut l’impression que sa peau fondait à la lueur de ses propres mensonges.

***

Ava se réveilla en sursaut, les joues baignées de larmes, les doigts serrés autour de l’un de ses poignards. Le cœur battant, le corps trempé de sueur, il fallut à Ava quelques secondes supplémentaires pour s’ancrer dans cette réalité et s’éloigner de son rêve dont il ne lui restait plus qu’une nausée et un goût de terre sur la langue.

Lentement, Ava se glissa en dehors de son lit. Elle enfila un sweat, des chaussures, et fit corps avec la fraîcheur de la matinée encore baignée par l’obscurité. Elle tenta quelques foulées mais fut prise d’un point de côté assez rapidement. Non, il était définitivement trop tôt pour commencer le sport. Surtout qu’elle n’avait encore rien mangé. Elle se contenta alors de tourner en rond, loin des baraquements, jusqu’au moment où les premiers rayons de soleil chatouillèrent l’horizon. Là, elle se dirigea de nouveau vers les casernes dans l’espoir d’y trouver Trevor.

Elle ne mit pas longtemps à le trouver puisqu’il était assis, sur un canapé, en train de feuilleter les plannings du camp, concentré. Ava n’osa pas le déranger et resta immobile dans un angle, incapable de faire le premier pas. Elle voyait toujours Trevor comme son Centurion et pas du tout comme son collègue, même si ça faisait une semaine qu’elle était elle-même devenue Centurion.

Finalement, Trevor dû sentir le regard d’Ava sur lui et leva la tête. Un sourire barra son amical visage et Ava n’osa même pas lui rendre. Elle n’était pas à sa place et il était temps qu’elle en parle à Trevor. S’il y avait bien une personne qui méritait son honnêteté ici, il s’agissait de lui.

« Ah, salut Trevor. Bien dormi ? »

Ava avait soudainement trop chaud avec son sweat et la gêne qui la noyaient dans son propre corps. Elle n’osa néanmoins pas retirer son vêtement, préférant se dissimuler derrière.

« Bonjour Ava ! Parfaitement, merci, et toi ? »

La bonne humeur de Trevor arracha un demi-sourire à Ava. Avait-elle réellement envie de ruiner son début de journée avec ce qui lui pesait sur le cœur ? Une voix lui murmurait que ça pouvait attendre, après tout. Trevor ne méritait pas qu’on l’assaille de choses négatives, surtout aussi tôt. Elle pouvait tout à fait lui parler demain. Ou la semaine prochaine. Ou dans dix ans.

La raison reprit légèrement le dessus et Ava gesticula vaguement ses épaules et ses bras, l’air de dire « Oui tranquille ». Enfin, c’est l’énergie qu’elle essayait de renvoyer mais ses mouvements flous dans un pull large donnaient plutôt l’impression qu’elle se noyait dans son propre corps, ce qui était plus proche de la réalité qu’elle voulait l’assumer. Trevor ouvrit la bouche, comme pour parler, mais Ava lui coupa la parole en désigna le canapé sur lequel il était assis.

« Je peux… ? »

Il eut une seconde de flottement avant que Trevor n’accepte. Hésitait-il parce qu’il sentait qu’Ava allait lui pourrir sa journée ? Ou bien était-ce tout simplement le temps qu’il comprenne ce qu’elle voulait dire ? La logique penchait pour la seconde option mais l’anxiété grandissante dans le ventre d’Ava hurlait la première. Une fois assise aux côtés de son Centurion, une nouvelle vague de silence gênante les enveloppa avant qu’Ava ne se racle la gorge :

« On devrait refaire des élections. »

La phrase était sortie de sa bouche dans un murmure mais l’intonation était aussi claquante que si elle avait crié. Un poids s’envola de l’estomac d’Ava mais l’enclume restait toujours présente, aussi lourde qu’Ava pouvait le porter. Évitant le regard de Trevor, Ava enchaîna avec rapidité :

« Ça devrait être Yvie le Centurion. J’ai triché. J’ai pas été élue à la loyale. C’est lui qui m’a fait élire. Je devrais pas être là. Il devrait être là. »

Le syndrome de l’imposteur était heureux d’avoir mis ça au clair. Si Ava n’écoutait que lui, elle se serait déjà levée et serait partie le cœur léger à l’idée de retrouver sa place de simple légionnaire. Malgré tout, une autre voix faisait tambouriner son cœur avec force et frayeur : la voix qui lui murmurait que sa place était là et qu’elle ne voulait pas vraiment quitter le poste de Centurion, qu’elle avait encore plein de choses à apprendre, et que ce n’était pas vraiment sa faute si Yvie était stupide au point de lui offrir ce poste pour tenter de la séduire.

Non, ce n’était pas sa faute si les hommes étaient bêtes.
Peut-être qu’elle pouvait encore annuler sa phrase ?

Le silence était assourdissant. Ava n’entendait que les battements de son propre cœur, lui qui s’acharnait dans ses tempes et dans sa poitrine. Pouvait-on mourir d’angoisse ? Ava avait l’impression que oui. Il n’y avait rien de plus douloureux que cette attente interminable qui s’était glissée entre elle et Trevor vers qui elle n’osait même pas lever le regard. Ils n’avaient été « collègues » que quelques jours seulement et pourtant l’image qu’il pouvait avoir d’elle comptait beaucoup. Ah, quelle déception elle devait être pour le jeune homme ! Ava allait peut-être devoir quitter le Camp Jupiter pour de bon.

« Es-tu sûre que c’est ce que tu veux vraiment ? Tu ne lui as jamais demandé de te faire élire, ce n’était pas ton objectif final. Certes tu ne t’es pas opposée à ce qu’il te vende auprès de tout le monde, mais personne n’aurait pu imaginer qu’il ait la folie de le faire. Tu n’as pas triché à mes yeux. »

Les mots glissèrent sur le cœur d’Ava comme une seconde chance. Doucement, avec pudeur, elle leva les yeux vers Trevor et découvrit avec quelle intensité il la fixait. La chappe de plomb qui s’était déposée sur ses épaules s’éleva légèrement, juste assez pour qu’Ava puisse redresser les épaules.

« Du coup, es-tu sûre que c’est ce que tu veux vraiment, au fond de toi ? »

Ava n’hésita pas longtemps. Yvie avait peut-être de l’influence sur la cohorte, mais pas à ce point, non ? Il y avait peut-être des gens qui avaient voté pour elle parce qu’ils croyaient en elle. Tu ne lui as jamais demandé de te faire élire.

« Non. »

Cette phrase avait été prononcée dans un souffle, comme un secret qu’elle osait prononcer pour la première fois. Non, elle ne voulait pas manquer cette opportunité qui lui avait été offerte. Non, elle ne voulait pas redonner une chance à Yvie. Non, elle ne voulait pas quitter Trevor alors qu’elle venait à peine de le rencontrer. Non, elle ne voulait pas recommencer des élections.

Ava baissa de nouveau les yeux et fixa ses mains. Pouvait-elle réellement être à la hauteur des autres Centurions ? Lena, Kieran, Raemilia, Trevor. Tous étaient charismatiques, aimés par les légionnaires. Tous avaient été élus parce qu’ils le méritaient et parce qu’ils étaient faits pour être à la tête de la cinquième Cohorte. Mais elle ? Peut-être avait-elle des objectifs trop hauts.

« Mais je ne pense pas être celle qu’il faut pour cette cohorte. »

Cet aveu sonnait comme un échec dans le cœur d’Ava. Elle avait beau avoir une ambition qui grouillait quelque part en elle, elle ne pouvait faire taire la voix de la raison qui prenait toute la place. Elle n’était pas faite pour être Centurion et sa place était parmi les Légionnaires.

Si Ava avait levé les yeux de ses mains, peut-être aurait-elle vu le rire coincé sur le visage de Trevor. Peut-être que cela l’aurait indigné, ou peut-être rassuré. Quelle aurait été la bonne réaction face un éclat de rire quand on ouvre son cœur à quelqu’un ? Mais non, Ava continuait de fixer ses mains, inconsciente de tout ce qui se dessinait sur le visage de son Centurion. Elle ne leva les yeux que lorsque la voix de Trevor parvint à percer la bulle de silence dans laquelle elle s’était glissée.

« Excuse-moi, c’est juste que je me disais exactement pareil à ta place, et regarde où on en est aujourd’hui. »

Ava regarda Trevor, le regarda vraiment. Comment quelqu’un comme lui avait-il pu ne pas se sentir à sa place ? Le rôle de Centurion lui allait comme une seconde peau. Son charisme, son charme, son aura de leader. Tout en lui semblait modelé pour ce rôle alors qu’elle, imposteur jusqu’à la moelle, n’avait pour elle que son pouvoir pour se faire apprécier.

« Tu as du caractère, Ava. C’est tout ce dont la cinquième cohorte a besoin. »

La nonchalance avec laquelle Trevor venait de lui annoncer ça accéléra les battements du cœur d’Ava, gonfla un peu son orgueil et rassura son inquiétude. Oui, ça, elle avait. Ava avait du caractère. Qu’il soit bon ou mauvais, Ava en avait, c’était certain. Sa mère, pour ce que ça vaut, lui disait tout le temps. Sa tante lui répétait la même chose – avec beaucoup moins d’accusation que sa génitrice.

Le corps d’Ava se détendit. Elle s’autorisa à se vautrer dans le canapé et fixa un point invisible au loin. Si Trevor la soutenait dans ce projet et qu’il ne voulait pas relancer d’élections, alors Ava serait obligée de suivre son avis. Après tout, il était son supérieur, non ? Son mentor, tout du moins. Elle ne pouvait pas aller à l’encontre de son opinion. Ava se détendit. Un petit peu. Pour le moment.

« D’accord. »

Ce simple mot, loin de témoigner que son syndrome de l’imposteur s’était envolé, signait la fin de cette conversation compliquée. La chappe de plomb s’était retirée des épaules de la jeune fille qui se sentait plus en paix avec elle-même. Il y aurait toujours des gens pour dire qu’elle n’était pas légitime mais il lui suffisait juste de prouver qu’elle l’était.

Ava quitta des yeux le néant pour reposer son regard sur Trevor. C’était comme si elle le découvrait sous un nouveau jour. Une chaleur rassurante dévora avec délice l’estomac d’Ava. Pour la première fois, l’ancienne Légionnaire avait l’impression qu’elle pouvait compter sur quelqu’un dans la Légion. Elle pouvait réellement compter sur lui. Elle n’était pas seule. Ils étaient deux. Et il avait choisi son côté en l’acceptant comme Centurion.

« Du coup… quelle est la suite du programme, professeur ? »

Ava regretta presque aussitôt son « professeur ». Peut-être qu’elle aurait dû rester plus correcte et l’appeler par son nom. Ou par sa fonction première qui est d’être Centurion. L’humour n’était pas à la portée de tous et, hélas, Ava manquait cruellement d’entraînement dans cette discipline. Trevor, quant à lui, eu la bonté de ne pas relever la remarque d’Ava et enchaîna sur sa réponse avec aisance.

« Tu peux m’aider pour de la paperasse s’tu veux, j’avais bientôt fini de toute façon. Je vérifiais qu’il n’y ait aucun problème avec les plannings de cette semaine... »

Tout en parlant, Trevor changea de position. Il passa de petit jeune homme recroquevillé dans une ambiance cocooning à grand Centurion sérieux. Ava se sentit de nouveau toute petite. Que ce soit par sa présence soudainement ridicule à côté de Trevor ou par les tâches énoncées par ce dernier. Est-ce qu’elle était obligée de sauter directement dans l’administratif ? Ne pouvait-elle pas juste faire s’entraîner les autres en restant elle-même sur la touche ? Elle avait vu Kieran faire ça des dizaines de fois !

« … ou sinon tu attends une petite minute puis on va aller donner leurs plannings aux légionnaires. Et après on verra, tu peux décider aussi, tu sais ? »

Ava cligna des yeux à plusieurs reprises avant que l’information ne lui monte réellement au cerveau. Trevor était-il réellement en train de lui demander de prendre une décision ? Ava n’avait pas suivi les cours sur Comment devenir un bon Centurion ? et n’était pas certaine de pouvoir décider de quoique ce soit. Pour peu, la seule chose qu’elle avait envie de faire était d’annuler la journée d’entraînement pour retourner au lit mais elle n’était pas certaine de pouvoir réellement faire ça.

Trevor avait fait un pas vers elle et Ava songea que c’était à son tour d’en faire un dans sa direction. Elle n’allait pas fuir ses responsabilités toute sa vie, surtout maintenant qu’elle avait annoncé à voix haute qu’elle ne voulait pas rendre sa place. Elle se racla alors la gorge et tenta une autre proposition :

« Je… je préfère d’abord regarder comment tu fais et apprendre. »

Ava s’approcha de Trevor et jeta un coup d’œil aux feuilles qu’il y avait sous les yeux. Bonne nouvelle, elle connaissait la plupart des noms ! Mauvaise nouvelle, elle ne connaissait que la plupart des noms. Personne n’avait penser à faire de trombinoscope dans cette cohorte ?

« Comment tu t’y prends pour vérifier les plannings ? »

Il valait mieux commencer par ce qu’elle redoutait le plus – la paperasse – afin d’éviter d’accumuler trop de retard, non ? C’est avec des petits pas qu’on commence à apprendre.